06/02/2012
Marie Étienne, Lettres d'Idumée
Le mal des choses
Cette année-là l'hiver
en elle le désir de sommeil
obscure et sourde en elle l'attente
Je fus prise jusqu'aux vastes rives
par les questions
Le mal des choses ne s'invente pas
ni le deuil qui efface ni
l'ombre
Du côté lent de la prairie
midi me brûle
je franchis l'eau
avec des floraisons de rage
pour les promesses comme limite
l'air léger sans rideaux
Elle écrivait viens voir
comme je vis blessée
La chambre est petite, sèche
Je suis restée debout toute la nuit et toute la journée
et j'ai laissé entrer le vent
Tout autour il y a des bouleaux gros et blancs, un saule
qui retombe sur l'eau
Elle ne comprenait rien car elle avait appris trop vite
elle ne comprenait pas les mots seulement les
chansons craignant le sang comme appliqué par
une main
Elle reposait, sa tête renversée se débattait sur l'oreiller,
point si grande, le sourcil oblique
[...]
Marie Étienne, Lettres d'Idumée, Poésie 82 Seghers, 1982, p. 49-51.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : marie Étienne, lettres d'idumée, le mal des choses | Facebook |
05/02/2012
Franck Venaille, C'est nous les modernes — Bernard Vargaftig
En hommage à Bernard Vargaftig, 1934-2012
Il existe une profonde obsession du langage chez Bernard Vargaftig. On peut estimer qu'elle est double et vise, d'abord, les termes qu'il n'utilisera jamais, ensuite ceux qui, de livre en livre, forment l'ossature même de son écriture. Dans Trembler comme le souffle tremble, le texte est si dense que l'on peut imaginer que les mots laissés à la porte sont légion et attendent plus ou moins calmement que l'on fasse appel à eux. On découvre également que craie — enfance — tremblement — rue reviennent régulièrement dans l'énoncé, l'accompagnant de leur rythme et de leur cadence récurrente. D'ailleurs, ce que nous dit ici Vargaftig, n'est pas nouveau. C'est une voix que l'on retrouve de livre en livre. Voix sortie de l'enfance douloureuse et inquiète. Chant d'amour. Travail acharné sur le langage afin de le rendre toujours plus poétique, c'est-à-dire respectant des lois et des règles strictes et immuables. Cette fois-ci nous sommes, me semble-t-il, à l'épicentre de l'énigme qui accompagne tout travail créatif. Quelque chose a été oublié mais quoi ? Quelles sont les causes profondes de ce tremblement de l'écriture qui est tout le contraire d'une maladresse, mais le signe que la vie, de l'intérieur, anime le langage et le fait vibrer. Mais aucune réponse n'est apportée à notre questionnement. À nous de lire et de le faire bien. La thématique est donc connue. Alors d'où vient cet étrange bonheur de retrouver ce que l'on pressentait ? C'est que, d'une manière assez obsessionnelle, Vargaftig continue à bouleverser le sens et le rythme de l'énoncé poétique. On est pris par ce chant qui sourd de la page, ce chant qui ramène à autrefois, avant que l'enfant découvre la peur (non pas métaphysique mais bien réelle) née de la présence des occupants nazis. Depuis des années, Vargaftig compose ses poèmes comme un artiste plasticien (Boltanski ?) peut fabriquer des objets avec de la terre. Il prend. Il soupèse. Il ajoute ou rejette jusqu'à ce que la nudité du vers apparaisse et éblouisse le lecteur. Car chez Vargaftig, il y a d'abord le vers, lumineux, sous toutes ses formes, et qui s'affirme comme tel. Ce n'est pas un poète honteux d'entendre sa poésie chanter. Il suffit de l'écouter lire pour comprendre que ce n'est pas de lui que naîtront les travaux de sape entrepris contre la « forme » poésie. L'écoutant, j'entends un lyrique s'exprimer, tenir compte des blancs, des silences, des retraits qui sont nombreux dans l'écriture et lui donnent ce ton inimitable. Cet homme, que je connais depuis 1962 mais que je n'avais jamais revu est fidèle à une musique des mots venant disait-on de la poésie française du 16e siècle et de l'Europe centrale. Il existe chez Vargaftig, une manière d'imposer sa voix, sa voix brisée, secrète amie que l'on n'oublie jamais, sa voix d'écorché. Quand nous nous sommes retrouvés, quarante ans plus tard, nous avons parlé, longuement, avec le maximum de précision, et cela sur un banc, face à un fleuve. Tout pouvait s'arrêter. Mais tout a repris. Je viens de relire Trembler comme le souffle tremble. Le livre dit également la présence de la peur, du danger, de la détresse. Ce sont là des données difficiles à affronter. La force du poète Vargaftig est là : il peut faire face avec ses armes qui portent un nom : le poème.
Franck Venaille, C'est nous les modernes, Poésie Flammarion, 2010, p. 185-186.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : franck venaille, c'est nous les modernes, bernard vargaftig | Facebook |
04/02/2012
Ariane Dreyfus, poèmes dans la revue Contre-Allées
« Tu voudras bien lui donner ? »
Dans le bol transparent une poignée de cerises
Plutôt sombres que rouges, les dernières
Elles ne sont pas prises
Sauf si penser à, aimer sans réponse c'est comme manger
Le bol est plein d'elles qui sont prêtes
Qui disent :
« Il faut savoir que c'est fini »
Gouttes coagulées exactement comme
Ce qui peut souffrir et le refuse
« Je les ai toutes cassées sauf deux »
Pauvre corps qui ne va pas pouvoir rester
Être tout près de lui encore en vrai
Comme boire ce qui serait du temps
Très immobile
Pour que rien ne tombe
Il écrase la tasse de son genou, pousse même la chaise
Ils ne veulent pas faire quelque chose
Ouvrir grand la bouche et l'appui tout à tour
Ariane Dreyfus, dans "Contre-Allées" n° 29.30, Automne-Hiver
2011, p. 11 et 14.
©Photo Tristan Hordé
Contre-Allées, revue de poésie contemporaine, http://contreallees.blogspot.com/
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Saba Umberto | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ariane dreyfus, cerises, temps | Facebook |
03/02/2012
Daniil Harms, Œuvres en proses et en vers
Mais combien de mouvements divers
Courent impétueusement à sa rencontre
Un autre aide se hâte vers lui
Un autre char se meut encore
La fenêtre s'ouvre
Paisiblement s'approche
un éléphant. Le voilà le cher
spectral. Le voilà
le cher spectral.
Le voilà le cher
spectral. Le voilà
le cher spectral. Le voilà le jour
plein de souffrance. Rien à manger,
rien à manger, rien à manger.
J'ai faim. Oï oï oï !
J'ai faim. J'ai faim.
Voilà mon mot.
Je veux nourrir ma
femme. Je veux nourrir
ma femme. Nous avons très
faim.
Ah qu'il y a de choses
merveilleuses ! Ah qu'il y a
de choses merveilleuses !
Le vin et la viande. Le vin et la viande.
Le vin est plus agréable que le gruau.
Putain, putain, putain !
Le vin est plus agréable que le gruau.
Prenons prenigue prinigonfli !
La viande est meilleure que la pâte !
La viande est meilleure que la pâte !
Je ne mange que viande et légumes.
Je ne bois que bière et vodka.
Gongli gonfla !
Je n'aime pas les femmes russes.
La femme russe surtout si elle a maigri,
surtout si elle a maigri,
Gonfili gonfilette !
Surtout si elle a maigri,
Ça vaut pas tripette !
Pouah ! Pouah ! Pouah !
C'est une horreur !
J'aime les juives bien en chair !
Ça c'est adorable !
Ça c'est adorable !
Ça c'est,
Ça c'est,
Ça c'est adorable !
Je me conduis avec insolence.
Je me conduis avec extrême insolence.
(Saute à travers le tonneau).
Je me conduis avec insolence.
Gonfli gonfla !
J'aime manger de la viande,
Boire bière et vodka,
Manger viande et légumes
Boire bière et vodka.
Gonfilette gonfila !
Je veux manger de la viande !
Boire bière et vodka !
C'est comme ça !
(Saute à travers le tonneau !)
Harmonius
3 janvier 1938
Daniil Harms, Œuvres en prose et en vers, traduit du russe
et annoté par Yvan Mignot, Verdier, 2005, p. 706-708.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
02/02/2012
Leonor Fini, Rogomelec
Je savais qu'il ne fallait pas se laisser tenter. Qu'il faudrait savoir rester chez soi, éviter les voyages dans cette époque barbare, les affreuses bousculades, l'humiliation de ce que l'on appelle les "villégiatures".
« Le vain travail de voir divers pays », Maurice Scève l'avait écrit ; je me le répétais.
Mais on m'avait parlé de ce lieu solitaire, de ce climat assoupissant. Imaginant un bien-être particulier, je suis donc parti rejoindre le navire.
C'était le Port Saïd.
D'autres navires hurlaient déjà très fort. Pour le Port Saïd, il y avait encore du temps ; au moins une heure. Passaient des chariots avec des ballots d'odorantes épices — safran peut-être, cannelle — une bonne odeur et de la poussière jaune or tout autour. Cette poussière voilait parfois ces groupes d'humains vociférants, tous habillés de mêmes couleurs, me semblait-il.
Il n'y avait qu'un homme différent et peu recommandable. Mais à l'observer plus attentivement, je lui trouvai davantage l'aspect d'un assassiné que celui d'un assassin. Il se frayait un chemin pour rejoindre une jeune femme blonde qui parut surprise en l'apercevant et certainement ne le connaissait pas. Lui se baissa un peu et murmura quelque chose à l'oreille de la femme qui, contre le soleil, apparaissait d'une transparence fragile. Puis elle baissa le regard vers cette main ouverte, tendue à la hauteur de sa taille ; elle poussa un petit cri, mais le passage d'un chariot chargé de ballots qui sentaient le safran et la cannelle la fit disparaître à mes yeux.
Je ne la voyais plus.
La foule s'épaississait.
Je m'apercevais que je suivais cet homme.
Leonor Fini, Rogomelec, éditions Stock, 1979, p. 9-11.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : leonor fini, rogomelec, partir | Facebook |
01/02/2012
Lecture de : Jean Ristat, Le théâtre du ciel, une lecture de Rimbaud.
Le théâtre du ciel est un livre singulier : il est construit en partant des deux premiers vers du sonnet des voyelles de Rimbaud, cités en exergue (A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, / Je dirai quelque jour vos naissances latentes), et en alternant pour chaque voyelle des transformations autour de sa forme (Entrées), puis des variations qui incluent la couleur (Scènes, parties divisées en tableaux). Mais un intermède rompt cet ordonnancement, consacré à une récriture en vers du Voyage au centre de la terre de Jules Verne. Dans cet ensemble s’entrelacent des motifs que reconnaîtront les lecteurs de Ristat.
L’intermède, désignant une représentation entre les actes d’une pièce de théâtre, met ici en scène Otto Lidenbrock et son neveu le jeune Axel, tous deux venus du livre de Jules Verne, et un récitant. Les personnages, dans leur étrange parcours, traversent « le miroir / De l’espace et du temps par quoi toute chose se / Multiplie à l’infini en se répétant » ; c’est donner à cet endroit (il en est d’autres) du poème une image du livre entier : il s’est écrit en partie par l’intégration de divers matériaux non pas repris tels quels mais bougés. Le livre est ainsi comme « la machinerie du ciel » où les nuages se font, se défont et se recomposent sans cesse en figures nouvelles. C’est bien là un théâtre : « Dans les fossés du ciel [...] toutes les couleurs / s’échangent ».
Ce ciel sans cesse changeant (« Le ciel en bâillant laisse passer la lune entre / Ses babines blêmes ») est présent dans tout le livre, fil à suivre comme le sont les divers fragments issus de la mémoire — du « loup bleu de la mémoire ». Ainsi le souvenir de la grand-mère et de l’adolescent « lisant dans la cabane / Au fond du jardin ». Aux bribes du passé se mêlent, extraits aussi des « Forêts de la mémoire », des lambeaux des œuvres lues, modifiés (« Il n’aurait fallu qu’un moment de plus » (Aragon, Le Roman inachevé) devient « Il n’aurait fallu qu’un mot peut-être »), des motifs de la grande tradition lyrique, du XVIe siècle (« Un jour viendra où mes vers seront ta couronne ») au romantisme, ici représenté par Chateaubriand (« Levez-vous, orages désirés » changé en « levez-vous vents désirés »). S’ajoutent certaines figures de la mythologie, si vivantes chez Ristat (1) ; interviennent le plus souvent les personnages nés « au milieu de l’archipel de mythologique mémoire » : Icare, Dionysos, Adonis, Médée, etc., à côté de « la mère isis au sexe de mygale » et de saint Sébastien.
Dans le complexe, et presque toujours très allusif, entrelacement des références, dominent les éléments pris à Rimbaud ; vie (« À marseille sur ton lit d’hôpital », mots (« bave », qui rappelle « Mon triste cœur bave à la poupe »), transformations (« l’enfer n’a pas de saison ») et évocation rapide de l’énigmatique Hortense. Le personnage de Verlaine-Lélian est aussi convoqué, et de là le motif de l’homosexualité installé dès les premières pages :
Le poète porte un chapeau gris perle et boit
Goulûment du rhum dans la cale avec un jeune
Malfrat qui le consolera de vivre encore
C’est bien à partir de Rimbaud, lu et relu, qu’est organisé ce théâtre, labyrinthe et, aussi, ensemble de scènes emboîtées les unes dans les autres. Les Entrées forment une broderie évoquant les images des anciens abécédaires : l’A girafe, l’ « E trident de Neptune », « L’U fer à cheval », l’ « O ogre / Bouche ouverte », etc. La lettre, donc, dessine une figure et, parallèlement, les sons font le sens comme, par exemple, dans « O la camarde ma camarade » ou dans ces quatre vers anagrammatiques :
Ici le rital en ristat s’attriste à
La moquerie et ferraille comme un rasta
Tatoué tâte enfin rassis après la rixe
Un alexandrin circonflexe aux pieds tors
Pieds, ou plutôt syllabes torses, des alexandrins : ici et là on compte 11 ou 13 syllabes.
Chacune des Entrées tisse un récit qui se poursuit dans les Scènes : il se déroule alors en intégrant les couleurs des voyelles. Ainsi, le rouge du I est appelé dans la suite des scènes par : s’empourprent, couleur de sang, lèvres fardées, pieds rouges, boues rouges, pourpres tentures, rubis, incendie, peau cramoisie, bonnet rouge, Titien, feu. J'arrête là cette description d’un théâtre où la scène laisse découvrir les coulisses — elles sont alors une nouvelle scène —, où l’on traverse le miroir pour réapprendre, comme l’écrivait Rimbaud cité par Ristat, « la vie d’aventures qui existent dans les livres d’enfants ».
Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud, Gallimard, 2009 ; 24, 90 €.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean ristat, rimbaud, le thâtre du ciel | Facebook |
31/01/2012
Étienne Faure, Chapeau, Franz
Chapeau, Franz
Contre le mur plus triste qu'un cafard
assigné au thorax,
Kafka vivrait-il encore,
sorti du portrait tiré à quatre épingles,
on l'imagine après ruptures
en ses habits de fiançailles
ridé comme un pruneau, sourire
et rire, l'œil noir de nuit, incassable,
au grand jamais voilé de pruine,
plus noir que la pénombre amendée du noyau
un peu trop entourée
pour tenir
lieu de solitude.
les prunelles de Kafka
Kafka, que faisiez-vous aux temps froids,
sur le papier de neige à scruter,
des années à jeun, la mort de face,
la réception glacée de ses yeux, tenancière
aux mille griffes, ou bien serveuse
arguant de ses feux pour séduire
in limine litis, avant le catch,
tenant l'amour, cette traverse,
pour félicité provisoire
inspirée, contractée, résiliée sans cesse
comme on respire, prend l'air à la fenêtre
avant d'attraper l'onglée, quadragénaire à peine,
— et finir là toussant, crachant, tambourinaire
mû lentement en caisse de résonance
pour prendre enfin congé au prétexte
de tuberculose.
le cas de Franz
Étienne Faure, dans Contre-Allées, 29.30, Automne-Hiver 2011, p. 26 et 24.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Faure Étienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
30/01/2012
Bernard Vargaftig, Distance nue ; Dans les soulèvements
24 janvier 1934 - 27 janvier 2012
Je t'aime
Les grèves se détachent
Et les brindilles
Où même déchiré
Ton nom est en moi
La dispersion
Un mot sur les jardins
déjà cela
Qu'un rossignol emmène
Que commencement
A murmuré
N'oubliant aucune ombre
Immense comme
L'aveu dans chaque pierre
Me voit vaciller
Bernard Vargaftig, Distance nue, André Dimanche,
1996, np.
Qu'il y a de vent et d'oiseaux
La violence de ton nom va m'emporter
Et je reconnaissais combien tout à coup
C'était l'aube sous la langage
Quel tremblement quand la désolation craque
Les rapidités se rapprochent
L'éclaircie l'énigme que frôle
Un pas d'oubli l'espace dans l'attirance
Ce qui n'est jamais effacé
Chancelant où la stupeur s'arrête immense
Et ne recouvre rien comme en moi je me
Fuyais face au consentement
Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements, André Dimanche, 1996, p. 40.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bernard vargaftig, dans les soulèvements, distance nue | Facebook |
29/01/2012
Guillevic, Art poétique
Écrire le poème
C'est d'ici se donner un ailleurs
Plus qu'ici auparavant.
Un travail : créer
De la tension
Entre les mots.
Faire que chacun
En appelle un
Ou plusieurs autres.
Ils ne tiennent
Pas tellement à venir
De leur plein gré.
Quand ils arrivent
Ils sont arrimés
Irrévocablement
Par un silence
Qui ne sera
Jamais rompu.
Le poème
Nous met au monde.
Forcé d'écrire ?
Je n'en ai pas envie.
J'aimerais
Rester là, immobile.
À regarder le ciel,
Il n'y a pas plus bleu.
Et de temps en temps
L'horizon et ses approches.
Je voudrais
Me passer des mots.
Guillevic, Art poétique, précédé de Paroi et suivi de Le Chant, Préface de Serge Gaubert, Poésie / Gallimard, 2001, p. 260, 280, 291, 294.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ÉCRITS SUR L'ART | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : guillevic, art poétique, écrire, les mots | Facebook |
28/01/2012
Louis Scutenaire, Mes inscriptions
Les romans sont trop longs.
Le marquis de Sade sortit à cinq heures.
Orgueil, seule vertu.
Éphésien : On a tout dit.
Louis : Possible. Mais on n'a pas tout entendu.
C'est un livre admirable, comme il y en a tant.
La virtuosité me fait mal au cœur.
Si on ne me lit plus dans mille ans, on aura tort.
Un poète est un bonhomme qui fait des poèmes.
Mémoire que je perds, vide que je retrouve.
Tout accord repose sur des malentendus.
L'aigle donne moins de profit que le mouton.
J'ai une vison ; la voici : je vois exactement les choses que vous-mêmes voyez.
Louis Scutenaire, Mes inscriptions, préface d'André Thirion, lecture d'Alain Delaunois, éditions Labor, 1990, p. 22, 22, 27, 28, 33, 44, 48, 54, 83, 86, 92, 101.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : louis scutenaire, mes inscriptions | Facebook |
27/01/2012
Vittorio Sereni, Étoile variable
Rimbaud
écrit sur un mur
Vienne un instant la morsure de son nom
la goutte qui exsude de son nom
écrit en lettres claires sur un mur brûlant.
Puis il me haïrait
l'homme au semelles de vent
pour y avoir cru.
Mais l'ombre renard ou rat qu'importe
habituée des mastabas
qui sans lien file dans notre regard
nous ignorant dans le jour qui décline...
Toi aussi tu l'as pensé.
Disparu. Faufilé dans sa maison
de cailloux de sable qui s'éboule
quand le désert recommence à vivre
il nous lance à nouveau ce nom en un long frisson.
Louxor, 1979
Rimbaud
scritto su un muro
Venga per un momento la fitta del suo nome
la goccia stillante dal suo nome
stilato in littere chiare su quel muro rovente.
Poi mi odierebbe
l'uomo dalle suole di vento
per averci creduto.
Ma l'ombra volpe o topo che sia
frequentatrice di mastabe
sfrecciante via del nostro sguardo
irrelata ignorandoci nella luce calante...
Anche tu l'hai pensato.
Sparito. Sgusciato nella sua casa
di sassi di sabbia franante
quando il deserto ricomincia a vivere
ci rilancia quel nome in un lungo brivido.
Luxor, 1979
Vittorio Sereni, Étoile variable [Stella variabile], éditon bilingue, traduit de l'italien par Philippe Renard et Bernard Simeone, préface de Franco Fortini, 1987, p. 163 et 162.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : vittorrio sereni, Étoile variable, rimbaud | Facebook |
26/01/2012
André Salmon, Créances, 1905-1910
Modigliani, Picasso et André Salmon en 1916
Arthur Rimbaud
MORTEL, ANGE et DÉMON, poète et baladin,
Casseur de pierre aussi et soldat de fortune,
RIMBAUD ! frère de ceux qui naissent pour l'exil,
Tu passas, recélant sous la face commune
Le visage d'un dieu honni des dieux voisins
Et voulus, dîneur des festins inutiles,
Mordre sans les cueillir tous les fruits du jardin.
Sur tes cahiers d'enfant écrasés de ratures,
Partout enluminés d'énormes caricatures,
Dans l'étude moisie et sous le gaz blafard
Tu griffonnais, petit prodige narguant son art,
Des pamphlets prophétiques que tu signais : ARTHUR.
N'étais-tu que l'enfant maudit de Charleville ?
Des mères t'ont crié dans les rues : « Antéchrist ! »
Sans savoir quelle aurore illuminait tes yeux.
Et sans faire baiser tes cheveux à leurs fils.
Tu fus le frère lointain des princes douloureux
Qui quelque soir, au fond d'une sombre Bavière,
Quand les étudiants chantent autour des pots de bière,
Laissent les eaux gardiennes se refermer sur eux,
Pour avoir compris l'âme des cygnes et des lys.
Un matin ce fut beau. Au pied d'un sapin rouge
Déroulant jusqu'à toi ses bras de palmes vertes,
Le voyageur qui va triste de bouge en bouge,
De palais en palais et dans les gares désertes
S'ennuie à regarder la pluie aux carreaux noirs,
L'éternel voyageur cherchant le but de vivre
Et ne le trouvant pas et repartant put voir
— Et trembla de le voir et de t'avoir surpris —
Au pied d'un sapin rouge un poète accroupi,
Qui riait aux éclats et qui brûlait son livre !...
Un empereur casqué de plumes et vêtu d'or
T'estimait. Ses sujets disaient : « Rimbaud le Juste ».
Tu vendais du café, du poivre et de l'ivoire
Et des fusils au nègre qui jouait les Augustes,
Et si quelqu'un venu de la mourante Europe
Te demandait : « Vous avez fait des vers, dans le temps ? »
Tu fronçais le sourcil et haussait les épaules
Et refaisais le compte de tes dents d'éléphant.
Puis tu revins mourir quelque jour à Marseille,
Avec ton or conquis caché dans ta ceinture
Et tu traînais la jambe sur le pavé cruel,
Meurtri du poids de l'or, meurtri par tes blessures,
RIMBAUD ! Ils t'on dit mort en bon fils de l'Église
Car tu parlais d'Amour et de Terre promise...
André Salmon, Créances, 1905-1910 (Les Clés ardentes, Fééries, Le Calumet), Gallimard, 1926, p. 120-122.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
25/01/2012
Julien Gracq, Carnets du grand chemin
Étrange siècle, que le dix-huitième. Au moment même où la poésie semble en lui faire définitivement faux bond à l'art des vers, la littérature, elle, se met dans toute la France à rimailler à propos de bottes, de la lettre de château jusqu'à la satire vengeresse, du pamphlet politique jusqu'au traité de jardinage et de sylviculture. Cette métromanie galopante qui au XVIIe siècle obligeait déjà Boileau à suer sang et eau sur ses Satires et ses Épîtres, devient au siècle suivant une vraie épidémie. L'encaisse-or de la poésie volatilisée, l'encaisse-papier circule partout en nourrissant une inflation de mauvais aloi ; là aussi le XVIIIe siècle est bien celui qui commence avec la rue Quincampoix.
Dans le prestige qui entoure à cette époque les petits vers, le "chant", la musique verbale, atteint à sa teneur la plus faible, et même s'élimine complètement comme élément de valeur, toutes les images sont des clichés (et même surexposés) ; ne reste que la difficulté artificielle imposée par le mètre et la rime : simple exercice d'assouplissement et de musculation abusivement tenu par toute une époque pour la beauté, dont il est un accessoire insignifiant. Une bonne partie de l'œuvre rimée de Voltaire, capable d'écrire une prose si déliée et si acérée, nous fait l'effet de gammes acrobatiques, où la virtuosité du doigté nous reste encore sensible, mais dont on se demande pourquoi on a jugé les notes dignes de s'inscrire sur une portée.
Julien Gracq, Carnets du grand chemin, José Corti, 1992, p. 236-237.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES, Gracq Julien | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : julien gracq, carnets du grand chemin, xviiième siècle, poésie | Facebook |
24/01/2012
Jean Ristat, Du coup d'état en littérature...
Épilogue
Amour en quel état m'as-tu réduit et dou
Ce déchéance qui plus démuni que moi
Par les artifices quel monarque parmi
Tes serviteurs plus illustres et d'honneurs comblé
Plus soumis Ô cruel mais que nul ne plaigne
Le pauvre jean sans terre et ne rie de sa
Superbe qui m'habite en souveraine dé
Cision quel rêve me fait cortège et gloire
De reposer en ce jardin où je vous prie
Que dépouiller l'on me laisse et ne s'avise
Le dieu d'avertir l'oiseau qui porte le vent
Maintenant je veux être seul en dévotion
Et mon ravisseur entretenir des affai
Res du monde comme elle va l'herbe le ciel
Aiguiser et mon sang rougir la place où il
Me couronne voyez qu'en jalousie il
En meurt le vieux jupin enfin lassé de guer
Royer seul sur son nuage ou peut-être qu'à
Me foudroyer il s'emploie attends au
Moins qu'avec la lune s'achève ma course
Laisse amour nous rendre immortels prête
Moi l'éclair qui déchire et va dormir comme au
Trefois innocent et léger sinon de voir
Comme en ce jardin l'on joue sous les fougè
Res rouillées vers quel marécage
Ouvrent leurs serrures je tairai mes nuits
Tu disais c'est loin la grèce plutôt mourir
Que survivre plutôt me perdre et sans larmes
Le rire du dieu qui sommeille alors que
Penché sur la couché j'épie ton rêve et s'il
Parle de moi jaloux de n'y être pas les
Poètes disent l'oubli oh on temps sans mé
Moire quelle est ma demeure que vais-je fai
Re du temps qu'il me reste à vivre le décor
Est le même les dieux sur la locomoti
Ve trois-mille quarante-quatre les ombres
En une lanterne prisonnières ce
Grand rêve de vouloir et de ne plus atten
dre
[...]
Jean Ristat, Du coup d'état en littérature suivi d'exemples tirés de la Bible et des Auteurs anciens, Gallimard, "Le Chemin", 1970, p. 23-24.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean ristat, du coup d'état en littérature, amour | Facebook |
23/01/2012
Franck Venaille, C'est à dire
Certains qui tombent
Plusieurs, plusieurs fois, par jour de vie oui plusieurs
je me risquais dans mes souterrains
J'avais perdu ma part d'animalité
et n'étais plus rien qu'un homme
se souvenant de sa force d'autrefois, sa force
en allée
quand le père de votre père vivait encore vivant Mais
je suis si nerveux cela me ronge de l'intérieur
ne vous attendez pas à lire la fin heureuse du poè-
Me
ainsi étais-je au-dessus de mes forces
espérant simple-
Met une fois encore entendre
hurler fort le chien si agité
devant la mer en larmes
[...]
Peintures en trompe-l'œil sur les murs de l'hôpital
Heure noire de la journée, heure creuse, heure où les chevaux refusent toute nourriture. Animaux obstinés, comme je vous envie & vous demande de demeurer pleinement ce que vous êtes, installés calmement, les sabots de devant dans la fraîcheur de l'eau (claire, ici) lagunaire.
Arrivent alors des camions sans bâche où chacun des soldats prend appui sur le dos d'un autre. Quelle histoire ! C'est pour sauter à terre plus vite (bruits de croquenots) au cas où une embuscade barbaresque bouleverserait soudain les manuels traitant de stratégie militaire. Si ! Le premier blessé — pied droit arraché, moignon devenu festin pour chirurgiens carnivores — qui longuement, criera le nom de sa mère — est déjà un héros. Lâchez pour lui les chiens de guerre. Qu'ils partent tous pour la corvée de bois. C'est la mélodie des phares qui, bientôt, s'élève. Quelque chose qui tient d'un mouvement de symphonie primitive ! Eux (c'est-à-dire Moi-infant) se taisent. Obstinément ils se taisent. Obstinément les chiens.
Je dis qu'il faut plus que de la hargne pour gagner une guerre. Avant toute chose : vaincre l'ennemi principal : soi-même ! Et puis n'a-t-on pas pris l'habitude élégante de fusiller les cadavres en premier !
LE BON DOCTEUR DÖBLIN
S'EN VA - TA - LA CANTINE
MANGER DES VONGOLÉS
AVEC SA TANTE HERMINE
Heure noire donc. Alors que la lumière de cette fin de journée, partout, (mer & canaux) est la même. Mais l'eau monte. Comme elle s'insinue, lentement, dans le salon d'attente de ce médecin du cerveau spécialisé dans la pensée rationnelle. Que lit-il ? : La Libre pensée. La Raison. Pensée & raison. Que peut-il faire de plus ? Se balancer d'un pied sur l'autre ! L'heure noire tombe l'hiver vers cinq heure, moment où la lagune vomit son fiel sombre.
L'instant où le More Othello et Desdémone échangent des serments d'amour.
(duo)
Tout m'est blessure. Je ne sais plus que faire pour vivre mieux.
Franck Venaille, C'est à dire, Mercure de France, 2012, p. 45, 77-78.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : franck venaille, c'est à dire, peintures en trompe-l'œil | Facebook |