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30/08/2011

Jude Stéfan, À la Vieille Parque

jude stéfan,À la vieille parque,la lise

                                                     la lise

 

… et puis l’automne va vous pincer le cœur

l’hiver transir blême désespoir après plein

été des luxures vite enfui le printemps en

blancs regrets fleuri à savourer ta balèvre

       ,mon amour — ma haine,

après la rixe se fait plus douce la rage

sur nos deux visages qui chaque jour fuient

       peu à peu tombant dans la lise

       sombrant peu à peu dans la lise

sous la scie des hivers les abois de chiens

crevants dans la désolation d’un grenier où

passent en bas les bicyclettes par vos yeux

la guerre approche les arbres gisent plus que

       démembrés décimés

et tous ces corps malheureux qui sont seuls

en chiant dès le matin sur les chemins de dieu

 

Jude Stéfan, À la Vieille Parque, Gallimard, 1989, p. 37.

 

©Photo Chantal Tanet, juillet 2010 

 

 

29/08/2011

André Frénaud, Hæres

 

andré frénaud,hæres,origine du langage

La double origine du langage

 

                                                                      à Alain Lévêque

 

 

Le perdu inoubliable, inconnu,

le sein où j’avais part, originel,

j’essaie avec ma langue,

et cette rumeur dans l’oreille qu’elle fomente

et qu’il me semble reconnaître,

de recouvrer — oh ! je tâtonnerai — une parole

où être aspiré, respirer,

où me dissiper dans la mer.

 

… Ou si le discours qui s’acharne,

qui s’arrache de ma bouche,

venait d’un élan sans cesse intimidé,

  et qui se hérisse d’autant plus, qui raffine,

que je n’y arrive pas ! —

                pour mimer

la syllabe initiatrice,

                dominatrice,

lorsque le père émit

                 l’univers en mouvement,

où je figure au rôle, ces jours-ci,

                                    d’où je parle.

 

André frénaud, Hæres 1964-1974, Gallimard, 1982, p. 202.

28/08/2011

Colette, "Bleu", Pour un herbier

Colette, pour un herbier, bleu

                                               Bleu

 

  À part le grand aconit, une scille, un lupin, une nigelle, la véronique petit-chêne, le lobélia, et le convolvulus qui triomphe de tous les bleus, le Créateur de toutes choses s’est montré un peu regardant quand il a distribué chez nous les fleurs bleues. On sait que je ne triche pas avec le bleu, mais je ne veux pas qu’il m’abuse. Le muscari n’est pas plus bleu que n’est bleue la prune de Monsieur… Le myosotis ? Il ne se gêne pas pour incliner, à mesure qu’il fleurit, vers le rose. L’iris ? Peuh… Son bleu ne se hausse guère qu’à un très joli mauve, et je ne parle pas de celui qu’on nomme « flamme », dont le violet liturgique et le profane parfum envahissent au printemps les montagnettes, autour de La Garde-Freinet. L’iris des jardins s’habitue docilement à tous les sols, se baigne les pieds dans les petits canaux de Bagatelle, se mêle à ses cousins les tigridias, embrasés et éphémères. Il a six pétales, trois langues nettes, étroites, et trois larges un peu chargées de jaune — le foie, sans doute — et il passe pour bleu, grâce à l’unanimité d’une foule de personnes qui n’entendent rien à la couleur bleue.

     Il y a des connaisseurs de bleu comme il y a des amateurs de crus. Quinze étés consécutifs à Saint-Tropez ne me furent pas seulement une cure d’azur, mais une étude aussi, qui ne se bornait pas à la contemplation du ciel provençal et négligeait parfois la Méditerranée. Je n’allais pas mendier le bleu aux clairs lits de sable fin où la vague se repose, sachant bien qu’à peine né de l’aurore, le bleu de la mer serait mordu cruellement par le vert insidieux qui éteint au ciel la dernière étoile, et que chaque point cardinal, quittant le bleu instable, choisit sa couleur céleste : l’est est violacé, le nord d’un rose glacial, l’ouest rougeoyant et gris le sud. Au plus fort du jour provençal le zénith se coiffe de cendre. Ombres courtes réfugiées sous l’arbre et tapies au pied du mur, oiseaux muets, la chatte cueillant une à une les gouttes au bec de la fontaine, l’heure de midi nous chicanait à tous notre ration vitale de bleu et de sérénité.

    Nous attendions qu’une petite aile de poussière voletante aux coudes de la route, une frisure blanche à la lèvre du golfe marquassent la résurrection de tous les bleus. Une couleur de dur lapis, rendue à la mer, bondissait réverbérée sous la tonnelle, et chacun des gobelets de verre berçait un dé de glace soudain teinté de saphir.

    Au-dessus des Alpes encore dorées, une pelote orageuse, bleue comme un ramier, touchait les cimes. Dans peu d’heures, la pleine lune cheminerait parmi la neige d’étoiles, et jusqu’à l’aube les blancs lys des sables, qui se ferment pendant le jour, seraient bleus.

 

 

Colette, Pour un herbier, Œuvres, IV, édition publiée sous la direction de Claude Pichois et Alain Brunet, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2001, p. 900-901.

27/08/2011

Jean Ristat, Du coup d'état en littérature...

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     La littérature n’a cessé de se rêver ; elle secrète son mythe. Elle se remet en question en prétendant se donner des institutions idéales : elle codifie, institue. Aujourd’hui, elle voudrait que les lecteurs disent : la littérature c’est nous. Elle complote de renverser l’auteur qui règne en despote sur son œuvre, bastion réputé imprenable. Il n’est que trop vrai que nous fûmes abusés.

Moi, je dis : le cercle est bouclé mais je passe outre. Puisque tout est fini, achevé, alors je puis écrire. Je ne serai plus dévoré de scrupules. C’est moi qui pose le sens.

Je décide de répéter, ostensiblement, volontairement. J’accepte même de plagier. Ainsi je prends la parole, j’usurpe le sens. J’organise un rapt en plein jour. Je fais la chasse au sens tout en le déclarant mien. Ceci est mon cheval de Troie. Je prends tous les masques ; je n’ai pas d’identité propre. Je me dissimule. Je ne crains pas d’être duplice. Si Dieu il y a, il n’est qu’un travesti. Je ne serai plus révolté, mais pratique. Je ne projetterai pas ma parole en une quelconque prophétie. Ma question est : comment prendre le pouvoir en littérature ? Je dis que les mythologies sont usées. La littérature est à elle-même une mythologie qui entrave son propre fonctionnement. Nous avons perdu le bon usage des mythes.[…]. Falsification du mythe la poésie égare, elle dévie le sens, insensiblement. Ô je le sais, la littérature souffre de n’être plus poésie ; elle a mauvaise conscience. Platon là-dessus a dit juste. Les poètes n’ont pas de place dans la cité. Je comprends : tout coup d’état en littérature opèrera une séparation des pouvoirs. La poésie n’est pas philosophie, pas plus que la philosophie n’est poésie. Voilà la salubrité. Aujourd’hui je ne rêverai plus de la « poésie-connaissance ». Je ne ressusciterai pas le poète, comme guide des peuples en péril. La poésie n’est connaissance de rien. Les poètes, littéralement et dans tous les sens, ne savent pas et n’ont pas à savoir ce qu’ils disent. Mais qu’on y prenne garde ! Je ne dirai pas non plus que le poète est un inspiré. J’irai jusqu’à prétendre que le langage, pour lui, ne fait pas problème. Je préfèrerais dire : la poésie est le langage se faisant problème. Aussi bien le tragique de la poésie n’est pas dans la connaissance. Le poète quand il philosophe est ridicule. Le tragique est de l’ordre du poème en ce qu’il est un langage replié sur lui-même et se suffisant à soi seul. Posé là, comme objet. Le poète est un baroque parce qu’il dit la liberté du désordre. Il nous fait rêver à des lieux débauchés. Et puis laissons là la poésie. Je lui donne son congé. La littérature est mensonge. J’ai horreur de la vérité.

Je ferai comme si. Je considèrerai la littérature comme jeu. Je n’ai pas à distinguer entre ne pas dire ce qui est vrai et dire ce qui est faux, comme ce bon Jean-Jacques. Il n’y a pas de vérité. Les sens d’un discours sont autant de masques. Supposer qu’on puisse les ôter tous n’a pas d’intérêt ; hors le masque il n’y a rien.

 

Jean Ristat, Du coup d’état en littérature suivi d’exemples tirés de la Bible et des Auteurs anciens, collection Le Chemin, Gallimard, 1970, p. 56-57.

 

26/08/2011

Jean-Pierre Duprey, La Fin et la manière

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Cri

 

Un cri barré de foudre en jet enlumineur,

Appel happé sur un fil d’aiguille…

Au tranchant mouillé d’ombre,

Contre quoi s’est troquée

La tête mouillé noire,

L’oiseau du mal-passage

S’est barré les ailes en croix.

 

Armé de foudre sèche, un cri

Arrache la voix et crache la bouche…

Muet, creusé de sang, taillé

En pointes vives,

La mort a desserré sa voix et morcelé

Son rire

En glaçons épousant les regards bleu-noyé.

 

La glas fait pierrement au coulement du froid

 

Au tranchant rouillé d’ombre,

Contre quoi s’est troquée

La tête mouillée noire,

Le cri file un ciseau de deux pointes fermées,

L’oiseau d’ombre-passage,

S’ouvrant le corps au souffle bas,

A labouré la houle sourde.

 

Puis

Retenu, griffé, forcé

S’est encastré aux griffes basses.

 

Jean-Pierre Duprey, La Fin et la manière, en préface Lettre rouge d’Alain Jouffroy, couverture illustrée par Matta, Le Soleil Noir, 1965, p. 55-56.

25/08/2011

Jean-Pascal Dubost, Fatrassier

 

 

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Poisson, tulipe et diamants dans le dictionnaire aussi

ça signifie d’eux mais dans le réel choisi ce sont les bois, les fourrés, la boue, les amis nocturnes et les ennemis séculaires, les hommes, qu’ils n’approchent pas vraiment lorsque le soir la dernière lumière la lumière de dehors s’éteint (Homme solitaire, rude et brutal) —

 

 

Un matin j’ai tourné tout autour de la maison plusieurs fois je tournais en rond je tournais cheminant d’un pas lent dans la neige silencieuse où je voyais des traces, des oreilles de lapins d’abord, et qui se mêlaient à celles des oiseaux, puis, à force, aux miennes, et qui, sur le blanc finalement, me donnaient l’impression d’eux (Les étincelants) —

 

 

Il y a ces choses qui reviennent en tenue de prétexte un peu des obsessions sinon des vieux regrets qu’on maintient là en surface et qu’on trouve agréables même rêches et durs (Espèces de sangliers)

 

Jean-Pascal Dubost, Fatrassier, Tarabuste, 2007, p. 31, 47 et 49.

23/08/2011

Paul Éluard, L'amour la poésie

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Où la vie se contemple tout est submergé

Monté les couronnes d’oubli

Les vertiges au cœur des métamorphoses

D’une écriture d’algues solaires

l’amour et l’amour.

 

Tes mains font le jour dans l’herbe

Tes yeux font l’amour en plein jour

Les sourires par la taille

Et tes lèvres par les ailes

Tu prends la place des caresses

Tu prends la place des réveils.

      

                     *

 

Toutes les larmes sans raison

Toute la nuit dans ton miroir

La vie du plancher au plafond

Tu doutes de la terre et de ta tête

Dehors tout est mortel

Pourtant tout est dehors

Tu vivras de la vie d’ici

Et de l’espace misérable

Qui répond à tes gestes

Qui placarde tes mots

Sur un mur incompréhensible

 

 Et qui donc pense à ton visage ?


Paul Éluard, L’amour la poésie, Gallimard, 1929, p. 21 et 47.

22/08/2011

Sylvia Plath, Ariel (traduction Valérie Rouzeau)

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Mort & Cie

 

Deux, bien sûr, ils sont deux.

Ça paraît tout à fait évident maintenant —

Il y a celui qui ne lève jamais la tête,

L’œil comme une œuvre de Blake,

Et affiche

 

Les taches de naissance qui sont sa marque de fabrique —

La cicatrice d’eau bouillante,

Le nu

Vert-de-gris du condor.

Je suis un morceau de viande rouge. Son bec


Claque à côté : ce n’est pas cette fois qu’il m’aura.

Il me dit que je ne sais pas photographier.

Il me dit que les bébés sont tellement

Mignons à voir dans leur glacière

D’hôpital : une simple


Collerette,

Et leur habit funèbre

Aux cannelures helléniques,

Et leurs deux petits pieds.

Il ne sourit pas, il ne fume pas.

L’autre si,

Avec sa longue chevelure trompeuse.

Salaud

Qui masturbe un rayon lumineux,

Qui veut qu’on l’aime à tout prix.


Je ne bronche pas.

Le givre crée une fleur,

La rosée une étoile,

La cloche funèbre,

La cloche funèbre.

 

Quelqu’un quelque part est foutu.

 

Sylvia Plath, Ariel, présentation et traduction de Valérie Rouzeau, Poésie / Gallimard, 2011, p. 45-46.

 

 

        Death & CO.

 

Two, of course they are two.

It seems perfectly natural now —

The one who never looks up, whose eyes are lidded

And balled, like Blake’s,

Who exhibits


The birthmarks that are his trademark —

The scald scar of water,

The nude

Verdigris of the condor.

I am red meat. His beak


Claps sidewise : I am not his yet.

He tells me how badly I photograph

He tells me how sweet

The babies look in their hospital

Icebox, a simple


Frill at the neck,

Then the flutings of their Ionian

Death-gowns,

Then two little feet.

He does not smile or smoke.

 

 

 

 

The other does that,

His hair long and plausive.

Bastard

Masturbating a glitter,

He wants to be loved.

 


 

I do not stir,

 

The frost makes a flower,

 

The dew makes a star,

 

The dead bell,

 

The dead bell.

 

 

Somebody’s done for.

 

Sylvia Plath, Ariel, Faber and Faber, London, 1988 [1965 by Ted Hughes], p. 38-39.

21/08/2011

Tim Burton, La triste histoire du petit Enfant Huître

Tim Burton, l'Enfant Huître, conte

                                   La fille avec plein d’yeux

 

 

Un jour, au parc,

surprise : cette fille, grand Dieu !

Je la remarque,

parce que sur la face elle a plein d’yeux !


Elle était des plus girondes

(mais aussi des plus immondes).

   « Elle a une bouche, néanmoins », me

dis-je, si bien qu’à parler nous en vînmes.


 Nous parlâmes de fleurs,

de ses cours pour être poète,

et que ce serait in malheur

si elle portait des lunettes.


C’est bien de connaître une pépée

qui a tant d’yeux en trop,

mais on est vraiment tout trempé

quand elle fond en sanglots.

 

 

Tim Burton, l'Enfant Huître, conte

The Girl with Many Eyes

 

One day in the park

I had quite a surprise.

   I met a girl

Who had many eyes.


She was really quite pretty

(and also quite shocking !)

   and I notice she had a mouth,

so we ended up talking.


We talked about flowers,

   and her poetry class,

and the problems she’d have

   if she ever wore glasses.


It’s great to know a girl

who has so many eyes,

   but you really get wet

when she breaks down and cries.

 

Tim Burton, La triste fin du petit Enfant Huître et autres histoires, traduit de l’américain par René Belletto, édition bilingue illustrée par Tim Burton, U . G . E . Poche, éditions 10/18, 1998.

 

19/08/2011

Robert Pinget, Quelqu'un

 

   

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   Il était là ce papier, sur la table, à côté du pot, il n’a pas pu s’envoler. Est-ce qu’elle a fait de l’ordre ? Est-ce qu’elle l’a mis avec les autres ? J’ai tout regardé, j’ai tout trié, j’ai perdu toute ma matinée, impossible de le trouver. C’est agaçant, agaçant. Je lui dis depuis des années de ne pas toucher à cette table. Ça dure deux jours et le troisième elle recommence, je ne retrouve plus rien. Il paraît que c’est partout la même chose, dans toutes les maisons, dans tous les ménages. Alors il faudrait supprimer les bonnes ou les femmes. Moi je m’en passerais. J’ai mes petites affaires, mon petit travail, je peux me passer de tout le monde, je peux vivre seul. La bouffe ce n’est pas compliqué et le reste ça n’existe pas. Il n’y a que le travail qui compte. C’est vrai ça, se laisser emmerder toutes sa vie par des personnes qui mettent en ordre vos papiers. Il aurait fallu que je m’arrange autrement mais voilà, on est embringué dans l’existence, on ne sait pas seulement comment. Je n’ai pas l’intention d’en parler de mon existence mais probable qu’il va falloir. C’est d’un inintérêt, d’un plat. À se demander si c’est vrai, à se demander si on peut vivre comme ça. À croire qu’on ne choisit pas. Moi il y a longtemps que je le sais qu’on ne choisit pas mais il y a des gens pour vous dire que si, qu’on est responsable, qu’on est libre, un tas de foutaises. Et ils vous développent des arguments, ils vous prouvent par A plus B, ils vous mettent au pied du mur. Moi j’y suis tout le temps. Ils me coincent chaque fois. Alors pour développer mes arguments à moi c’est vite fait, je n’en ai pas. J’essaie de partir sur un raisonnement, de finasser, de faire croire que je sais des choses, que j’ai une expérience. Je parle du malheur, des tuiles, des machins qui vous bloquent, qui vous coupent l’herbe sous le pied. J’essaie de donner une forme à ce que je dis, j’ai des références toutes fausses, je confonds les penseurs, les mystiques, et tout de suite on se rend compte que je radote, que je n’ai aucune culture, rien, sauf de la prétention. Et c’est justement l’erreur, je n’ai aucune prétention, c’est eux qui m’y forcent. Ce n’est pas une fois, c’est mille fois qu’ils m’ont foutu dans cette situation. On ne devrait pas se laisser prendre, on devrait envoyer tout dinguer et se retirer à la campagne mais on se dit tout le temps que ce n’est pas encore le moment, qu’on a besoin des autres, qu’il faut bien vivre en société, un tas de mignardises qui peuvent nous coincer définitivement. Et qui nous coincent.

 

Robert Pinget, Quelqu’un, éditions de Minuit, 1965, p. 7-8.

18/08/2011

Saint-John Perse, Éloges

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                                   XIII

 

La tête de poisson ricane

entre les pis du chat crevé qui gonfle — vert ou mauve ? —

Le poil, couleur d’écaille, est misérable, colle,

comme la mèche que suce une très vieille petite fille osseuse, aux   mains blanches de lèpre.

La chienne rose traîne, à la barbe du pauvre, toute une viande mamelles. Et la marchande de bonbons

se bat

contre les guêpes dont le vol est pareil aux morsures du jour sur le dos de la mer. Un enfant voit cela,

si beau

qu’il ne peut plus fermer ses doigts… Mais le coco que l’on a bu et lancé là, tête aveugle qui danse affranchie de l’épaule,

détourne du dalot

la splendeur des eaux pourpres lamées de graisses et d’urines, où trame le savon comme de la toile d’araignée.

                                                   *

Sur la chaussée de cornaline, une fille vêtue comme un roi de Lydie.

 

Saint-John Perse, Éloges, dans Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1972, p. 45.

17/08/2011

Christian Prigent, Suite Diderot

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(Pour un souper fin)

 

Ah, ces orages domestiques (« vie de mer ») !

Demain 84 gouttes et adieu + un tube (et

Adieu vacheries des planchers !) : si amer

Est ce ressassement d’ébats chiffonniers


Le jour — Madame allons aux volières de la nuit

Huiler nos viandes dans ces spas grand chic pur

Beurre (www.gayfriendly.com) : là fur

Tivement gouttent vos secrets vos pipis.


Puis carpaccio de cheval et la garbure

De coq de luxe et l’épure (titubant / pas

Tombant) de vos chaloupés chous (Gradiva !)

Parmi ces si incorrectes nourritures.

 

Christian Prigent, Suite Diderot, illustré par Detlef Baltrock, ficelle n° 103,

Atelier Rougier. V., "Les Forettes", 61380 Soligny le Trappe.

 

 

14/08/2011

Jean Genet, Le condamné à mort

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                Le condamné à mort

 

[…]

 

Sur mon cou sans armure et sans haine, mon cou

 

Que ma main plus légère et grave qu’une veuve

 

Effleure sous mon col, sans que ton cœur s’émeuve,

 

Laisse tes dents poser ton sourire de loup.

 

 

O viens mon beau soleil, ô viens ma nuit d’Espagne,

 

Arrive dans mes yeux qui seront morts demain.

 

Arrive, ouvre ma porte, apporte-moi ta main.

 

Mène-moi loin d’ici battre notre campagne.

 


Le ciel peut s’éveiller, les étoiles fleurir,

 

Ni des fleurs soupirer, et des prés l’herbe noire

 

Accueillir la rosée où le matin va boire,

 

Le clocher peut sonner : moi seul je vais mourir.

 


O viens mon ciel de rose, ô ma corbeille blonde !

 

Visite dans sa nuit ton condamné à mort.

 

Arrache-toi la chair, tue, escalade, mords,

 

Mais viens ! Pose ta joue contre ma tête ronde.

 


Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour.

 

Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes.

 

On peut se demander pourquoi les Cours condamnent

 

Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour.

 


Amour viens sur ma bouche ! Amour ouvre tes portes !

 

Traverse les couloirs, descends, marche léger,

 

Vole dans l’escalier plus souple qu’un berger,

 

Plus soutenu par l’air qu’un vol de feuilles mortes.

 


O traverse les murs , s’il le faut marche au bord

 

Des toits, des océans ; couvre-toi de lumière,

 

Use de la menace, use de la prière,

 

Mais viens, ô ma frégate, une heure avant ma mort.

 

[…]

 

 

Jean Genet, Le condamné à mort [1945]suivi de poèmes, L’enfant criminel [1948], Le funambule [1955], Marc Barbezat – L’Arbalète, 1966, p. 18-19.

 

12/08/2011

Aragon, Le paradis terrestre

Louis Aragon, Le paradis terrestre, La grande gaîté

             Le paradis terrestre

 

Le collectionneur de bouteilles à lait

Descend chaque jour à la cave

Il halète à la

Onzième marche de l’escalier

Et tandis qu’il disparaît dans l’entonnoir noir

Son imagination se monte se monte

Kirikiki ah la voilà

La folie avec ses tempêtes

Tonneaux tonneaux les belles bouteilles

Elles sont blanches comme les seins vous savez

Vers la gorge

Où le couteau aime les très jeunes filles

Il y a des hommes dans les restaurants

Et dans les pâtisseries

Ils regardent les consommatrices et leurs repas

Froidit Leur chocolat

Ils aiment les voir prendre un sorbet

Ça c’est pour eux comme pour d’autres

La forêt féérique où les apparitions du soir

Se jouent et chantent

Mais quand par surcroît de délices une voilette

Sur la crème ou la glace met son château de transparence

On peut voir soudainement pâlir et rougir

Le spectateur aux dents serrées

 

Des exemples comme ceux-là la rue en

Est pleine

Les cafés les autobus

Le monde est heureux voyez-vous

 

 

Louis Aragon, La Grande Gaîté [1929], dans Œuvres poétiques complètes, tome I, préface de Jean Ristat, édition publiée sous la direction d’Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 435.

 

 

 

 

 

 

10/08/2011

Christiane Veschambre, Fente de l'amour

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au chemin creux

glaise et pierres

demeure

ma demeurée

 

m’attend

— pas moi

mais celle que la mort lavera

 

l’amour cherche

une chambre en nous

déambule dans nos appartements meublés

parfois

se fait notre hôte

dans la pièce insoupçonnée mise à jour par le rêve

creuse

entre glaise et pierres

                  un espace pour mon amour

 

 

n’ai que lui

pour osciller

        comme la tige à l’avant de l’aube

au respir de l’amour

— la vaste bête

qui tient contre elle

embrassée

        la demeurée du chemin creux

 

Christiane Veschambre, Fente de l’amour, illustrations de Madlen Herrström ; Odile Fix (Bélinay, 15430 Paulhac), 2011, n.p.