18/03/2020
Simone Debout & André Breton, Correspondance 1958-1966
L’Atelier d’André Breton
Derrière la lourde table bureau, le mur que l’on a célébré et finalement transporté dans un espace public, comme si l’on pouvait séparer ce mur de l’atelier qu’à la fois il clôturait et portait jusqu’aux confins de la terre. Là, étaient juxtaposées des pièces d’art primitif, une écorce aborigène, des planches sculptées de Nouvelle-Calédonie, un tableau de Picabia et la grande peinture d’une tête de Miró. Plus bas, une foule de statuettes des Marquises, de l’Île de Pâques, des masques, de sombres fétiches parés de coquillages ou d’écorces et de plumes, et des petits tableaux de Jarry, de Miró, d’Arp, une photo-portrait d’Élisa et une grande volière d’oiseaux aux brillantes couleurs et des crânes surmodelés. Le passé et le présent le plus proche et le plus lointain, un tout dont la véhémence et la cohérence étaient celles du désir, de regard qui les avait choisis un à un, et que cette commune élection accordait.
Simone Debout, Mémoire, d’André Breton à Charles Fourier, dans S. D. & André Breton, Correspondance, 1958-1966, éditions Claire Paulhan, 2020, p. 170-171.
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17/03/2020
Christiane Veschambre, dit la femme dit l'enfant
À la radio, dit la femme, j’ai entendu Simone de Beauvoir déclarer qu’elle avait totalement réussi sa vie, que tous les rêves qu’elle faisait à seize ans, elle les avait réalisés. J’ai pensé en l’entendant que l’on ne quitte jamais le monde où on est né, même quand on s’en est exilé par un bond qui semblait définitif et qu’on a mis des univers entre soi et lui : parler ainsi de sa vie réussie c’est la tenir entre ses mains comme une propriété, il faut avoir le sens de la propriété, du bien à acquérir et à faire fructifier, de la satisfaction des biens ainsi un à un thésaurisés par la réalisation de chaque rêve. J’ai senti comme ma vie ne formait pas objet, comme mes rêves pour elle jouer du violoncelle, avoir un cheval, parler le russe et le portugais, peindre, construire des ponts — ne pouvaient parfois trouver leur dire qu’à présent, à la même heure où Simone de Beauvoir pouvait en faire un prospère bilan.
Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant, éditions isabelle sauvage, 2020, p. 18-19.
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16/03/2020
Julien Bosc, Neige d'avril
ce matin sept heures trente
la mésange bleue est la première dans le cerisier
de peu suivie par la nonnette
— ça ne vole pas bien haut
— peut-être bien mais c’est fort réjouissant
ces découvertes de petit jour après
le froid du lit la nuit
des rêves mi-figue mi-raisin
les poussières du réveil
le poêle en bas ici hésitant à reprendre
ça ne vole pas bien haut moquiez-vous supérieur
mais tout de quoi
sachez
délier le dehors du dedans
Julien Bosc, Neige d’avril, dans Des Pays habitables,
N° 1, printemps 2020.
Photo T. H., juillet 3017.
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15/03/2020
Pierre Vinclair, La Sauvagerie
Qui protéger ? puisque les espèces
n’en finissent pas d’apparaître, muter, per
muter, se laisser aller dans leur spécialité ?
si de la terre le très-haut fit des bêtes enfuies
et les oiseaux stupidement envolés avant
qu’Adam pût les river aux clous ? allez !
puissent au moins ces noms muets comme
des cailloux qui m’attendraient sur leur dépouille
servir à éclater les vitres et déclencher l’alarme
de vos magasins de pompes funèbres.
Pierre Vinclair, La Sauvagerie, Corti, 2020, p. 29.
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14/03/2020
Franz Kafka, Journaux
16 [décembre 1910]
J’ai été seul pendant 2 jours et demi — certes pas complètement — et déjà je suis, sinon transformé, en tout cas en bonne voie. Être seul exerce sur moi une force, qui n’échoue jamais. Mon intérieur se dissout (provisoirement en surface) et est prêt à laisser venir le plus profond. Une petite mise en ordre de mon intérieur commence à se mettre en place et je n’ai plus besoin de rien, car le désordre avec de petites capacités c’est le pire.
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 125-126.
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12/03/2020
Durs Grünbein, Presque un chant
Les journaux
J’ai mangé des cendres au petit déjeuner, cette poussière
Noire qui tombe des journaux, des colonnes dont l’encre est encore fraîche,
Où un putsch ne fait pas de taches et où le typhon reste immobile, noir sur blanc,
Et j’avais l’impression qu’elles se pourléchaient les babines, les Parques bavardes,
Quand, à la page Sports, commença la guerre sur laquelle se fondent les cours de la Bourse.
J’ai mangé des cendres au petit déjeuner. Mon régime quotidien.
Et de Clio, comme toujours, pas un mot... Soudain, en les repliant,
Le bruissement des pages passa sur ma peau comme un frisson.
Durs Grünbein, Presque un chant, traduction Jean-Yves Masson et Fedora Wesseler, 2019, p. 78.
L'Atelier contemporain :
À côté du travail de fond des libraires tout au long de l’année, sans lesquels une maison comme L’Atelier contemporain ne pourrait tout simplement pas vivre, nous proposons donc une formule d’abonnement afin de nous permettre de répondre en partie à nos besoins en trésorerie, équilibrer nos budgets.
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11/03/2020
Christophe Carraud, Le nouvel ordre moral
[Le recroquevillement] apparaît sous toutes sortes de figures équivalentes: l’accès de fièvres nationalistes et enfrontiérées, si l’on ose ce néologisme, le beau mot de rassemblement étant synonyme désormais de forclusion ; le hausse- ment d’épaules devant l’Europe, quand ce n’est pas l’agitation frénétique, tel un possédé devant un bénitier ; la carrière où s’engagent à coups de «droits» tous les communautarismes possibles, en attendant le triomphe de tel d’entre eux, asservi à la loi de l’opinion la plus forte et des sinistres stratégies de lobbies ; la défaite de l’État et la vidange de ses institutions ; l’inflation des lois et la disponibilité du droit épousant les intérêts particuliers (des juges, dans ce pays, entendent même créer le droit, tant leur cœur est empli de bons sentiments, dans la confusion des ordres la plus totale) ; cependant que prospère symétriquement la propagande, celle, du même mouvement, de l’empire des choses et du « politiquement correct ». C’est ainsi, comme le disait Bobbio, que « quand un besoin entre dans la sphère des possibilités de satisfaction, il se transforme en droit » — encore faudrait-il commencer par préciser tout ce qu’il aura fallu d’efforts propagandistes pour établir dans les esprits sou- mis la nouvelle liste du désirable, ce à quoi les institutions elles-mêmes s’emploient, à commencer par l’école. La fabrique des nombrils, de l’école à l’université et aux instituts de « recherche », vastes procures de prébendes, connaît une grande prospérité, qui fait les heures glorieuses de la plage où, dûment alignés à l’horizontale des réseaux sociaux, les individus s’exposent au nouveau soleil de leurs idoles. On entend de loin en loin remuer ceux qui n’ont pas leur part du gâteau, mais ils se garderaient bien d’en modifier la recette, l’important étant qu’ils y goûtent — sous la forme minimale, en attendant, qui fait l’internationale du genre humain, c’est-à-dire un abonnement à la 4G. Et bientôt la cinquième leur permettra de savourer la sécurité complète des circulations dans le monde, l’interconnexion béate à la servitude volontaire et à la surveillance consentie. On comprend que certains d’entre eux rêvent de porter au pouvoir le maton qui assurera la cohérence du tableau.
Le pauvre se rêve riche en puissance. Nourri au même lait que lui, aux mêmes « réformes sociétales », aux mêmes objets, aux mêmes informations, aux mêmes pesticides (il y a en tous domaines des poisons, des cancers équivalents). Présent comme lui sur les mêmes «réseaux»; obéissant comme lui aux mêmes injonctions, emploi, croissance ; participant comme lui au vaste dialogue des individus se ruant, comme un seul Narcisse, sur leurs écrans et leurs images de cristaux et de plastique. Que chacun tienne à ne « représenter » que soi, et qu’aucune pensée n’émerge ni ne puisse se faire jour ne tient donc pas du hasard. Les châtiments dantesques sont remontés de leurs bolges pour hanter ces surfaces sans le moindre relief. L’individu, pauvre ou riche, a reçu sa récompense.
Christophe Carraud, Le nouvel ordre moral, dans Conférence, n° 47 et dernier, hiver 2018-printemps 2019, p. 13-14 et 22.
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10/03/2020
Jack Spicer, c'est mon vocabulaire qui m'a fait ça
Improvisations sur une phrase de Poe
« L’indéfinissable est un élément de la vraie musique »
La grande harmonie de ce qui
Ne s’abaisse pas en se définissant. La mouette
Seule sur la jetée croassant à gorge déployée
Sur nul poisson, nulle autre mouette,
Nul océan. Autant absolument dépourvue de signification
Qu’un cor anglais.
Ce n’est même pas un orchestre. Harmonie
Seule sur une jetée. La grande harmonie de ce qui
Ne s’abaisse pas en se définissant. Nul poisson
Nulle autre mouette, nul océan — la vraie
Musique.
Jack Spicer, c’est mon vocabulaire qui m’a fait ça,
traduction Éric Suchère, Le bleu du ciel, 2006, p. 103.
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09/03/2020
Pierre Alferi, divers chaos
avec vous contre qui
la perte de qui
l’appauvrissement
la soumission de qui
la loi travaille
l’état valet
ne fait pas de quartier
d’été l’état
va — lèche-cul
dans de la soie — danser
la valse des pantins
des représentants
de votre abandon
jusqu’à la sortie
la rentrée des classes
sociales voulez-vous
vous les
laisser faire ?
serons-nous beaucoup
trop peu avec
les plus nombreux ?
Pierre Alferi, divers chaos, P. O. L,
2020, p. 233.
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08/03/2020
Boris Pasternak, L'éclaircie
Printemps dans la forêt
Durent, durent les grands froids,
Le dégel se fait attendre.
Le printemps est en retard
Mais c’est pour mieux nous surprendre.
Tôt le coq est en éveil
Et la poule a la vie dure,
Le sapin cligne au soleil
Qui le frappe à la figure.
C’est en vain qu’il tape et cuit
Car la glace, sous sa croûte
Noirâtre, n’a pas fini
De tenir figées les routes.
En forêt, sous les sapins,
Toute sale s’amoncelle
La neige, et dans les ravins
Le soleil et l’eau se mêlent.
Et sur ce pétrin le ciel
Vêtu d’un duvet de nuages
A si chaud qu’il se tient coi,
Empêtré dans les branchages.
(traduction Michel Aucouturier)
Boris Pasternak, L'éclaircie, dans Œuvres,
Pléiade/Gallimard, 1990, p. 193.
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07/03/2020
Blaise Cendrars, Du monde entier au cœur du monde
Hôtel Notre-Dame
Je suis revenu au Quartier
Comme au temps de ma jeunesse
Je crois que c’est peine perdue
Car rien en moi ne revit plus
De mes rêves de mes désespoirs
De ce que j’ai fait à dix-huit-ans
On démolit des pâtés de maisons
On a changé le nom des rues
Saint-Séverin est mis à nu
La place Maubert est plus grande
Je trouve cela beaucoup plus beau
Neuf et plus antique à la fois
C’est vrai qu’en m’étant fait sauter
La barbe et les cheveux tout courts
Je porte un visage d’aujourd’hui
Et le crâne de mon grand-père
(..)
Je ne suis pas le fils de mon père
Et je n’aime que mon bisaïeul
Je me suis fait un nom nouveau
Visible comme une affiche bleue
Et rouge montée sur un échafaudage
Derrière quoi on édifie
Des nouveautés des lendemains
Blaise Cendrars, Du monde entier au cœur du monde,
dans Œuvres romanesques, I, précédées des Poésies
complètes, Pléiade/Gallimard, 2017, p. 396-397.
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06/03/2020
André Gide, Souvenirs de la Cour d'Assises
C’est un gros homme rouge, épais, carré d’épaules, et sans cou. Ses mains sont gourdes. Il porte un col bas, une petite cravate grise ; les cheveux demi-ras sur un front bas. Il a quarante-sept ans, a fait la campagne de Madagascar où il a pris les fièvres paludéennes ; il boit par accès et a été sujet à quelques hallucinations ; l’examen médical reconnaît sa responsabilité atténuée. Mais depuis qu’il est au service des postes, sa conduite est irréprochable — et il était à jeun lorsque le matin de 2 avril, il a soustrait du bureau une enveloppe contenant treize mille francs. Il reconnaît les faits, s’en excuse et ne cherche même pas à les expliquer. Tous les jours, il était appelé à manier des sommes considérables. (...)
Mais cette enveloppe de treize mille francs, tout à coup, il la met dans sa poche ; il quitte la cabine de chargements en disant à ses collègues qu’il va aux cabinets ; prend tranquillement son paletot et son chapeau, et comme il est midi et demi, personne ne s’étonne de le voir sortir. Dehors il ne se sauve pas, il ne se cache de personne ; il va dans un bordel voisin, dépense deux cents quarante-six francs à régaler la maisonnée ; puis se réveille tout penaud, pour rapporter à la direction le reste de la somme et s’engager à rembourser la différence.
Le jury rapporte un verdict négatif ; la cour l’acquitte.
André Gide, Souvenirs de la Cour d’Assises, dans Journal, 1939-1949, Souvenirs, Pléiade/Gallimard, 1954, p. 636-637.
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05/03/2020
André Frénaud, Les Rois mages
La création de soi
Mes bêtes de la nuit qui venaient boire à la surface,
j’en ai harponné qui fuyaient,
je les ai conduites à la maison.
Vous êtes ma chair et mon sang.
Je vous appelle par votre nom, le mien.
Je mange le miel qui fut venin.
J’en ferai commerce et discours, si je veux.
Et je sais que je n’épuiserai pas vos dons,
vermine habile à me cribler de flèches.
André Frénaud, Les Rois mages (1977),
Poésie/Gallimard, 1987, p. 67.
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04/03/2020
Tristan Corbière, Le Amours jaunes
Sous un portrait de Corbière fait par lui-même
Jeune philosophe en dérive
Revenu sans avoir été
Cœur de poète mal planté ;
Pourquoi voulez-vous que je vive ?
Amour !... je l’ai rêvé, mon cœur au grand ouvert
Bat comme un volet en pantenne
Habité par la froide haleine
Des plus bizarres courants d’air ;
Qui voudrait s’y jeter ? ... pas moi si j’étais ELLE
Va te coucher mon cœur, et ne bats plus de l’aile.
J’aurais voulu souffrir et mourir d’une femme,
M’ouvrir du haut en bas et lui donner en flamme,
Comme un punch, ce cœur-là chaud sous le chaud soleil.
Alors je chanterai : (faux comme de coutume)
Et j’irai me coucher seul dans la trouble brume :
Éternité, néant, mort, sommeil, ou réveil.
(...)
Tristan Corbière, Les Amours jaunes, Albert Messein, 1928, p. 18.
03/03/2020
Antoine Emaz, Lichen, lichen
En hommage à Antoine Emaz, disparu le 3 mars 2019
Lyrisme : le terme me gêne aux entournures à cause de son lien au chant. Char : « aucun oiseau ne chante dans un buisson de questions ». On m’accordera sans peine que l’époque est buissonneuse.
On ne va pas faire comme si... Ce monde est sale. Et il n’en est pas d’autre. Au bout de la critique, ce n’est pas du chant qui vient ; dans l’effondrement de la louange et de l’espoir naît une parole tentée malgré, fragile, mais sûre de sa mémoire. Une parole qui ne tient que parce que c’est elle ou rien. Et rien, ce serait pire, non ?
Prenons la poésie comme une question ouverte ; autant qu’elle le reste, c’est plus simple. Quand on en vient aux principes, on n’est jamais très loin des gourdins, massues, matraques...
Qu’il y ait une fenêtre n’enlève pas les murs.
Antoine Emaz, Lichen, lichen, Rehauts, 2003, p. 13, 21, 26, 34.
©Photo T. H., mars 2007.
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