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18/05/2016

Hervé Guibert, Mes parents

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   Je rentre plus tôt du lycée, un professeur est absent. Ma mère est toujours à la maison pour être là quand nous rentrons. Je frappe comme d’habitude des coups contre la porte et l’on ne me répond pas ; je ne m’inquiète pas longtemps, mon souci se transforme vite en malaise, en incompréhensible suspicion. On a reconnu mes coups et leur succède maintenant non l’ouverture de la porte mais le bruit confus d’un trouble, d’un déménagement qui s’astreint à ne pas le faire paraître. C’est long : il faut remettre en place des meubles ou je ne sais quoi. Je ne sais quoi : je ne sais comment interpréter ces murmures mais je sens immédiatement qu’il va me falloir les interpréter, et que cette interprétation m’amènera à une découverte capitale. Par un échange de voix ma mère me fait attendre un peu plus. Le chien-de-garde est mis ; on ne le met que la nuit, contre les voleurs. Son bruit de chaine inaccoutumé à une telle heure aggrave, me semble-t-il, la situation. Ma mère m’ouvre : mon père est là, planté bêtement dans le salon qui est aussi leur chambre, et que je dois traverser pour atteindre la mienne. Sans défaillir et sans parler, pour aller déposer mon cartable, je traverse effectivement cette chambre ; je remarque que le dessus de lit rose orangé, d’un lignage que je peux suivre du doigt lorsqu’il m’arrive de m’asseoir dessus, n’est pas défait ; mais un regard affolé de ma mère désignant quelque chose à mon père, avant même que j’aie pu le remarquer, et le lui faisant empoigner et dissimuler dans un coffret de la vitrine me dit que je devrai bientôt aller m’enquérir de la réalité de cet objet.

[…]

 

Hervé Guibert, Mes parents, Gallimard, 1986, p. 67-68.

23/09/2012

Hervé Guibert, Des Aveugles

Hervé Guibert, Des Aveugles, fantaisie

   Ils étaient parés de robes incolores, de calottes de diable à cornes molles, de masques sans relief et sans trait, de capes informes qui n'étaient que le crissement virevoltant de leurs plis, de loups non échancrés, de diadèmes de lave et de collerettes de glace, d'inutiles azurs brodés, de pyjamas de soie rouge trompette et bleu violon, d'autres de bleus mous et de verts irritants, de bruns indistincts, de brassards et de couronnes de grelots, ils ne représentaient pas des hommes mais des rayons de lune, des rivières, des arbres de foudre, des éruptions, des ténèbres phosphorescentes les encerclaient en crépitant de doigt en doigt comme des feux magiques, sans danger pour se tourner la tête ils se rincèrent les yeux à l'alcool pur, ils se mirent des valses, is burent du feu dans des œillères, ils échangèrent chaussures contre tricornes, ils ajoutèrent des cascades de rubans sur leurs perruques, leurs mains étaient gantées de feuilles et leurs mollets de feux gainés, ils coururent d'un bout à l'autre des couloirs et sautèrent les obstacles, ils s'étaient déguisés en colonnes et en traîneaux, en Niagaras et en Monts-Blancs, ils dévorèrent des pièces montées et en croquèrent mariés et communiants, tout ruisselants d'odeurs qui n'étaient pas les leurs — hommes contre femmes, animaux contre cadavres — ils se poursuivirent dans les jardins, ils se lancèrent dans les pattes des rats mécaniques, les incendiaires luttèrent avec les prestidigitateurs, ils chutèrent délicieusement.

 

Hervé Guibert, Des Aveugles, Folio / Gallimard, 1985 [1983], p. 11-12.