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13/05/2020

Salvatore Quasimodo, Poèmes

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           Élégie

 

Froide messagère de la nuit

tu es revenue limpide au balcon

des maisons ravagées

pour éclairer des tombes sans nom

et les restes abandonnés de la terre fumante.

Ci-gît notre songe. Solitaire

tu montes vers le Nord où toute chose

s’achemine sans lumière à sa mort,

et tu résistes.

 

Salvatore Quasimodo, Poèmes, traduction

Pericle Patocchi, Mercure de France, 1958, p. 58.

12/05/2020

Guido Ceronetti, Une poignée d'apparences

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                                   Leopardi et Kafka

 

L’exclusion du salut que Kafka rend plus redoutable, au moment où le piège se déclenche pour nous, n’annule pas la possibilité d’un salut comme explication du bien et du mal, de la vie et de sa destruction. C’est un salut amer et intellectuel, mais c’est l’ultime refuge de l’espérance messianique.

Kafka est un tapis fait de tous les fils et de toutes les couleurs du mystère et de la passion hébraïques, il est prophétique et talmudique, élection traditionnelle et décadence d’un ghetto proche de la démolition, victime expiatoire et tikva sioniste. C’est un tapis volant qui permet de retrouver, après le vol nocturne, le architectures familières de l’absolu métaphysique : bien que suspendues et flottantes, elles nous paraissent reposer, seules, sur un terrain sûr.

 

Guido Ceronetti, Une poignée d’apparences, traduction André Maugé, Albin Michel, 1988, p. 183.

 

11/05/2020

Caarlo Emilio Gadda, L'affreux pastis de la rue des merles

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     C'était une journée splendide, une de ces journées si superbement romaines qu'un fonctionnaire  de 8ème grade, fut-y su' l' point de s' propulser au 7ème, est capable d' sentir lui aussi, mais oui, un je n' sais quoi gigoter en son âme, un p' tit quèque chose qui ressemble assez au bonheur. Il avait l'impression, parole, d'aspirer d' l'ambroisie par les narines, d'en imbiber ses poumons. Et sul' travertin ou l' péperin d' chaque façade d'église, au faîte d'chaque colonne, ce poudroiement doré d'soleil déjà auréolé d'un carrousel de mouches. Et puis, c'est qu'il avait en tête tout un programme, l'Ingravallo. Car à Marino, y avait mieux que l'ambroisie ! "Chez Pippo", en effet, on trouvait un blanc homicide, un p'tit salopard d' quatre ans, couché dans certains biberons, un blanc qui aurait pu électriser, cinq ans plus tôt, le défunt cabinet Facta,  si la Facta factorum en quetion eût été à même d'en soupçonner l'existence. Sur les nerfs d'un molisan, en tout cas, il faisait office de café fort, avec, en plus, tout le bouquet, toutes les nuances d'un cru de grande classe, les témoignages et les constats modulés, lingo-palato,pharyngo-œsophagiques, d'une introduction dyonisiaque. Et qui sait, en s'en'oyant un ou deux d'ces 'odets derrière la cravate...

 Carlo Emilio Gadda, L'affreux pastis de la rue des merles, traduction Louis Bonalumi, Seuil, 1963, p. 49.

 

 

10/05/2020

Tommaso Landolfi, La femme de Gogol

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                                    La femme de Gogol

 

   Au moment que se présente à moi le problème embrouillé de la femme de Nicolas Vassiliévitch, je suis pris d'hésitation. Ai-je le droit de révéler ce qui n'est connu de personne, ce que mon inoubliable ami lui-même (et il avait ses bonnes raisons) voulait cacher à tout le monde, ce qui, dis-je, ne saurait donner matière qu'aux plus perfides et balourdes interprétations — sans compter que cela va peut-être offenser des foisons d'âmes cléricalement et sordidement hypocrites, et quelque âme vraiment pure aussi, pourquoi pas, à condition qu'il s'en trouve encore une ? Ai-je le droit par ailleurs, de révéler une chose devant laquelle mon propre jugement recule, quand il ne prend pas, de façon plus ou moins avouée, le parti de la réprobation ? Comme biographe, cependant, mes devoirs sont précis. Je crois que tout renseignement sur le cas d'un homme si extraordinaire devrait être précieux tant aux générations futures qu'à la nôtre, et je ne voudrais pas confier à un jugement frivole, autrement dit masquer, ce qui n'a pas la moindre chance d'être sainement jugé avant la fin des temps. En vérité, nous permettrons-nous de condamner, nous autres ? Serait-ce donc qu'il nous fut donné de connaître les nécessités intimes et encore les fins d'utilité générale et supérieure auxquelles répondaient les actions de tels hommes extraordinaires, qui ont eu la mésaventure de nous paraître vils ? Certes non, car  à ces natures privilégiées nous n'avons jamais rien compris. « C'est vrai, disait un grand homme, je fais pipi moi aussi, mais pour toute autre raison ! »

[...]

Tommaso Landolfi, La femme de Gogol et autre récits, présentés par André Pieyre de Mandiargues (traducteur de cette nouvelle), Gallimard, 1969, p. 17-18.

09/05/2020

Giorgio Manganelli, Centuries

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                                            Quatre vingt-six   

 

Il se demande souvent si la question du rapport à la sphère n'est pas, de par sa nature même, insoluble. La sphère n'est pas présente en permanence devant ses yeux, cependant, même lorsqu'elle s'éloigne, même lorsqu'elle se retire ou se cache, la sphère agit, et il croit comprendre que si le monde présente cette forme qu'on connaît, c'est précisément parce qu'il doit accueillir la sphère. Parfois, alors qu'il vient de se réveiller, dans la chambre plongée dans une semi-obscurité — le jour a déjà commencé pour tout le monde, et ce n'est pas ce qu'il aime se lever tard, mais en retard — la sphère se tient en équilibre au milieu de la chambre ; il l'examine avec attention car, telle une question, la sphère exige de l'attention. La sphère n'est pas toujours de la même couleur, elle passe par toutes les nuances du gris au noir : parfois, et ce sont les moments les plus intéressants, la sphère bascule, laissant place à une cavité sphérique, à un vide entièrement privé de lumière. Il arrive que la sphère s'absente quelque temps, mais rarement plus d'une dizaine de jours. Elle réapparaît à l'improviste, à n'importe quelle heure, sans raison compréhensible, comme si elle revenait de voyage, comme après une absence légèrement coupable quoique convenue. Il a l'impression que la sphère fait semblant de présenter ses excuses, mais qu'elle est en réalité ironique et, même innocemment, maligne. Il fut un temps où, par la violence, il tenta d'effacer de sa vie cette présence révulsive ; mais la sphère est taciturne, insaisissable, à moins qu'elle ne décide elle-même de frapper ; elle provoque alors dans la partie du corps qu'elle atteint, une douleur opaque, sombre, déchirante. Quoi qu'il en soit, la manifestation typique de l'hostilité de la sphère consiste à s'interposer entre lui et quelque chose qu'il essaie de voir ; dans ce cas, la sphère est susceptible de devenir minuscule, une bille turbulente qui danse et s'esquive devant ses yeux. Il est une fois de plus tenté d'affronter la sphère avec une soudaine brutalité, comme s'il ignorait que, de par sa constitution il est impossible de l'atteindre  ; ou bien il envisage de s'enfuir, de recommencer sa vie en un lieu que la sphère ne connaît pas. Mais il ne croit pas que cela soit possible ; il pense qu'il doit convaincre la sphère de ne pas exister, et il sait que pour la conduire à cette progressive séduction du néant, il lui faut emprunter une voie lente, patiente, labyrinthique, et faire preuve d'ingéniosité et de minutie.

 Giorgio Manganelli, Centurie (cent petits romans fleuves), prologue de Italo Calvino, traduction Jean-Baptiste Para, éditions W, 1985, p. 183-184.

 

 

08/05/2020

Pierre Vinclair, La Sauvagerie

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[6] On n’élève plus de poulets sauvages, hélas ! Les poètes de jadis trempaient leur plume dans l’encrier de l’absolu, le lecteur mangeait de la viande, savait des vers, priait le Père ; le poète de ce temps sont d’hypocrites vegans, élevant en batterie leur poétique, s’agglutinent dans des festivals comme copulent des moucherons d’avril sur une toile lumineuse, et qui pourtant te disent de ronger jusqu’à l’os leurs poèmes pour jouir dans ta bouche à la fin.

 

Pierre Vinclair, La Sauvagerie, Corti, 2020, p. 189.

07/05/2020

Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood

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Quel sens donner au mauvais rêve de la mère putain,

Du père centenaire et du frère déserteur

Comme retranchés chacun dans une solitude amère,

Lequel aux fermages touchés, aux lettres sans réponse,

Sinon qu’on est trois fois coupable de survivre,

Volant aux morts leur dû, et pour justifier l’héritage

Profanant en songe celle qui fut la plus chère.

Mais une barque bleue enlisée dans la neige,

Le chahut de cinq cloches déréglée et fêlées,

Un train roulant à toute vapeur sur un pont de fer,

La façade en feu d’une forteresse qui s’effondre,

De ces obsessions nocturnes aux formes si précises

Rien ne laisse deviner la provenance et la clé.

 

Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood, Fata

Morgana, 1988, p. 9.

06/05/2020

Cesare Pavese, Travailler fatigue

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                  Récit du politique

 

Nous allions le matin au marché des poissons

et nous rincions l’œil : il y en avait d’argent,

des vermeils ou des verts, aux couleurs de la mer.

Comparés à la mer, tout écaillés d’argent,

les poissons l’emportaient. Nous pensions au retour.

 

Même les femmes étaient belles, l’amphore sur la tête,

olivâtre, façonnée sur la forme des hanches

mollement : chacun pensait aux femmes,

leur manière de parler ou de rire, de marcher dans la rue.

Nous étions tous à rire. Il pleuvait sur la mer.

 

Par les vignes cachées dans les replis de terre

l’eau macère feuilles et grapillons. Le ciel

se colore de nuages épars, rougissants

de soleil et de joie. Sur la terre saveurs

et couleurs dans le ciel. Personne avec nous.

 

Nous pensions au retour comme on pense au matin

après toute une nuit occupée à veiller.

Nous jouissions des couleurs des poissons et de l’humeur

Des fruits, à l’odeur pénétrante dans les relents marins.

Nous étions ivres, dans l’attente de retour.

 

Cesare Pavesse, Travailler fatigue, Gallimard, 1961, p. 257.

05/05/2020

Paul Celan, Grille de parole

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    Un œil ouvert

 

Heures, couleur mai, fraîches.

Ce qui n’est plus à nommer, brûlant,

audible dans la bouche.

 

Voix de personne, à nouveau.

 

Profondeur douloureuse de la prunelle :

la paupière

ne barre pas la route, le cil

ne compte pas ce qui entre.

 

Une larme, à demi,

lentille plus aiguë, mobile,

capte pour toi les images.

 

Paul Celan, Grille de parole, traduction

Martine Broda, 1991, p. 75.

04/05/2020

William Blake, Chants de l'innocence

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                Chanson du rire

 

Quand les bois verts rient avec l’accent de la joie,

Et que le ruisseau tout en fossettes rit en courant,

Quand l’air lui-même rit de nos gaies saillies,

Et que la verte colline rit en écho,

 

Quand les prés rient de leur vert étincelant,

Et que la sauterelle rit dans ce joyeux ensemble,

Quand Marie, Suzanne et Émilie

De leur douce bouche ronde égrènent les notes du rire,

 

Quand les oiseaux éclatants rient dans l’ombre

Où se dresse notre table offrant cerises et noix,

Viens vivre dans la joie et joindre à moi,

Chantant le doux refrain du rire.

 

William Blake, Chants de l’innocence, dans Poèmes,

Traduction M. L. Cazamian, Aubier-Flammarion,

1968, p. 133.

03/05/2020

Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud

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                      O bleu

 

                        Scène 1

 

Au petit matin les anges sont les yeux cernés

Et les boulets qu’ils traînent aux pieds font un bruit de

Casserole de quel bagne sortent-ils donc

Tout tachés de nuit à l’odeur de caoutchouc

Brûlé et leurs jupons déchirés laissent voir

Un genou poilu comme un bleuet

 

                             Scène 2

 

Au petit matin les anges ont les yeux meurtris

Ssi bleus à regarder toujours le ciel bleuir

Qu’ils se confondent avec l’azur un simple verre

Coloré pas même un lapis-lazuli et

Loin là-bas mon pauvre amour les dieux reprirent

Leurs chaussettes un nuage sert d’édredon de

Plumes et tout s’éteint alors il fait vraiment noir

 [...]

Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud,

Gallimard, 2009, p. 81.

01/05/2020

Jacques Prévert, Le monde libre

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Le monde libre

 

Grenades à billes

bombes à ailettes

funèbres gadgets

Cramponnés à leur manche à balai

les stupides sorciers du progrès

battent leurs derniers records meurtriers

Les forteresses volantes

ne sont pas châteaux en Espagne

Sordide

humaine réalité

les enfants du Viet-nam

jetés comme cartes à jouer

sur l’herbe rouge de la douleur

meurent

perforés

par les ordinateurs de l’horreur

 

Jacques Prévert, Textes divers 1929-1977,

Œuvres complètes, II, Pléiade/Gallimard,

1996, p. 823.

30/04/2020

Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes

Étienne de la boétie,sonnets,désespoir

La Blanchisseuse, 11

 

Oyez, bonnes gens, oyez !

Gens ouvriers, reprenez vos esprits...

Oyez ! Gens du Pré Chaud —

Ici habite le jeune fille Liberté,

notre belle promise.

Depuis longtemps j’aimais ses yeux,

simples, ouvriers.

Moi, jeune fille russe, moi, la manouvrière

aujourd’hui je vous régale de Liberté !

Bonnes gens ! Bonnes gens ! Il n’y aura plus de mal ni de misère !

Plus de mal ni de misère !

 

Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes, traduction du russe

Luda Schnitzer, Pierre Jean Oswald, 1967, p. 185.

29/04/2020

Oskar Pastior, Poèmepoèmes

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Le poème frisson frissonne à l’idée qu’il consisterait en un processus de langue qui pourrait affirmer qu’un processus s’est tellement autonomisé en lui qu’il frissonne à l’intérieur de son processus de langue à l’idée de frissonner le poème frisson est insensé de penser cela car comment frissonner déjà à l’idée de frissonner.

 

Oskar Pastior, Poèmepoèmes, traduction Alain Jadot, préface Christian Prigent, NOUS, 2013, p. 84.

28/04/2020

Leopoldo Maria Panero (1948-2014), Le dernier homme (poésie 1980-1986)

 

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Troubadour j’ai été, je ne sais qui je suis

 

Ce n’est que dans la nuit que je trouve mon aimée

dans la nuit, esseulé

dans la plaine sans personne

sauf une femme qui hurle

la tête dans la main

ce n’est que dans la nuit que je trouve mon aimée

la tête dans la main

 

Je lui offre comme l’encens

que d’autres rois lui offrent

mes propres souvenirs

en lui tendant la main

puis elle me tend sa tête

et avec son autre main

elle m’indique la nuit

 

Seul dans la nuit, à neuf heures

je sors chercher mon aimée

et dans la plaine comme cerfs

galopent les souvenirs

 

J’eus la voix, troubadour,

j’ai été, aujourd’hui sans chant

je ne sais qui je suis et

j’entends un fantôme dans la nuit

j’entends les morts réciter mes vers.

 

Leopoldo Maria Panero, Le dernier homme,

traduction de l’espagnol Rafael Garido,

Victor Martinez et Cédric Demangeot,

Fissile, 2020, p. 141.