11/10/2016
Jean-Luc Parant, Le Miroir aveugle
Face à nous-mêmes
Nous restons longtemps la même personne parce que nous ne nous voyons pas tout entier. De multiples parties de notre corps nous étant totalement invisibles, l’enfant que nous étions malgré les années qui ont passé, est profondément ancré en nous. C’est très long de changer pour nous-mêmes, surtout que les parties que nous ne voyons pas d nous-mêmes sont celles qui nous permettent d’être reconnus. Ce n’est pas en devenant adulte que nous ne nous reconnaissons plus. Ne nous voyant pas, là où nous sommes reconnaissables, nous ne pourrons jamais ne plus nous reconnaître.
Pourquoi nous verrions-nous là où nous ne nous voyons pas ? Nous nous connaissons sans avoir besoin de nous voir avec nos yeux. Nous savons qui nous sommes, nous ne nous sommes jamais perdus de vue car nous sommes sans cesse face à nous-mêmes.
Jean-Luc Parant, Le Miroir aveugle, Argol, 2016, p. 9-10.
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02/10/2013
Jean-Luc Parant, Le fou parle
Arrivé de nulle part, venu d'ailleurs
Quand j'ai commencé à faire des boules et à écrire des textes sur les yeux, je me suis séparé de tout, comme si j'étais arrivé de nulle part et que je venais d'ailleurs. J'ai quitté ma maison, je me suis séparé de mes parents, je me suis éloigné de leur peau, de leur chair et de leur sang. Mes boules et mes textes sur les yeux ont tout recouvert, ils ont recouvert le monde et son histoire. J'ai enterré ma mère et mon père, je me suis retrouvé seul, nu, sans origine, méconnaissable, comme si j'avais alors débarqué sur une terre inconnue où tout restait à découvrir.
Mes boules sont devenues les empreintes de mon corps par où l'on me reconnaît dans l'obscurité, mes textes le regard de mes yeux où l'on me reconnaît dans le jour. Quand je ne suis pas là, mes boules et mes textes sur les yeux me remplacent comme si je vivais en eux. Mes boules sont mon corps, mes textes sur les yeux ma tête.
J'ai fait des boules parce que j'ai fait de la peinture et que je n'arrivais pas à me donner de limites et que, ne sachant pas m'arrêter à la face de la toile devant moi, j'ai commencé à peindre sur les côtés et dans le dos de mes tableaux, je me suis échappé à droite et à gauche, en haut et en bas, loin derrière dans la nuit. Je n'ai plus peint avec mon œil, je n'ai plus regardé la face de mes peintures, j'ai peint avec mes mains, j'ai caressé le dos de mes tableaux, j'ai touché leurs côtés, j'ai tellement mis et remis de couches de peinture que le tableau est devenu un volume, que le tableau a finalement pris la forme d'une boule.
J'ai écrit des textes sur les yeux parce que j'écrivais et que je n'arrivais pas à m'arrêter aux bords de la page et que je continuais à écrire sur la table et que, ne sachant pas m'arrêter, j'ai commencé à écrire dans les marges de mes pages, je me suis échappé à gauche et à droite, en bas et en haut, près devant dans le jour. Je n'ai plus écrit avec ma main, je n'ai plus caressé le dos de mes pages, j'ai écrit avec mes yeux, j'ai regardé la face de mes pages, j'ai vu leurs marges, j'ai tellement mis et remis de couches de mots que le livre est devenu une image que le livre a finalement pris la forme d'yeux intouchables.
Jean-Luc Parant, Le fou parle, d'après un entretien à la clinique de La Borde, préface de Olivier Apprill, éditions Marcel ke Poney, 2008, p. 13.
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24/06/2013
Jean-Luc Parant, Les très-hauts
Il n'a fait que nuit, le soleil était très loin et très petit dans le ciel, sa lumière nous parvenait à peine, nos yeux n'étaient que des points sur notre visage comme le soleil n'était qu'un point dans le ciel. Quand le soleil s'est approché, nos yeux se sont agrandis ; nous nous sommes mis debout et nous avons eu des mains pour pouvoir maintenir le soleil entre nos doigts, et empêcher qu'il ne grossisse trop dans le ciel, et pour pouvoir toujours nous cacher derrière notre main pour qu'il n'éblouisse pas nos yeux et ne brûle pas notre corps.
Notre corps n'a pas brûlé parce que nous avons écrit avec lui, nous avons écrit des livres avec notre main qui nous cachait le soleil, comme nos yeux n'ont pas été éblouis parce que nous avons lu avec eux et que nous avons lu des livres avec nos yeux qui nous montraient le soleil et nos mains qui écrivaient et nos yeux qui lisaient ont repoussé le feu, le feu est resté à sa place, immobile dans l'espace pour nous faire découvrir l'intouchable.
Jean-Luc Parant, Les très-hauts, Argol, 2013, p. 27-28.
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23/04/2012
Jean-Luc Parant, Dix chants pour tourner en rond
Le chant du jour et de la nuit
Et s'il fait jour sur chacun de nous
C'est parce que nous nous sommes détachés les uns des autres
C'est parce que nous nous sommes éloignés de tout ce qui nous entoure
et que nous avons été expulsés de notre nuit
et nous sommes chacun l'infime éclat
l'infime éclat de l'explosion d'une immense nuit
et nous brillons
et depuis nous brillons dans le soleil
Et il y a ces vides entre nos images
ces vides qui sont les cassures de notre nuit
ces vides qui sont les cassures de notre nuit
les brisures de notre amour
les brisures de notre amour
et il y a cette lumière entre nous qui nous sépare
qui nous décolle les uns des autres
ce jour qui nous a laissés seuls sur la terre
ce jour qui nous a laissés seuls sur la terre
Et les rayons du soleil sont les fêlures qui ont ébranlé notre nuit
nous nous sommes aimés mais le feu a tout brûlé
nous sommes nés par cette blessure dans le ciel tout bleu :
le soleil recouvrit tout
les étoiles disparurent
l'infini n'exista plus
la lumière fut le sang qui nous fit naître
la lumière fut le sang qui nous fit naître
[...]
Jean-Luc Parant, Dix chants pour tourner en rond, éditions
de la Différence, 1994, p. 35-36.
© Photo Jacqueline Salmon.
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