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05/08/2022

Jean-Luc Parant (1944-2022)

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                                       Jean-Luc Parant

                                (10 avril 1944-25 juillet 2022)

 

 

Il est difficile d’écrire à propos de Jean-Luc Parant en pensant qu’il est mort. On est tenté pour rendre compte de l’œuvre de recopier la très longue liste des livres publiés, plus ou moins épais, autour des yeux — mais pas seulement ; on retient les deux derniers, Soleil des autres  et Soleil la nuit (Presses du réel, 2021 et 2022). On pourrait aussi relever tous les lieux où ses sculptures ont été exposées, boules en cire, en terre cuite, en papier, parfois couvertes de signes, des mots, ou brisées ; on citerait le Musée d’art moderne de Paris, le centre Pompidou, la fondation Maeght  ou un Musée de San Francisco, mais aussi Carquefou en Loire-Atlantique avec un ensemble exposé cette année intitulé Les boules se projettent où les oiseaux s’envolent. Cela suffirait à illustrer la manière très souvent citée dont il définissait de façon lapidaire (en 1978 dans Art Press) son activité, « fabricant de boules et de textes sur les yeux ».

Est-ce suffisant ? On ajoute que ce travailleur solitaire a constamment souhaité "être dans le monde", d’où la publication singulière au fil des années d’un Journal annuel, sorte d’almanach, Le Bout des Bordes ; ouvrons le n° 5/6 (1980) : il réunit textes, dessins, photographies (de boules, de lieux, des enfants de Parant et de Titi Parant), manuscrits et, à coté de ces pages narcissiques, un dessin de Royet-Journoud, une lettre de Roger Laporte, un étude de Michel Sicard, des textes de Jean-Yves Bosseur, Michel Vachey, Jean-Claude Montel, etc.

On peut aussi reprendre la revue de Georges Lambrichs, Les Cahiers de Chemin pour relire un extrait de Des yeux de Dieu, qui ouvre le numéro 10. Les premières lignes sont exemplaires de ce qu’a voulu explorer Parant, « Je ne verrai jamais mes yeux comme je vois ceux des autres. Et si dans un miroir je les regarde je ne les verrai jamais bouger mais toujours figés comme si je regardais les yeux d’un mort. » Voilà le motif de la plupart de ses livres  pendant cinquante ans. Impossible de sortir de cette obsession ? Certainement pas, pour lui, car « Quand je vois mes yeux dans un miroir mes yeux sont tout ce que je vois du monde ». L’exploration est toujours à recommencer pour réconcilier le Sujet avec le monde.

02/10/2013

Jean-Luc Parant, Le fou parle

 

            Arrivé de nulle part, venu d'ailleurs

 

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Quand j'ai commencé à faire des boules et à écrire des textes sur les yeux, je me suis séparé de tout, comme si j'étais arrivé de nulle part et que je venais d'ailleurs. J'ai quitté ma maison, je me suis séparé de mes parents, je me suis éloigné de leur peau, de leur chair et de leur sang. Mes boules et mes textes sur les yeux ont tout recouvert, ils ont recouvert le monde et son histoire. J'ai enterré ma mère et mon père, je me suis retrouvé seul, nu, sans origine, méconnaissable, comme si j'avais alors débarqué sur une terre inconnue où tout restait à découvrir.

 

Mes boules sont devenues les empreintes de mon corps par où l'on me reconnaît dans l'obscurité, mes textes le regard de mes yeux où l'on me reconnaît dans le jour. Quand je ne suis pas là, mes boules et mes textes sur les yeux me remplacent comme si je vivais en eux. Mes boules sont mon corps, mes textes sur les yeux ma tête.

 

J'ai fait des boules parce que j'ai fait de la peinture et que je n'arrivais pas à me donner de limites et que, ne sachant pas m'arrêter à la face de la toile devant moi, j'ai commencé à peindre sur les côtés et dans le dos de mes tableaux, je me suis échappé à droite et à gauche, en haut et en bas, loin derrière dans la nuit. Je n'ai plus peint avec mon œil, je n'ai plus regardé la face de mes peintures, j'ai peint avec mes mains, j'ai caressé le dos de mes tableaux, j'ai touché leurs côtés, j'ai tellement mis et remis de couches de peinture que le tableau est devenu un volume, que le tableau a finalement pris la forme d'une boule.

 

J'ai écrit des textes sur les yeux parce que j'écrivais et que je n'arrivais pas à m'arrêter aux bords de la page et que je continuais à écrire sur la table et que, ne sachant pas m'arrêter, j'ai commencé à écrire dans les marges de mes pages, je me suis échappé à gauche et à droite, en bas et en haut, près devant dans le jour. Je n'ai plus écrit avec ma main, je n'ai plus caressé le dos de mes pages, j'ai écrit avec mes yeux, j'ai regardé la face de mes pages, j'ai vu leurs marges, j'ai tellement mis et remis de couches de mots que le livre est devenu une image que le livre a finalement pris la forme d'yeux intouchables.

 

 

Jean-Luc Parant, Le fou parle, d'après un entretien à la clinique de La Borde, préface de Olivier Apprill, éditions Marcel ke Poney, 2008, p. 13.