11/04/2020
Jean de Sponde, Les Amours
XI
Tous mes propos jadis ne vous faisoient instance
Que de l’ardent amour dont j’estois embrazé :
Mais depuis que vostre œil sur moy s’est appaisé
Je ne vous puis parler rien que de ma constance.
L’Amour mesme de qui j’esprouve l’assistance,
Qui sçait combien l’esprit de l’homme est fort aisé
D’aller aux changements, se tient comme abusé
Voyant qu’en vous aimant j’aime sans repentance.
Il s’en remonstre assez qui bruslent vivement,
Mais la fin de leur feu, qui va se consommant,
N’est qu’un brin de fumée et qu’un morceau de cendre.
Je laisse ces amans croupir en leurs humeurs
Et me tient pour content, s’il vous plaist de comprendre
Que mon feu ne sçaurait mourir si je meurs.
Jean de Sponde, Les Amours, dans Œuvres littéraires,
Droz, 1978, p. 59.
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10/04/2020
Pierre Silvain, Le Jardin des retours
Tout commence donc par un contretemps. Un train passait et je suivais sa progression ralentie, entre les touffes de tamaris qui bordaient la voie ferrée, à l’approche de la petite gare. Le sifflement de la locomotive m’avait alerté. Je levais la tête au-dessus du papier, mais la diversion que je partageais avec les autres élèves ne me distrayait pas de mon désir contrarié par le silence d’une carte de géographie et la disparition dans les sables du fleuve reptilien sorti de la zone brun clair figurant, avant de se dégrader en tons plus clairs jusqu’au jaune pâle du désert, la haute montagne. Le retard a été une des obsessions de mon enfance, le retard des choses de ce monde à répondre à mon appel. Si exigeant et angoissé qu’il a pu être — qu’il demeure. Contrastant avec la lenteur, l’hébétude proche de l’engourdissement que le climat entretenait dans les corps et les têtes.
Pierre Silvain, Le Jardin des retours, Verdier, 2002, p. 32.
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08/04/2020
Bashô, Le Faucon impatient
Un éclair soudain
dans les ténèbres s’en va
le cri du héron
Champignons des pins
des feuilles d’arbres inconnus
sont restées collées
Automne s’en va
quand elle a ouvert le main
bogue de châtaigne
Dans sa robe de plumes
emmitouflées bien au chaud
pattes du canard
Ah le feu de braise
du visiteur sur le mur
l’ombre se profile
Bashô, Le Faucon impatient, traduction
René Sieffert, POF, 1994, p. 203, 207,
215, 241, 245.
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06/04/2020
Pïerre de Ronsard, Folastries
Folastrie III
Et cependant que la jeunesse,
D’une tremoussante souplesse,
Et de maniments fretillars
Agitait les rougnons paillars
De Catin à gauche et à destre ;
Moine, chanoine ou cordelier,
N’a refusé son hatelier (= ratelier].
Car le mestier de l’un sus l’autre
Où l’un dessus l’autre se veautre,
Luy plaisoit tant qu’en remuant,
En haletant, et en suant,
Tel bouc sortoit de ses aisselles,
Et tel parfum de ses mamelles,
Qu’au mont Liban ensafrané
En eust esté bien embrené.
Ceste Catin, en sa jeunesse,
Fut si nayve de simplesse,
Qu’autant le pauvre luy plaisoit
Comme le riche, et ne faisoit
Le soubresaut pour l’avarice,
Mais elle disoit que c’estoit vice
De prendre chaîne ou diamant
Du pauvre ny de riche amant,
Pourveu qu’il servist bien en chambre
Et qu’il n’eust plus d’un pied de membre ;
Autant le beau comme le laid,
Et le maistre que le valet,
Estoient repus de la doucette
A la luitte [= lutte] de la fossette,
Et si bien les resecouoit,
Les repoussoit et remouvoit
De mainte paillarde venue,
Qu’après la fievre continue
Ne falloit point de les saisir
Pour payment d’avoir fait plaisir
A Catin, sans jamais soulée,
De tuer, pour estre foulée,
Et qui de tourdions [= contorsions] a mis
Au tombeau ses plus grands amis.
[...]
Pierre de Ronsard, Livret de folastries, édition
Van Bever, Mercure de France, 1919, p. 60-62.
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05/04/2020
Paul Claudel, Ægri Somnia
Ægri Somnia
Depuis que je suis malade et ne puis plus bouger de mon lit, attentif entre mes quatre murs au progrès et à la dégradation d’une certaine clarté intérieure et hagarde qui est cette journée pareille aux autres journées, je reçois beaucoup de visiteurs. Le malade est toujours là. Il est comme un triste piquet au milieu d’un fleuve qui attire et recueille toutes les flottaisons du courant. [...]
Paul Claudel, Œuvres en prose, Pléiade /Gallimard, 1965, p. 886.
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04/04/2020
Étienne Faure, Tête en bas
De la perte il me reste une enveloppe, pelure
de ton amour naguère qui me souriait — que faire,
respirer, humer le désert, se souvenir du
va-et-vient de l’air dans ton corps qui sortait,
rentrait dans la cage, interdit de quitter
le territoire du torse
pendant tout l’hiver quand légèrement blanchi
Paris givrait de l’intérieur au contact de nos souffles,
cette espèce de candeur où tes lèvres
et la chaleur des corps mue en chaleur humaine
m’avaient assigné — maintenant me voici
face aux arbres, nouvelle fenêtre
d’où l’avenir allègrement raté s’aperçoit,
qui exonère de tout devoir de survie
— le ciel n’est pas trop moche par rapport à hier,
si je mourais maintenant ça ne serait
pas bien grave, il est quelle heure ?
Et pense à respirer mon amour.
le pire est expiré
Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, p. 91.
On peut lire un texte en prose récent d’Étienne Faure sur remue.net :
https://remue.net/silence-on-reve-etienne-faure
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03/04/2020
Paul Valéry, Carnets, II
Éros
La passion de l’amour est la plus absurde. C’est une fabrication littéraire et ridicule.
De quoi un antique auteur pouvait-il parler ? après la guerre et les champs _ il tombait dans le vin et l’amour.
Mais si l’on sépare les choses indépendantes — on trouve bien un sentiment singulier devant l’être vivant, devant l’autre — mais ce n’est pas l’amour — quoique cela puisse finir dans certaines expériences de physique.
Paul Valéry, Carnets, II, Pléiade/Gallimard, 1974, p. 396.
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02/04/2020
Giorgio Caproni, La mur de la terre
Moi aussi
Moi aussi j’ai essayé
Ce fut toute une guerre
d’ongles. Mais maintenant je le sais
Nul ne pourra jamais trouer
le mur de la terre.
Giogio Caproni, Le mur de la terre, traduction
Philippe di Meo, Atelier La Feugraie, 2992, p. 85.
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01/04/2020
Umberto Saba, Il Canzoniere
Sur la place
L’un va à la chasse à l’amour, l’autre aux plaisirs,
ou seulement aux souvenirs.
Dans les baraques
le soir, on n’arrive plus à servir
les lourds marrons grillés aux grands gaillards
du quartier libre.
Sur l’antique place
règne encore là-haut la gloire.
Personnage à cheval, prisonnier dans l’ennui
de marbre qui gauchement l’adule.
Umberto Saba, Il Canzoniere, L’Âge d’homme,
1988, p. 475.
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31/03/2020
Joseph Joubert, Carnets, I
L’imagination est le goût. La raison est sans appétits : la vérité et la justesse lui suffisent.
Le papier est patient, mais le lecteur ne l’est pas.
Tout ce qui est très plaisant a quelque exagération et contient nécessairement une vérité défigurée.
Les animaux aiment ceux qui leur parlent.
Le châtiment de ceux qui ont trop aimé les femmes est de les aimer toujours.
Joseph Joubert, Carnets, I, Gallimard, 1938, 1994, p. 271, 272, 273, 274, 278.
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29/03/2020
Estienne de la Boétie, Sonnets
J’ai fait preuve des deux, meshui je le puis dire :
Soit je pres, soit je loing, tant mal traicté je suis,
Que choisir le meilleur à grand peine je puis
Fors que le mal present me semble tousjours pire.
Las ! En ce rude choix que me fault il dire ?
Quand je ne la voy point, le jours me semblent nuits ;
Et je sçay qu’à la voir j’ai gaigné mes ennuis :
Mais deusse je avoir pis, de la voir je desire.
Quelque brave guerrier, hors du combat surpris
D’un mosquet, a despit que de pres il n’aist pris
Un plus honneste coup d’une lance cogneue :
Et moy, sachant combien j’ay par tout enduré,
D’avoir mal pres & loing je suis bien asseuré ;
Mais quoy ! s’il faut mourir, je veux voir qui me tue.
Estienne de la Boétie, Sonnets, dans Œuvres complètes, II, édition Louis Desgraves, Conseil général de la Dordogne/William Blake ans Co, 1991, p. 127.
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28/03/2020
Henri Thomas, Le crapaud dans la tour
La pleine lune éclairait ma chambre par la fente des volets, et mon chien qui se promenait dans la propriété était fou comme à chaque pleine lune ici. Colpach ne connaissait, jusqu’à l’été, que les nuits des Ardennes. Celles d’ici, par pleine lune, l’ont mis dans de telles frayeurs que j’ai presque regretté de l’avoir amené, mais je n’avais vraiment personne à qui le confier. Il a peur, et il se met à aboyer, c’est le cas de le dire, à la lune. Cela m’a valu des plaintes de nos hôtes intellectuels. Cette nuit-là j’ai entendu une fenêtre s’ouvrit, et la voix de la jeune artiste-peintre : « Ô ce chien ! »
Colpach ne se calme que si je viens à lui et lui prends le museau dans ma main. Je l’ai trouvé sur une terrasse écartée, et je l’ai amené dans mon garage où il fait noir.
Henri Thomas, Le crapaud dans la tour, Fata Morgana, 1992, p. 14-15.
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27/03/2020
Italo Svevo, Écrits intimes
Aujourd’hui, je suis passé devant la fenêtre d’un rez-de-chaussée. IL y avait un chat qi regardait la ville avec l’attention objective et indifférente qui est la qualité de ce petit félin au repos. Ce chat me donna envie de rire. Blanc et jaune, il avait autour du nez une tache plus sombre, qui était peut-être causée par de la saleté, ce qui lui conférait une apparence de dédain. Ce petit nez semblait se tordre de dégoût. Mais un animal à ce point inerte ne doit pas exprimer un tel dégoût. Je lui dis : « Stupide animal ! »
Il me regarda et ne donna pas d’autre réponse. Mais il n’aurait pas eu besoin d’autre chose, parce qu’avec ce geste, il avait concentré sur moi tout cet ennui qu’il avait manifesté au quartier tout entier.
Mais, derrière lui, se dressa la petite tête d’un enfant de douze ans et, de sa fenêtre sombre, il me retourna mon insulte : « C’est toi qui es stupide, et pas ma bête. »
Et j’aimai cet enfant, qui protégeait son chat.
Italo Svevo, Écrits intimes, traduction Mario Fusco, Gallimard, 1973, p. 115.
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26/03/2020
Eduard Mörike (1804-1875), Poèmes
À l’aimée
Lorsqu’à te contempler je me sens apaisé
Comblé, sans faim, sans voix, près de ton ssanctuaire
Je crois alors tout bas entendre respirer
L’ange qui te ressemble et habite en toi.
Un sourire étonné et qui doute, incrédule
Vient naître sur ma lèvre : est-ce leurre, illusion,
Puis-je croire enfin que on unique désir,
Mon vœu le plus hardi, en toi sera comblé ?
Quand plonge mon esprit d’abîmes en abîmes
J’entends dans l’antre noir de la divinité,
Les sources du Destin au bruit mélodieux.
Je porte mon regard chancelant vers les cieux :
Au firmament, là-haut, me sourient les étoiles ;
Et j’écoute à genoux leur beau chant lumineux.
Eduard Mörike, Poèmes, traduction Nicole Taubes,
Les Belles Lettres, 2010, p. 151.
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25/03/2020
Christopher Okigbo, Labyrinthes
Et comment dit-on NON en plein tonnerre ?
On trempe sa langue dans l’océan ;
Campa avec le chœur des dauphins
Inconstants, près de minces bancs de sable
Arrosés de souvenirs ;
On étend ses branches de corail
Les branches s’étendant dans le silence
Des sens ; ce silence se distille
En jaunes mélodies.
Christopher Okigbo, Labyrinthes, traduit de l’anglais
(Nigeria) Christiane Fioupou, Gallimard, 2020, p. 141.
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