07/10/2013
Philippe Raymond-Thimonga, Brusquement, sans prudence
Gueux. Vagabonds. Chemineaux. S.D.F.
Voici longtemps que le sans-abri de longue durée ne peut plus se voir, qu'il ne peut plus nous voir, et d'ailleurs qu'il ne peut plus voir avant de ne plus être vu.
Il est exilé.
Il s'est déporté : hors de la vue.
Ni voyant ni vu, dispensé de visage mais transportant un faciès au cœur de la ville voici longtemps que le sans-abri te regarde sans existence.
*
Rouge livide et crocheté
Souvent devant les toiles de Francis Bacon nous sommes saisis par un écart entre la permanence de la peinture (grand art de la composition, la lumière, les couleurs) et la disparition de ce qu'hier encore on appelait un visage.
Quand sur la toile ne reste pas même les traces d'un visage mais du faciès : ce qui en toi depuis toujours est tourné vers l'animal (mufle... groin... gueule...) et qui demeure là
devant toi suspendu, crocheté dans la chair impassible des couleurs ... aveugle dans le vide
tête décapitée de son âme
*
La réalité est un lieu commun.
La réalité est ce lieu commun qu'une moyenne d'hommes tient pour la région naturelle du vrai.
Philippe Raymond-Thimonga, Brusquement, sans prudence, L'Harmattan, 2013, p. 41 et 70-71.
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07/09/2011
Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation
Peinture et sensation
Il y a deux manières de dépasser la figuration (c’est-à-dire à la fois l’illustratif et le narratif) : ou bien vers la forme abstraite, ou bien vers la Figure. Cette voie de la Figure, Cézanne lui donne un nom simple : la sensation. La Figure, c’est la forme sensible rapportée à la sensation ; elle agit immédiatement sur le système nerveux, qui est de la chair. Tandis que la forme abstraite s’adresse au cerveau, agir par l’intermédiaire du cerveau, plus proche de l’os. Certes Cézanne n’a pas inventé cette voie de la sensation dans la peinture. Mais il lui a donné un statut sans précédent. La sensation, c’est le contraire du facile et du tout fait, du cliché, mais aussi du « sensationnel », du spontané, etc. La sensation a une face tournée vers le sujet (le système nerveux, le mouvement vital, « l’instinct », le « tempérament », tout un vocabulaire commun au Naturalisme et à Cézanne), et une face tournée vers l’objet (« le fait », le lieu, l’événement) Ou plutôt elle n’a pas de face du tout, elle est les deux choses indissolublement, elle est être-au-monde, comme disent les phénoménologues : à le fois je deviens dans la sensation et quelque chose arrive par la sensation, l’un par l’autre, l’un dans l’autre. Et à la limite, c’est le même corps qui la donne et qui la reçoit, qui est à la fis objet et sujet. Moi spectateur, je n’éprouve la sensation qu’en entrant dans le tableau, en accédant à l’unité du sentant et du senti. La leçon de Cézanne au-delà des impressionnistes : ce n’est pas le jeu « libre » ou désincarné de la lumière et de la couleur (impressions) que la Sensation est, au contraire c’est dans le corps, fut-ce dans le corps d’une pomme. La couleur est dans le corps, la sensation est dans le corps, et non dans les airs. La sensation, c’est ce qui est peint. Ce qui est peint dans le tableau, c’est le corps, non pas en tant qu’il est représenté comme objet, mais en tant qu’il est vécu comme éprouvant telle sensation (ce que Lawrence, parlant de Cézanne, appelait l’ « être pommesque de la pomme »).
Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, I, éditions de la différence, 1981, p. 27.
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04/09/2011
Jacques Dupin, Gravir, Chansons troglodytes
Francis Bacon, Portrait of Jacques Dupin, 1990
Ta nuque, plus bas que la pierre,
Ton corps plus nu
Que cette table de granit…
Sans le tonnerre d’un seul de tes cils,
Serais-tu devenue la même
Lisse et insaisissable ennemie
Dans la poussière de la route
Et la mémoire du glacier ?
Amours anfractueuses, revenez,
Déchirez le corps clairvoyant.
Jacques Dupin, Gravir, Gallimard, 1963, p. 94.
Romance aveugle
Je me suis perdu dans le bois
dans la voix d’une étrangère
scabreuse et cassée comme si
une aiguille perçant la langue
habitait le cri perdu
coupe claire des images
musique en dessous déchirée
dans un emmêlement de sources
et de ronces tronçonnées
comme si j’étais sans voix
c’en est fait de la rivière
c’en est fini du sous-bois
les images sont recluses
sur le point de se détruire
avant de regagner sans hâte
la sauvagerie de la gorge
et les précipices du ciel
le caméléon nuptial
se détache de la question
c’en est fini de la rivière
c’en est fait de la chanson
l’écriture se désagrège
éclipse des feuilles d’angle
le rapt et le creusement
dont s’allège sur la langue
la profanation circulaire
d’un bond de bête blessée
la romance aveugle crie loin
que saisir d’elle à fleur de cendre
et dans l’approche de la peau
et qui le pourrait au bord
de l’horreur indifférenciée
[…]
Jacques Dupin, Chansons troglodytes, Fata Morgana, 1989, p. 21-23.
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