12/02/2020
Paul Valet (1905-1987), La parole qui me porte
Pour survivre
Dans ce monde clos de morts
Où l’espoir enterre l’espoir
Il me reste le Refus
Pour survivre
Je forgerai
Avec la limaille de vos mots
Je forgerai une langue de fer
Pour parler à des surlendemains
Paul Valet, La parole qui me porte,
Poésie/Gallimard, 2020, p. 125, 126.
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11/02/2020
Henri Michaux, Émergences-résurgences
[...]
Et la peinture ? Et ce que je m’étais promis d’entreprendre ?
Embarras : je ne veux apprendre que de moi, même si les sentiers ne sont pas visibles, pas tracés, ou n’en finissent pas, ou s’arrêtent soudain. Je ne veux non plus rien « reproduire » de ce qui est déjà au monde.
Si je tiens à aller par des traits plutôt que par des mots, c’est toujours pour entrer en relation avec ce que j’ai de plus précieux, de plus vrai, de plus replié, de plus « mien », et non avec des formes géométriques, ou des toits de maisons ou de bouts de rues, ou des pommes et des harengs sur une assiette ; c’est à cette recherche que je suis parti.
Difficultés. Enlisement.
Henri Michaux, Émergences-résurgences, dans Œuvres complètes, III, Pléiade / Gallimard, 2004, p. 549.
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10/02/2020
Pascal Quignard, Mourir de penser
Écrire est cet étrange processus par lequel la masse continue de la langue, une fois rompue dans le silence, s’oriente sous forme de petits signes non liés et dont la provenance se découvre extraordinairement contingente au cours de l’histoire qui précède la naissance. Cet alphabet est déjà une ruine. Par cette mutation chaque « sens » se décontextualise. Tout signal devenant signe perd son injonction tout en perdant le son dans le silence. Tout signe se décompose alors et devient littera morte, non coercitive, interprétable, transférable, transférentielle, transportable, ludique.
Pascal Quignard, Mourir de penser, Folio/Gallimard, 2015, p. 218.
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09/02/2020
Cédric Demangeot, Le Poudroiement des conclusions
le fumeur au balcon la petite cage
suspendue dans le gris. la cour
aux trois cents fenêtres. qu’il faut recompter
de temps en temps pour être sûr de la couleur
des rideaux de l’âge
de la main qui les tire — toujours
à un moment précis. la nuit
je connais l’heure qu’il est en comptant
combien de fenêtres sur les trois cents
sont encore allumées. et je connais
le nombre d’années qu’il me reste
à rester suspendu dans le gris
en comptant les milliers de mégots que j’
ai jeté dans le seau qui me sert de
cendrier de réserve de neige
Cédric Demangeot, Le Poudroiement des conclusions,
dessins Ena Lindenbaur, L’atelier contemporain, 2020, p. 134-135.
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08/02/2020
Antoine Emaz, Peau
Vert, I (31.09.05)
on marche dans le jardin
il y a peu à dire
seulement voir la lumière
sur la haie de fusains
un reste de pluie brille
sur les feuilles de lierre
rien ne bouge
sauf le corps tout entier
une odeur d'eau
la terre acide
les feuilles les aiguilles de pin
silence
sauf les oiseaux
marche lente
le corps se remplit du jardin
sans pensée ni mémoire
accord tacite
avec un bout de terre
rien de plus
ça ne dure pas
cette sorte de temps
on est rejoint
par l'emploi de l'heure
l'à faire
le corps se replie
simple support de tête
à nouveau les mots
l'utile
on rentre
on écrit
ce qui s'est passé
il ne s'est rien passé
Antoine Emaz, Peau, encres de Djamel Meskache,
éditions Tarabuste, 2008, p. 25-28. © Photo T. Hordé, 2012
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07/02/2020
Jean-Claude Pirotte, Le promenoir magique et autres poèmes
quand l’autrefois s’appelait
encore le maintenant (ou jamais)
il y avait de la verdure
qui contrastait avec le ciel
il y avait de la solitude
et des tas d’autres endroits
où pleurer rire jouer boire
n’était pas indécent
il y avait un peu de sang
qui brillait au bord du ruisseau
mais ce n’était qu’une fleur rouge
et le vent la faisait frémir
comme une ame de jeune fille
Jean-Claude Pirotte, Le promenoir magique
et autres poèmes, La Table ronde, 2009, p. 383.
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06/02/2020
André Breton, Paul Éluard, Correspondance 1919-1938
[à Paul Éluard] 7 mars 1930, 11 h soir
Mon cher petit Paul,
[...] Il est tard et je me trouve seul. Ce soir et dans la vie. Où tout cela va-t-il, autant ne pas y songer. Mais à coup sûr à sa fin, qui est la mienne. Non qu’il me tarde de mourir, je me découvre de temps à autre — et ceci dans des temps très courts — le grand appétit de choses qui sont plutôt dans la vie ou plutôt non : il n’y en a plus qu’une, je n’aime plus la poésie, je ‘aime plus la Révolution, je n’aime plus que l’amour. Je n’ai peut-être jamais rien aimé que l’amour. Et sans n’ai-je jamais aimé un être qu’en fonction de l’amour dont je le croyais capable.
André Breton, Paul Éluard, Correspondance 1919-1938, édition É-A. Hubert, Gallimard, 2019, p. 205.
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04/02/2020
Bartolo Cattafi (1922-1979), Mars et ses ides
L’air
Je vais et je viens
je vais et je viens
déplaçant l’air
ventilant le climat
l’air que je renvoie
revient là où auparavant il était
aucun trou vide fissure
irrespirable déchirure dans le tissu
dans lequel se lancer
fuir
et la déchirure recousue derrière
nous trouver une autre manière de marcher
de respirer
Bartolo Cattafi, Mars et ses ides, traduction
Philippe di Meo, Héros Limite, 2014, p. 89.
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03/02/2020
Cesare Pavese, Travailler fatigue
Le paradis sur les toits
Le jour sera tranquille, froidement lumineux
comme le soleil qui naît et qui meurt
et la vitre hors du ciel retiendra l’air souillé.
On s’éveille un matin, une fois pour toujours,
dans la douce chaleur du dernier sommeil : l’ombre
sera comme cette douce chaleur. Par la vaste fenêtre
un ciel plus vaste encore remplira la chambre.
De l’escalier gravi une fois pour toujours
ne viendront plus ni voix ni visages défunts.
Il sera inutile de se lever du lit.
Seule l’aube entrera dans la chambre déserte.
La fenêtre suffira à vêtir chaque chose
d’une clarté tranquille, une lumière presque.
Elle posera une ombre décharnée sur le visage étendu.
Les souvenirs seront des nœuds d’ombre
tapis comme de vieilles braises
dans la cheminée. Le souvenir sera la flamme
qui rongeait hier encore dans le visage éteint.
Cesare Pavese, Travailler fatigue, traduction Gilles de Van,
Gallimard, 1969, p. 273.
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01/02/2020
Paul Éluard, La Rose publique
Tranquilles objets familiers
Nous descendons dans une mine héroïque
Nous en tirerons les verrous
Nous avons fermé les volets
Les arbres ne s’élèveront plus
On ne fouillera plus la terre
On ne nous déterrera pas
Il n’y a plus de profondeurs
Ni de surfaces
Paul Éluard, La Rose publique,
Gallimard, 1934, p. 51.
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31/01/2020
Anna Ayanoglou, Le fil des traversées
Le règne des confins
Des frontières appuyées, de la dichotomie
qui chez moi façonnait l’espace
plus rien
Sitôt passé le centre
la chaussée jusqu’au pied des maisons
Même le ciment, le verre
quand ils surgissent
portent le sceau de la verdure
Parfois, une rue se tarit —
dans la tourbière, les herbes folles
j’ai continué
sans que rien ne se perde
Anna Ayanoglou, Le fil des traversées,
Gallimard, 208, p. 51.
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30/01/2020
Agbès Rouzier, Le fait même d'écrire
Mauvaise humeur. Énervement, impossibilité de vaincre une impression de distance. Comment aborder la vie courante pourqu’il y ait un rapport d’intensité — rapport hors duquel je suis aveugle — de moi-même aux choses ? Et il s’agir là de bien autre chose que d’une attitude psychotique. (Se mettre en état d’apprendre, comme si la différence ne se manifestait qu’à travers un état aigu tant d’enthousiasme que de vigilance ?
Agnès Rouzier, Le fait même d’écrire, Change/Seghers, 1985, p. 166.
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29/01/2020
Jean-Luc Sarré, La Part des anges
La fille qui s’affaire à l’évier
les manches retroussées jusqu’aux coudes
son bol ébréché fumant
sur une table de cuisine
et le bourdonnement des mouches.
On dirait d’une Normandie
que l’haleine chaude du siroco
aurait privée de sa mémoire.
Jean-Luc Sarré, La Part des anges,
La Dogana, 2007, p. 51.
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28/01/2020
André Breton, Les Pas perdus
Les mots sans rides
On commençait à se défier des mots, on venait tout à coup de s’apercevoir qu’ils demandaient à être traités autrement que ces petits auxiliaires pour lesquels on les avait toujours pris ; certains pensaient qu’à force de servir ils s’étaient beaucoup affinés, d’autres que, par essence, ils pouvaient légitimement aspirer à une condition autre que la leur, bref, il était question de les affranchir. À « l’alchimie du verbe » avait succédé une véritable chimie qui tout d’abord s’était employée à dégager les propriétés de ces mots dont une seule, le sens, spécifié par le dictionnaire. Il s’agissait : 1° de considérer le mot en soi ; 2° d’étudier d’aussi près que possible les réactions des mots les uns avec les autres. Ce n’est qu’à ce prix qu’on pouvait espérer rendre au langage sa destination pleine, ce qui, pour quelques-uns, dont j’étais, devait faire faire un grand pas à la connaissance, exalter d’autant la vie. Nous nous exposions par là aux persécutions d’usage, dans un domaine où le bien (bien parler) consiste à tenir compte avant tout de l’étymologie du mot, c’est-à-dire de son poids le plus mort, à conformer la phrase à une syntaxe médiocrement utilitaire, toutes choses en accord avec le piètre conservatisme humain et avec cette horreur de l’infini qui ne manque pas chez mes semblables une occasion de se manifester.
André Breton, Les Pas perdus, dans Œuvres complètes, I, Pléiade / Gallimard, 1988, p. 284.
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27/01/2020
Gottfried Benn, Poèmes
Les grilles
Les grilles sont refermées,
mieux : le mur est clos.
Certes tu t’es sauvé,
mais qui as-tu sauvé ?
Trois peupliers près d’une écluse
une mouette qui vole vers la mer
c’est la manière des plaines
et c’est des plaines que tu viens,
puis chaque année te tortillant
tu te dépouillas des poils et des peaux,
tu te nourris des boissons set des proies
qu’un autre te donna,
un autre — silence — cet air-là
commence par l’amertume —
tu te sauvas à l’intérieur des grilles
que plus rien ne peut ouvrir.
Gottfried Benn, Poèmes, traduction Pierre
Garnier, Gallimard, 1972, p. 305.
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