08/10/2013
Edoardo Sanguineti, Corollaire : recension
Corollaire réunit la traduction de 53 poèmes, suivie du texte original, dans un format carré (20x20) qui permet de publier les vers d'un seul tenant. Spécialiste de Dante, lié au compositeur Luciano Berio, au peintre Enrico Baj, fondateur du "gruppo 63" avec Nanni Balestrini, Giorgio Manganelli, Umberto Eco, etc., Sanguineti est encore peu connu en France(1). On lira avant d'entrer dans le livre la courte préface de Jacques Roubaud situant précisément l'activité d'écriture du poète et Corollaire dans un ensemble dont on espère maintenant la traduction.
Stendhal écrivait dans son Journal qu'il faut « tirer les corollaires [d'un] fait », et c'est bien un des aspects du livre. Chaque poème rapporte un souvenir de voyage, relate une soirée ou part d'une anecdote, toujours introduits avec précisons sur le moment (« le dimanche 28 au soir ») et le lieu (« dans une salle du Café Diglas »)[à Vienne] ; un récit est construit, qui se déroule grâce à une succession de détails et de commentaires entre parenthèses. Cette succession est articulée par une ponctuation particulière, deux points, pour introduire une explication, presque toujours une relation de conséquence (un corollaire) entre deux énoncés. On remarque que ces deux points terminent chaque poème qui, donc, pourrait être continué ou est lié au suivant, d'autant plus aisément qu'aucune majuscule n'est présente. On s'attardera sur deux exceptions. La première concerne un poème écrit à la suite d'un voyage à Jérusalem ; après avoir constaté le « puzzle si fou » de la ville et les oppositions religieuses, Sanguineti conclut « je peux comprendre même Moïse et Mahomet : (je peux même leur pardonner, tu vois) : mais de là à nous dire chrétiens, quelle honte ! » — impossible de poursuivre ensuite, pas de corollaire possible...
On repère la seconde exception dans un court récit où le narrateur descend une rue comme « un revenant vivant », ce qui conduit à la conclusion « quelle étrange extravagance, une survivance ! » Le fait lui-même ne peut susciter de suite, le temps vécu pleinement occupant la plus grande place dans la poésie de Sanguineti. Une partie des poèmes se termine par un vers détaché, corollaire à propos de la vie ; ainsi, ce qui peut rester, puisque tout est infiniment petit et sans mystère vis-à-vis du néant, c'est une leçon épicurienne : « c'est vraiment vrai, que j'ai aimé ma vie : (la vie) », « j'en ai joui, moi, de ma vie ». Et il s'agit de la jouissance amoureuse. Le poème d'ouverture part d'une définition de l'acrobate, développée pour explorer toutes ses manières de faire, plus ou moins périlleuses, et se conclut par l'analogie entre l'artiste du cirque et le poète : « (ainsi je me tourne et saute, moi, dans ton cœur) » ; on peut bien lire dans ce vers un art poétique — la phrase de Sanguineti sans cesse bifurque, se reprend, se repent — mais autant un hommage à l'aimée.
Il y a, jusqu'au poème final, un défilé vertigineux de femmes à séduire, et ce qui semble faire vivre le narrateur tient en quelques mots, notés par son père sur un petit morceau de papier conservé précieusement, « copulo ergo sum », formule reprise dans un autre poème. Mais à côté d'anecdotes de drague, l'aimée — « toi », sans nécessité du prénom tant elle est présence — est celle à qui le narrateur écrit, l'unique dont l'absence est inimaginable, celle avec qui on rêve de fusionner : « m'engloutir tout entier, dans ton doux enfer vaginal ». Le thème de l'amante élue opposé aux amours non accomplies, de passage, pour être un lieu commun permet néanmoins à Sanguineti de s'en prendre à une morale hypocrite, en multipliant les esquisses de séduction de toutes les jolies femmes qu'il rencontre et, à l'opposé, en écrivant ce qui est réputé intime, ainsi : « que tu as de longs doigts, chérie, toi, housse poilue de ma pine, si ferme, [...] », puis « nous sommes sur le point de nous accoupler (de nous assassiner, peut-on même / soupçonner), [...]».
Refuser un lyrisme éculé et fonder un tout autre lien amoureux est un parti-pris politique, autant que la critique du commerce capitaliste qui annule, par exemple, ce que pourrait être la découverte de l'autre par le voyage : le narrateur croise à Paris « une armée de japonaises saoules, répugnantes indécentes ». Quant à ceux qui gouvernent l'Italie, Sanguineti appelle à se protéger « contre les noirs recours des seconds barbares de retour, de salon et de Salò », rageant contre « notre pays bordelisé berlusconisé, cette serve Italie forzitaliénée »(2). Il constate aussi la perte de la conscience de classe des prolétaires et ne désespère pas de relever « les vieux drapeaux ».
Dans Corollaire, Sanguineti mêle d'autres langues à l'italien, mais cette introduction n'est pas faite au hasard. Si les mots anglais appartiennent le plus souvent au globish, le latin est présent souvent pour évoquer la tradition classique (y compris dans son usage pour masquer le vocabulaire considéré socialement interdit), le français dans un contexte parisien et les formes colombiennes et mexicaines de l'espagnol lors de voyages en Amérique. Comme le jeu complexe des allitérations, l'emploi de mots valises et de rébus(3), d'allusions à déchiffrerou d'une ponctuation inhabituelle, cette jubilatoire exhibition de la mosaïque des langues, freine la lecture : il s'agit bien de tenir éveillé le « cher lecteur coélecteur », manière de poser aussi, dans notre société, la question de la lecture. Un autre motif parfois s'ajoute : ainsi, l'emploi de l'espagnol permet de mettre en retrait (ou en évidence ?) la question du temps qui passe : après avoir évoqué l'enfance (« muchacho, no partas ahora »), le narrateur ajoute : « entonces [cependant] c'est vrai que je ne peux pas le rêver, vieillard, el regreso [le retour] ». C'est revenir au problème du temps et à la manière dont le "je" se situe dans le livre : un composé incernable, sans cesse occupé par l'odor di femina et se définissant à la fois comme « œnomane érotomane » et « vieux sot et fatigué ». Sanguineti, encore une fois, propose une poésie qui défait l'ordre du vers pour donner aussi à voir le désordre du monde, ce qui se dit : « tout avan[ce] dans le sens dont tourn[e] mon discours, au hasard, en boucle, au point mort, à vide ».
Edoardo Sanguineti, Corollaire, traduit de l'italien par Patrizia Atzei et Benoît Casas, préface de Jacques Roubaud, éditions NOUS, 2013.
1 Ont été traduits pour les romans : Capriccio italiano (collection "Tel Quel", Seuil,1964 ; Le noble jeu de l'oye (id., 1969) ; et pour la poésie : Renga, avec Octavio Paz, Jacques Roubaud et Charles Tomlison (Gallimard, 1971), Postkarten (L'Âge d'Homme, 1985), dont on peut écouter un extrait lu par Sanguineti sur le site Centre international de poésie / Marseille : (http://www.cipmarseille.com/auteur_fiche.php?id=337).
Sur le gruppo 63, voir Nanni Balestrini : www.nannibalestrini.it/gruppo63/prefazione.htm
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