28/04/2020
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn
Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.
Quatrième extrait des Journaux pour lui rendre hommage.
Troisième cahier
J’ai rêvé aujourd’hui d’un âne ressemblant à un lévrier qui était très réservé dans ses mouvements. Je l’observai avec précision parce que j’étais conscient de la rareté de l’apparition, mais je ne conservai que le souvenir que de ce que sess pieds étroits, ceux d’un humain, ne purent me plaire à cause de leur longueur et de leur symétrie. Je lui offris des bottes de cyprès frais, vert foncé, que je venais juste de recevoir d’une vieille dame de Zürich (toute la scène se passait à Zürich), il n’en voulait pas, es reniflant à peine ; mais dès que je les eus posées sur la table il les dévora si complètement qu’il n’en resta qu’un noyau semblable à une châtaigne et à peine reconnaissable. On raconta plus tard que cet âne n’était jamais allé sur ses quatre pattes, mais qu’il se tenait toujours debout comme un homme et qu’il montrait sa poitrine brillante et argentée, ainsi que son petit bedon. Mais en fait cela n’était pas exact .
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 178.
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27/04/2020
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn
Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.
Troisième extrait des Journaux pour lui rendre hommage.
Quatrième cahier
Quand on s’arrête sur un livre de lettres ou de mémoires, quelle que soit la personne concernée (...), qu’on ne le fait pas pénétrer en soi par sa propre force, car pour cela il faut déjà de l’art et celui-ci se suffit à lui-même, mais que cela vous est donné — pour celui qui n’oppose pas de résistance cela arrive vite — de se séparer de l’étranger ainsi constitué et de consentir à en faire un membre de sa famille, alors ce n’est plus quelque chose de spécial quand, en refermant le livre on se retrouve face à soi-même, et que, après cette excursion et ce délassement, on se sent à nouveau mieux dans son être propre, renouvelé et secoué à neuf d’avoir été pendant un moment vu de loin, et on reste avec une tête plus libre.
Franz Kafka, Journaux traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 247.
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26/04/2020
Franz Kafka, Journaux, 2, traduction Robert Kahn
Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.
Second extrait des Journaux pour lui rendre hommage.
Onzième Cahier
Être dans un train, l’oublier, vivre comme chez soi, se souvenir subitement, sentir la force motrice du train, devenir un voyageur, sortir la casquette de la valise, aller à la rencontre de ses compagnons de voyage de façon plus libre, plus cordiale , plus insistante, être porté sans mérite vers son but, le ressentir comme un enfant, devenir le chéri de ces dames, se trouver sous la force d’attraction continuelle de la fenêtre, avoir toujours au moins une main posée sur la planchette de la fenêtre. Situation esquissée de manière plus aiguë : oublier que l’on a oublié, devenir d’un coup un enfant qui voyage seul dans un train rapide comme l’éclair, enfant autour duquel le wagon tremblant se hâte se déploie de manière étonnante dans les plus petits détails comme dans la main d’un prestidigitateur.
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 705.
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25/04/2020
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn
Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.
Plusieurs extraits des Journaux pour lui rendre hommage.
Quatrième cahier
On ne peut éviter dans une autobiographie que, très souvent, là où l’on devrait utiliser l’expression « une fois », qui correspond à la vérité, on la remplace par « souvent ». Car on reste toujours conscient du fait que le souvenir va chercher dans cette obscurité que l’expression « une fois » fait éclater et que le mot « souvent » n’épargne pas non plus totalement, mais qu’elle est au moins conservée dans la vision de celui qui écrit et qu’elle le porte au-delà des parties de sa vie qui ne se sont peut-être pas du tout produites mais qui remplacent pour lui celles qu’il ne peut plus, et même avec un doute, effleurer dans son souvenir.
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 296.
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23/04/2020
Étienne Jodelle, Les Amours et autres poésies
Ou soit que la clarté du soleil radieux
Reluise dessus nous, ou soit que la nuict sombre
Luy efface son jour, et de son obscure ombre
Renoircisse le rond de la voulte des cieux ;
Ou soit que le dormir s’escoule dans mes yeux,
Soit que de mes malheurs je recherche le nombre,
Je ne puis eviter à ce mortel encombre,
Ny arrester le cours de mon mal ennuyeux.
D’un malheureux destin la fortune cruelle
Sans cesse me poursuit, et tousjours me martelle :
Ainsi journellement renaissent tous mes maux.
Mais si ces passions qui m’ont l’ame asservie,
Ne soulagent un peu ma miserable vie,
Vienne, vienne la mort pour finir mes travaux.
Étienne Jodelle, Les Amours et autres poésies, édition
Ad. Van Bever, E. Sansot, 1907, p. 66-67.
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22/04/2020
Pontus de Tyard, Le livre des erreurs amoureuses
XXVII
Je fus contraint (grace à ma destinée)
En toy vivement trespasser,
Quand je te veis toute femme passer
En vertu haute, & douce beauté née.
Je trespassay, car mon ame estonnée
De ta grandeur, pour librement penser,
Te voulut suivre, & le mien corps laisser,
Où elle fut long temps emprisonnée.
Dont maintenant vivant sans avoir vie,
Sinon ce peu, que desireuse envie
Pour te servir ardemment m’en enflame :
Il n’est estrange (ô Dame) si ce corps
Te va suivant par tant & tant de mors,
Comme sepulchre où repose son ame.
Pontus de Tyard, Le livre des erreurs amoureuses, dans
Les œuvres poétiques de —, Galiot du pré, 1573, p. 25-26
(Gallica)
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21/04/2020
Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques
Misères
Financiers, justiciers, qui opprimez de faim
Celui qui vous faict naistre ou qui defend le pain,
Sans qui le laboureur s’abreuve de ses larmes,
Qui souffrez mendier la main qui tient les armes,
Vous, ventre de la France, enflez de ses langueurs,
Faisant orgueil de vent, vous monstrez vos rigueurs.
Voyez la tragedie, abaissez vos courages.
Vous n’estes spectateurs, vous estes personnages ;
Car encor’ vous pourriez contempler de bien loin
Une nef sans pouvoir lui aider au besoin,
Quand la mer l’engloutit, et pourriez de la rive,
En tournant vers le ciel la face demi-vive,
Plaindre sans secourir ce mal, oisivement,
Mais quand, dedans la mer, la mer pareillement
Vous menace de mort, courez à la tempeste :
Car avec le vaisseau vostre ruine est preste.
Théodore Agrippa. D’Aubigné, Les Tragiques, Jannet, 1857, p. 36.
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20/04/2020
Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir
Sonnet
Ministre du repos, sommeil père des songes,
Pourquoi t’a-t-on nommé l’Image de la Mort ?
Que ces faiseurs de vers t’ont jadis fait de tort,
De le persuader avecque leurs mensonges !
Faut-il pas confesser qu’en l’aise où tu nous plonges,
Nos esprits sont ravis par un si doux transport,
Qu’au lieu de raccourcit, à la faveur du sort,
Les plaisirs de nos jours, sommeil tu les prolonges.
Dans ce petit moment, ô songes ravissants !
Qu’Amour vous a permis d’entretenir mes sens,
J’ai tenu dans mon lit Élise toute nue.
Sommeil, ceux qui t’ont fait l’Image du trépas,
Quand ils ont peint la mort ils ne l’ont point connue :
Car vraiment son portrait ne lui ressemble pas.
Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir,
Œuvres choisies, Poésie/Gallimard, 2003, p. 117.
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19/04/2020
La Rochefoucauld, Maximes
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- On n’est jamais si heureux ni si malheureux qu’on s’imagine.
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- Il n’y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l’amour où il est, ni le feindre où il n’est pas.
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- Il en est du véritable amour comme de l’apparition des esprits : tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu.
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- Le vrai moyen d’être trompé, c’est de se croire plus fin que les autres.
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- On ne loue d’ordinaire que pour être loué.
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La Rochefoucauld, Maximes, Garnier/Flammarion, 1977, p. 49, 51, 51, 56, 57.
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18/04/2020
Maurice Scève, Délie
VII
Celle beaulté, qui embellit le Monde
Quand naſquit celle en qui mourant ie vis,
A imprimé en ma lumiere ronde
Non ſeulement ſes lineamentz vifz :
Mais tellement tient mes eſprits rauiz,
En admirant ſa mirable merueille,
Que preſque mort, ſa Deité m’eſueille,
En la clarté de mes deſirs funebres,
Ou plus m’allume, & plus, dont m’eſmerueille,
Elle m’abyſme en profondes tenebres.
Maurice Scève, Délie, objet de plus haulte vertu,
E. Scheuring, Lyon, 1862, p.8.
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17/04/2020
Joachim du Bellay, Recueil de sonnets
À M. Le Sçeve, Lyonnois
Gentil esprit, ornement de la France,
Qui d’Apollon sainctement inspiré
T’es le premier du peuple retiré,
Loin du chemin tracé par l’ignorance.
Sçeve divin, dont l’heureuse naissance
N’a moins encore son Rosne décoré
Que du Tuscan le fleuve est honnoré
Du Tronc qui prend à son bord accroissance,
Reçoy le vœu qu’un devot Angevin
Enamouré de ton esprit divin,
Laissant la France à sa grandeur dedie ;
Ainsi tousjours le Rosne impetueux,
Ainsi la Sône au sein non fluctueux,
Sonne tousjours et Sçeve et sa Delie.
Joachim du Bellay, Poésies française et latines de
J du B, Garnier, 1918, p. 145.
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15/04/2020
Pierre de Marbeuf, Le Miracle d'amour
Sonnet
Et la mer et l’amour ont l’amer en partage,
Et la mer est amère, et l’amour est amer,
On s’abîme en l’amour aussi bien qu’en la mer ;
Car la mer et l’amour ne sont point sans orage.
Celui qui craint les eaux, qu’il demeure au rivage,
Celui qui craint les maux qu’on souffre pour aimer
Qu’il ne se laisse pas à l’amour enflammer,
Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage.
La mère de l’amour eut la mer pour berceau,
Le feu sort de l’amour, sa mère sort de l’eau,
Mas l’eau contre ce feu ne peut fournir des armes.
Si l’on pouvait éteindre un brasier amoureux,
Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,
Que j’eusse éteint son feu de la mer de mes larmes.
Pierre de Marbeuf, Le Miracle d’amour, Obsidiane,
1983, p. 130.
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14/04/2020
Louise Labé, Œuvres, Sonnets
Sonnet VII
On voit mourir toute chose animée,
Lors que du corps l'âme futile part :
Je suis le corps, toi la meilleure part ;
Ou es tu donc, dame vie aimée ?
Ne délaissez pas si longtemps pamée
Pour me sauver après viendrais trop tard,
Las, ne mets point ton corps en ce hazard ;
Rens lui sa part & moitié estimée.
Mais fais, Ami, que ne sois dangereuse
Cette rencontre & revue amoureuse,
L'accompagnant, non de severite,
Non de rigueur : mais de grâce amiable,
Qui doucement me rende sa beauté,
Jadis cruelle, a present favorable.
Louise Labé, Œuvres, Slatkine, 1981, p. 114.
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13/04/2020
Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène
Bonjour, ma douce vie, autant remply de joye,
Que triste je vous dis au departir adieu :
En vostre bonne grace, hé, dites moy quel lieu
Tient mon cœur, que captif devers vous je r’envoye ?
Ou bien si la longueur du temps & de la voye
Et l’absence des lieux ont amorty le feu
Qui commençoit en vous à se monstrer un peu :
Au moins, s’il n’est ainsi, trompé je le pensoye.
Par espreuve je sens que les amoureux traits
Blessent plus fort de loing qu’à l’heure qu’ils sont pres,
Et que l’absence engendre au double le servage.
Je suis content de vivre en l’estat où je suis,
De passer plus avant je ne dois ny ne puis :
Je deviendrois tout fol, où je veux estre sage.
Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, dans Les
Amours, Garnier, 1963, p. 429.
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12/04/2020
Philippe Desportes, Contre une nuit trop claire
Quand quelquefois je pense au vol de cette vie,
Et que nos plus beaux jours plus vitement s’en vont,
Comme neige au soleil mes esprits se défont,
Et de mon cœur troublé toute joie est ravie.
Ô désirs qi teniez ma jeunesse asservie,
Semant devant le temps des rides sur mon front,
Ma nef par vos fureurs ne sera mise à fond ;
Je vois la rive proche où le Ciel me convie.
Mais pourquoi, las ! plus tôt ne me suis-je avisé
Que le bien de ce monde et l’honneur plus prisé
N’est qu’un songe, un fantôme, une ombre, un vain nuage ?
Telle erreur si longtemps ne m’eût pas arrêté,
Comme une second Narcisse, amoureux de l’ombrage,
Au lieu du bien parfait et de la vérité.
(Œuvres chrétiennes, Sonnets spirituels)
Philippe Desportes, Contre une nuit trop claire, Orphée/La Différence,
1989, p. 97.
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