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11/06/2022

Constantin Cavafy, Il est venu pour lire : deux versions

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  Il est venu pour lire

 

Il est venu pour lire. Deux ou trois volumes sont entrouverts, des historiens, des poètes. Mais à peine a-t-il lu pendant une dizaine de minutes, puis il y a renoncé. Il somnole sur le canapé. Il se consacre entièrement aux lettres, mais il a vingt-trois ans et il est très beau. Et, cet après-midi, l’amour a passé sur son corps parfait, sur ses lèvres. La passion a pris possession de cette chair tout imprégnée de beauté, sans inepte pudeur quant au genre de jouissance.

 

Marguerite Yourcenar, Présentation critique de Constantin Cavafy, suivie d’une traduction intégrale de ses poèmes par M. Y. et Constantin Dimaras, Gallimard, 1958, p. 203.

 

Il est venu pour lire

 

Il est venu pour lire. Deux, trois volumes

sont ouverts : historiens et poètes.

Mais à peine eut-il lu, dix minutes,

qu’il les abandonna. Sur le canapé il somnole.

Il appartient entièrement au monde des livres ­—

mais il a vingt-trois ans et il est très beau ;

et cet après-midi l’amour a passé

dans sa chair superbe, sur ses lèvres.

Dans sa chair, toute de beauté,

la chaleur amoureuse a passé ; sans qu’une pudeur

ridicule le retienne sur la nature du plaisir...

 

Constantin Cavafy, Poèmes, traduction Georges Papoutsakis,

Les Belles-Lettres, 1977, p. 169.

 

 

10/06/2022

Constantin Cavafy, janvier 1904 : deux versions

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Janvier 1904

 

Ah ! ces nuits de janvier

où je m’attarde à recréer par la pensée

les lointains instants : je te retrouve,

j’entends tes derniers mots, j’entends les premiers.

 

Nuits désespérées de janvier,

lorsque la vision fuit, me laissant seul.

 

Qu’elle s’évanouit vite !

plus d’arbres, de rues, de maisons de lumières ;

ton corps fait pour l’amour s(éteint, il se dissipe.

 

Constantin Cavafy, Jours anciens, traduction Bruno

Roy, Fata Morgana, 1978, np.

 

Janvier 1904

 

Ah ! ces nuits de janvier !

Quand je revis par la pensée

Les instants où je t’ai rencontré,

Que j’entends nos dernières paroles, et aussi les premières.

 

Ces nuits désespérées de janvier,

Quand la vision se dissipe et m’abandonne...

Comme elle a hâte de disparaître !

Les arbres, les rues, les maisons, les lumières, tout s’en va,

De même que ton visage aimé qui s’estompe et se perd.

 

Constantin Cavafy, Œuvres poétiques, traduction Socrate C. Zervos et

Patricia Portier, Imprimerie Nationale, 1991, np.

22/04/2019

Constantin Cavafy, Jours de 1908

 

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                    Jours de 1908

 

 

Il s'est retrouvé cette année-là sans travail ;

il vivait donc des cartes,

du trictrac et des prêts.

 

Une place, à trois livres par mois, dans une petite

papeterie lui avait été proposée.

Mais il la refusa sans hésiter.

Ça n'allait pas. Ce n'était pas un salaire pour lui,

jeune homme assez instruit, âgé de vingt-cinq ans.

 

À peine s'il gagnait par jour deux shillings, ou trois.

Que tirer de plus, pauvre garçon, des cartes et du trictrac

dans les cafés populaires de son rang,

même s'il jouait habilement, même s'il choisissait pour partenaires

       des sots.

Quant aux prêts, n'en parlons pas.

Il obtenait rarement un thaler, c'était un demi-thaler le plus souvent,

il devait même parfois se contenter du shilling.

 

Pour une semaine quelquefois, ou davantage,

délivré des effrayantes veillées,

il allait se rafraîchir aux bains, nager le matin.

 

Ses vêtements étaient dans un état minable.

Il portait un costume, toujours le même, un costume

couleur cannelle, très fané.

 

Ah, jours de l'été mille neuf cent huit,

votre vision idéale, esthétisée,

fait abstraction du costume couleur cannelle, très fané.

 

Votre vision l'a gardé

tel qu'au moment de s'en défaire, d'enlever

les vêtements indignes, les sous-vêtements reprisés.

Tout nu ; parfaitement beau ; une merveille.

Les cheveux négligés, un peu ébouriffés ;

les membres légèrement hâlés

d'avoir été nus sur la plage, aux bains.

 

Constantin Cavafy, traduit du grec par Maria Tsoutsoura, dans

Europe, "Constantin Cavafy", n° 1010-1011, juin-juillet, 2013, p. 66-67.

14/01/2015

Constantin Cavafy, Poèmes

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                            Désirs

 

Semblables à des corps superbes de morts qui n’ont point vieilli,

ensevelis, au milieu des pleurs, dans un splendide mausolée,

des roses à la tête et des jasmins aux pieds —

semblables à ces corps sont les désirs qui passèrent

sans être accomplis, et dont aucun ne parvint

à une nuit de volupté ou à son lumineux matin.

 

 

                       Les fenêtres

 

Dans ces chambres obscures, où je passe

des jours qui m’oppressent, je rôde de long en large

cherchant à trouver les fenêtres. — Lorsqu’il s’en ouvrira

une, ce me sera une consolation. —

Mais il n’y a point de fenêtres, ou c’est moi

qui ne puis les trouver. Peut-être en est-il mieux ainsi.

Peut-être la lumière ne serait que nouvelle tyrannie.

Qui sait quelles choses nouvelles elle ferait surgir…

 

 

Constantin Cavafy, Poèmes, traduits par Georges Papoutsakis,

Les Belles Lettres, 1977 (1ère édition, 1958), p. 25 et 37.

29/09/2013

Constantin Cavafy, Jours de 1908

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                         Jours de 1908

 

 

Il s'est retrouvé cette année-là sans travail ;

il vivait donc des cartes,

du trictrac et des prêts.

 

Une place, à trois livres par mois, dans une petite

papeterie lui avait été proposée.

Mais il la refusa sans hésiter.

Ça n'allait pas. Ce n'était pas un salaire pour lui,

jeune homme assez instruit, âgé de vingt-cinq ans.

 

À peine s'il gagnait par jour deux shillings, ou trois.

Que tirer de plus, pauvre garçon, des cartes et du trictrac

dans les cafés populaires de son rang,

même s'il jouait habilement, même s'il choisissait pour partenaires

       des sots.

Quant aux prêts, n'en parlons pas.

Il obtenait rarement un thaler, c'était un demi-thaler le plus souvent,

il devait même parfois se contenter du shilling.

 

Pour une semaine quelquefois, ou davantage,

délivré des effrayantes veillées,

il allait se rafraîchir aux bains, nager le matin.

 

Ses vêtements étaient dans un état minable.

Il portait un costume, toujours e même, un costume

couleur cannelle, très fané.

 

Ah, jours de l'été mille neuf cent huit,

votre vision idéale, esthétisée,

fait abstraction du costume couleur cannelle, très fané.

 

Votre vision l'a gardé

tel qu'au moment de s'en défaire, d'enlever

les vêtements indignes, les sous-vêtements reprisés.

Tout nu ; parfaitement beau ; une merveille.

Les cheveux négligés, un peu ébouriffés ;

les membres légèrement hâlés

d'aoir été nus sur la plage, aux bains.

 

Constantin Cavafy, traduit du grec par Maria Tsoutsoura, dans

Europe, "Constantin Cavafy", n° 1010-1011, juin-juillet

 

2013, p. 66-67.

23/06/2011

Constantin Cavafy, 6 traductions de : Mer matinale

 Par orde chronologique :

 

MER MATINALE

 

Que je m’arrête ici ! Et qu’à mon tour je contemple un peu la nature ! Belles couleurs bleues de la mer matinale et du ciel sans nuage… Sables jaunes… Tout cela est éclairé avec grandeur et magnificence. Oui, m’arrêter ici, et me figurer que je vois ce paysage (en vérité, je l’ai aperçu l’espace d’un instant, au premier abord), et non pas comme partout mes illusions, mes souvenirs, mes voluptueux phantasmes…

 

Marguerite Yourcenar, Présentation critique de Constantin Cavafy, 1863-1933, suivie d’une traduction intégrale de ses poèmes par Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras, Gallimard, 1959, p. 123.

 

 

MER MATINALE

 

Ici, que je m’arrête ; et que je voie un peu, moi aussi, la nature.

D’une mer matinale et d’un ciel sans nuages

les bleus splendides et le rivage jaune ; le tout

d’une belle et abondante lumière éclairé.

 

Ici que je m’arrête. Je veux bien croire que je vois cela

(n’est-il pas vrai que je l’ai vu, sitôt arrêté ?),

cela, et non, encore ici, mes hallucinations,

mes souvenirs, les spectres de la volupté.

 

C. C., Poèmes, traduits par Georges Papoutsakis, préface de André Mirambel, Les Belles–Lettres, 1977, p. 85.

 

constantin cavafy,mer matinale,traduction 

MER MATINALE

 

Qu’ici je m’arrête. Et qu’à mon tour je regarde un peu la nature.

D’une mer matinale et d’un ciel sans nuages

les bleus resplendissants ; le jaune rivage.

Tout cela beau et baigné de lumière.

 

Qu’ici je m’arrête, pour me donner à croire

que je les vois, ces choses ‑ ne les ai-je pas vues en arrivant ? –

elles, non plus mes chimères,

mes souvenirs, les fantômes du plaisir.

 

C. C., Poèmes anciens ou retrouvés, traduits du grec et présentés par Gilles Ortlieb

 et Pierre Leyris, Seghers, 1978, p. 47.

 

 

MER MATINALE

 

M’arrêter ici. Regarder, moi aussi, un instant la nature :

Le rivage jaune, les bleus lumineux

De la mer matinale et du ciel dans nuages

Dans leur grande et belle clarté.

 

M’arrêter ici. Me donner l’illusion de voir cela

— Ne l’ai-je pas vraiment vu dans l'instant de mon premier regard ? —

Et non pas, là encore, mes chimères,

Mes souvenirs, les images du plaisir.

 

C. C., Œuvres poétiques, Traduction Socate C. Zervos et Patricia Portier, Imprimerie nationale, 1991, n p.

 

 

MER MATINALE

 

Ah, m’arrêter ici. À mon tour contempler un peu la nature.

D’une mer matinale et d’un ciel sans nuage

les bleus étincelants, et le sable jaune, le tout

sous une belle et vaste lumière.

 

Oui, m’arrêter ici. Et me figurer que je vois cela

(je l’ai vu, en vérité, à l’instant où je me suis arrêté) ;

et non ici encore mes fantasmes,

mes souvenirs, ces spectres de la volupté.

 

 C.C., En attendant les barbares et autres poèmes, traduits et préfacés par Dominique

Grandmont, Poésie/Gallimard, 1999 (2003 pour les notes revues et complétées), p. 92.

 

 

MER MATINALE

 

Que je m’arrête ici pour voir, moi aussi, un peu de nature.

Bleus splendides d’une mer matinale et d’un ciel sans nuages ;

et jaunes rivages ;

tout baigne dans une belle et grande clarté.

 

Que je m’arrête ici. Que je me leurre de voir ces choses

(je les ai vues, sans doute, un instant quand je m’arrêtai)

et non pas, ici aussi, mes visions

mes souvenirs, les images de la volupté.

 

C. C., Poèmes, traduits du grec par Ange S. Vlachos, Genève, Héros-Limite,

2010, p. 66.