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31/03/2022

Jean Daive, Monoritmica

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Monoritmica

 

Épisode VII

 

LEÇON VIII

 

Nous sommes entremêlés et ne formons plus

qu’un seul être. Nous savons ce que le

monde sait. Nous savons et gardons

la bouche fermée. Nous dégageons

une odeur de céleri. MINUIT dans l’escalier

de La Splendeur des Amberson.

 

Serions-nous deux personnes. Protégées

de toute séparation ?

 

LEÇON IX

 

Célébrer la chance

sans la corriger.

Et tout est à craindre.

Revenue-revenante frappe dan s la nuit.

 

De mur en mur

montant ou ne montant plus

en pente avec marches pavées, inégales

des décors se confondent avec

grosse fumée noire

 

enfant je n’ai pas voulu

dire, tout dire

parmi eux, à ma mère

qui ne s’accommode pas

en elle de la présence

de ma sœur. Tout dire

et masquer l’architecture

d’elle et de moi si

toutefois nous étions

objets

d’une conversation

alors commence

notre personne

avec dedans

une pensée et des idées.

 

Jean Daive, Monoritmica, Poésie/

Flammarion, 2022, p. 221-222.

24/11/2021

Pierre Chappuis, La nuit moins profonde

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L’ombre

 

L’ombre des chênes (son épaisseur), là (y fûmes-nous ?), serrés, solidaires (à poings fermés), cœur même de la plénitude de l’été.

 

Y fûmes-nous vraiment ?

 

Que ne nous sépare pas...

 

Que ne nous sépare pas, insensible abîme, le moindre écart.

 

Ce que nous étions ; ce que nous sommes. N’ayant point souvenir des massifs d’ombre côtoyés, mouvants, dont les senteurs portaient à la tête.

 

Un courant de transparence insensiblement nous porte : aurore, démarcation nulle.

 

Pierre Chappuis, La nuit moins profonde, éditions Empreintes, 2021, p. 64-65.

19/11/2018

Basho, seigneur ermite

Basho, seigneur ermite, pluie, séparation, luciole, château

Cette eau de source,

est-ce la pluie printanière

s’égouttant des cimes des arbres ?

 

Séparons-nous maintenant

comme un bois de cerf se ramifie

au premier nœud

 

Pieds lavés,

je m’endors pour une courte nuit

tout habillé

 

À l’extrémité de la feuille

au lieu de tomber

la luciole s’envole

 

Ruines d’un château —

je visite en premier

l’eau limpide de l’ancien puits

 

Basho, seigneur ermite, l’intégrale des haïkus,

édition bilingue Makoro Kemmoku et

Dominique Chipot, La Table ronde,

2012, p. 168, 172, 175, 177, 180.

17/07/2017

Sereine Berlottier, "récit"

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« récit »

 

I

 

de vraie persécution

je recommence par la fin le récit

 

une première boucle

dans le soleil

loin de la fenêtre

 

ligotée par les veines

à quoi ressemble

 

ici encore, en séparé

malgré le murmure

 

on pourrait croire que ce ne sont pas des larmes, mais une sécrétion mystérieuse, opaque, l’envers des images captives dans la concrétion, brusquement, suinterait

 

un long chemin

il faut dessiner tout le paysage, et l’ayant dessiné le marteler de ses poings, miette après miette, et l’ayant martelé de ses poings, miette après miette, moudre la terre avec ses dents

ne pas retenir

 

[ …]

 

Sereine Berlottier, « récit », dans L’étrangère, n° 43-44, 2016, p. 51-52.

16/02/2017

Pauline Klein, Les Souhaits ridicules

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   Il y a fort longtemps, dans une contrée retirée de Bretagne, je tombais secrètement amoureuse d’un jeune garçon rencontré en été. Il s’appelait Frédéric Bresson. Un après-midi, je l’avais suivi dans sa chambre. Il avait ouvert un coffre à jouets, et m’avait tendu une boussole. C’était une petite boîte ronde, légère et métallique, au fond de laquelle était dessiné un chat gris et noir. On raconte que le soir même, j’étais allée au lit avec l’objet, regardant les aiguilles osciller, et que je m’étais endormie en la serrant dans ma main. On raconte que j’avais passé la fin des vacances avec elle, la déposant à côté du lavabo quand je brossais mes dents, à droite de mon assiette lors des repas en famille, sous ma serviette de plage et sous mon oreiller.

   Le jour de notre départ, Frédéric se tenait devant la porte de la maison. Je ne sais pas s’il se souvenait m’avoir offert cette boussole. Elle était là, au fond de ma poche. Nous nous sommes dit au revoir devant nos parents et je me suis installée à l’arrière de la voiture, à côté de mon petit frère. J’ai collé ma joue contre la vitre et j’ai écouté la musique de mon père. J’ai sorti la boussole de ma poche, je l’ai regardée encore, encore.

   On raconte que, quelques kilomètres plus loin, mes parents, mon frère et moi nous sommes arrêtés sur le bord de l’autoroute pour déjeuner. J’ai posé la boussole devant moi sur la table. Puis nous sommes retournés à la voiture et repartis. Au bout de quelques minutes, j’ai ouvert mes mains, vides, j’ai fouillé dans mes poches, vides. J’avais oublié la boussole dans la station-service, et il n’était plus question de faire demi-tour.

 

Pauline Klein, Les Souhaits ridicules, Allia, 2917, p. 9-10.

05/12/2016

Hilde Domin, Vingt-trois poèmes

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Cauchemar

 

Je dois me séparer de moi,

On m’emmène

loin de moi.

Je tends les mains

vers moi,

je tourne au coin de la rue

et m’abandonne, moi qu’on emmène

en tenue de prisonnier.

Quatre rues plus tard revient la même rue

pour qui tourne au coin de la rue

plus loin là-bas la même rue.

Mais alors je serai loin,

emmenée au loin,

moi qui tends les bras

vers moi qui tourne au coin de la rue.

 

Hilde Domin, Vingt-trois poèmes, traduction

Marion Graf, la revue de belles-lettres, 2010, 1-2, 193.

09/12/2014

Bilhana, Poèmes d'un voleur d'amour

Bilhana, Poèmes d'un voleur d'amour, Cachemire, amante, étreinte, séparation, mort

illustration pour Poèmes d'un voleur d'amour

 

48

 

Encore aujourd'hui

Il me souvient

Dans les jeux de l'amour

De ce combat qu'elle livrait,

Les mains nues,

Dans l'union, de ses étreintes,

Du sang

Sur ses lèvres qu'avaient meurtries mes dents

Et sur sa chair qu'avait blessée mes ongles

Et de la tyrannie qu'elle exerçait sur son amant.

 

 

49

 

Encore aujourd'hui

Comment pourrais-je

Endurer la séparation d'avec ma bien-aimée

La plus accomplie d'entre les amantes ?

Ô mes frères, je vous le dis

À ma détresse la mort seule peut mettre un terme.

Qu'elle me cueille au plus vite !

 

Poèmes d'un voleur d'amour [XIème s., Cachemire], attribuées à Bilhana, traduit su sanskrit par Amina Okada, Connaissance de l'Orient, Gallimard / Unesco, 1988, p. 64-65.

 

02/10/2013

Jean-Luc Parant, Le fou parle

 

            Arrivé de nulle part, venu d'ailleurs

 

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Quand j'ai commencé à faire des boules et à écrire des textes sur les yeux, je me suis séparé de tout, comme si j'étais arrivé de nulle part et que je venais d'ailleurs. J'ai quitté ma maison, je me suis séparé de mes parents, je me suis éloigné de leur peau, de leur chair et de leur sang. Mes boules et mes textes sur les yeux ont tout recouvert, ils ont recouvert le monde et son histoire. J'ai enterré ma mère et mon père, je me suis retrouvé seul, nu, sans origine, méconnaissable, comme si j'avais alors débarqué sur une terre inconnue où tout restait à découvrir.

 

Mes boules sont devenues les empreintes de mon corps par où l'on me reconnaît dans l'obscurité, mes textes le regard de mes yeux où l'on me reconnaît dans le jour. Quand je ne suis pas là, mes boules et mes textes sur les yeux me remplacent comme si je vivais en eux. Mes boules sont mon corps, mes textes sur les yeux ma tête.

 

J'ai fait des boules parce que j'ai fait de la peinture et que je n'arrivais pas à me donner de limites et que, ne sachant pas m'arrêter à la face de la toile devant moi, j'ai commencé à peindre sur les côtés et dans le dos de mes tableaux, je me suis échappé à droite et à gauche, en haut et en bas, loin derrière dans la nuit. Je n'ai plus peint avec mon œil, je n'ai plus regardé la face de mes peintures, j'ai peint avec mes mains, j'ai caressé le dos de mes tableaux, j'ai touché leurs côtés, j'ai tellement mis et remis de couches de peinture que le tableau est devenu un volume, que le tableau a finalement pris la forme d'une boule.

 

J'ai écrit des textes sur les yeux parce que j'écrivais et que je n'arrivais pas à m'arrêter aux bords de la page et que je continuais à écrire sur la table et que, ne sachant pas m'arrêter, j'ai commencé à écrire dans les marges de mes pages, je me suis échappé à gauche et à droite, en bas et en haut, près devant dans le jour. Je n'ai plus écrit avec ma main, je n'ai plus caressé le dos de mes pages, j'ai écrit avec mes yeux, j'ai regardé la face de mes pages, j'ai vu leurs marges, j'ai tellement mis et remis de couches de mots que le livre est devenu une image que le livre a finalement pris la forme d'yeux intouchables.

 

 

Jean-Luc Parant, Le fou parle, d'après un entretien à la clinique de La Borde, préface de Olivier Apprill, éditions Marcel ke Poney, 2008, p. 13.