Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

01/10/2013

Karl Krolow, Gravé dans le cuivre, Observations

imgres.jpeg

                                Fleur d'artichaut

 

   Une forte odeur de miel s'éleva et se maintint au plus près de la fleur coralliforme bleue, bleu saturé. Les fleurons étaient longs, ils ressemblaient certes à ceux des chardons, mais s'élançaient un peu plus fins de  l'intérieur de la fleur, moins denses, moins piquants. Le réceptacle de cette fleur d'artichaut fort développée n'était pas mangeable. Il regarda le vase où elle semblait continuer à grandir sur sa longue tige aux feuilles dentelées. Le dessous des feuilles était blanchâtre et feutré. Son attention se portait sur la beauté de la couleur, le galbe aplati de la forme florale, une inflorescence de très larges capitules aux fonds charnus. Le côté charnel était, à ce qu'il examinait de l'extérieur et au bout de la haute tige, à moitié dissimulé. On portait plutôt son regard sur le sommet, où le galbe s'achevait dans une stricte verticalité et se dressait comme un casque pointu. Le tout était couronné par le bleu de la fleur, qui commença quelques jours plus tard à se piquer et dès lors à changer de couleur, comme il l'avait toujours observé.

 

 

Karl Krolow, Gravé dans le cuivre, Observations, traduction de l'allemand par Anne Gauzé, Atelier La Feugraie, 2013, p. 75.

11/08/2012

Philippe Jaccottet, Observations et autres notes anciennes

images.jpeg

Il m’a semblé parfois (mais quelles chimères n’invente-t-on pas, presque honnêtement, pour justifier ses limites !) que ma plus vraie vie, ma seule vraie vie, n’était faite que des moments pour lesquels j’avais cru trouver une expression un peu juste ; comme si devenir poésie, si peu que ce fût, leur conférait plus de réalité, ou, plus précisément encore, les révélait, les fixait, les accomplissait. Sans doute survivaient-ils déjà d’une certaine manière dans le souvenir ; mais la parole leur ajoutait quelque chose qu’elle était seule à pouvoir leur donner, une valeur, et une espèce de privilège. (Sans doute ces moments ne me semblaient-ils pas arrachés au temps pour la simple raison qu’ils pourraient me survivre, si les poèmes étaient beaux. Car enfin les œuvres qui nous paraissent les plus assurées de durer ne sont encore que de très fragiles feuilles de papier, qui brûleront ou moisiront un jour. Mais comment expliquer ce que l’on ne ressent que confusément, encore que profondément ? Disons qu’il ne s’agirait pas de prolonger son nom au-delà de la mort, ni même de le faire durer des moments fugitifs ; mais plutôt de donner à ces moments fugitifs une sorte de forme spirituelle — et forme est encore mal dire ; ainsi le parfum de la violette de mars, qui fanera pourtant, semble creuser un couloir ténébreux et velouté dans le mur du temps et s’ouvrir brusquement sur ce qui n’a plus ni nom, ni parfum, ni saison).

 

Philippe Jaccottet, Observations et autres notes anciennes, 1947-1962, Gallimard, 1998, p. 37-38.