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19/08/2019

Étienne de la Boétie, Sonnet XXII

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Quand tes yeux conquerans estonné je regarde,

J’y veois dedans à clair tout mon espoir escript ;

J’y veois dedans Amour luy mesme qui me rit,

Et m’y mostre, mignard, le bon heur qu’il me garde.

 

Mais, quand de te parler par fois je me hazarde,

C’ets lors que mon espoir desseiché se tarit ;

Et d’avouer jamais ton œil, qui me nourrit,

D’un seul mot de faveur, cruelle, tu n’as garde.

 

Si tes yeux sont pour moy, or voy ce que je dis :

Ce sont ceux là, sans plus, à qui je me rendis.

Mon Dieu, quelle querelle en toi mesme se dresse,

 

Si ta bouche & tes yeux se veulent desmentir ?

Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les despartir,

Et que je prenne au mot de tes yeux la promesse.

 

Étienne de la Boétie, Sonnet XXII, dans Œuvres complètes,

Introduction, bibliographie et notes par Louis Desgraves,

Conseil Général de la Dordogne / William Blake and C°,

1991, II, p. 154.

 

04/05/2012

Jean Tardieu, Elle court de branche en branche, dans Margeries

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Elle court de branche en branche

 

Bel ange mon cruel démon

je te l'ai dit je le redis

tu me fais vivre tu me tues

démon de délice, ange d'or,

tu me ravis, tu me dévores,

tu es la halte et le galop,

qui m'emporte jusqu'au délire

jusqu'à la fin de mon chemin

Feu follet flamme autant que femme

tu cours devant moi tu me tires

je te vois partout te poser

sur les visages sur les vitres

sur la neige sur les reflets

je te vois partout traverser

cette immense forêt qui bouge

des gens qui marchent dans la rue

oiseau qui cours de branche en branche

charme et supplice de mon âge

de mon désir et de ma soif

tu sautes d'instant en instant

tu me fais signe tu me parles

j'entends ton rire je m'approche

mais aussitôt tu te dérobes

pour te poser un peu plus loin

et toujours la chasse adorable

et toujours ton malin manège

m'aveugle et je vais à tâtons

dans cette nuit qui m'accompagne

cherchant ce corps qui n'est que flamme

que mes bras ne peuvent saisir

cette bouche qui fuit ma bouche

cette main frêle qui me tient

cette main tendre qui me traîne

dans l'étourdissement du rire

dans l'éblouissement du feu

dans l'abîme de mon destin.

 

Jean Tardieu, Margeries, Gallimard, 1986, p. 87-88.

12/01/2012

Théophile de Viau, Après m'avoir fait tant mourir

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                     Sonnet

 

Au moins ai-je songé que je vous ai baisée,

Et bien que tout l'amour ne s'en soit pas allé,

Ce feu qui dans mes sens a doucement coulé,

Rend en quelque façon ma flamme rapaisée.

 

Après ce doux effort mon âme reposée

Peut rire du plaisir qu'elle vous a volé,

Et de tant de refus à demi consolé,

Je trouve désormais ma guérison aisée.

 

Mes sens déjà remis commencent à dormir,

Le sommeil qui deux nuits m'avait laissé gémir

Enfin dedans mes yeux vous fait quitter la place.

 

Et quoiqu'il soit si froid au jugement de tous,

Il a rompu pour moi son naturel de glace,

Et s'est montré plus chaud et plus humain que vous.

 

 

 

                     Sonnet

 

Je songeais que Phyllis des enfers revenue,

Belle comme elle était à la clarté du jour,

voulait que son fantôme encore fît l'amour

Et que comme Ixion1 j'embrassasse une nue.

 

Son ombre dans mon lit glissa toute nue

Et me dit : cher Tircis, me voici de retour,

Je n'ai fait qu'embellir en ce triste séjour

Où depuis ton départ le sort m'a retenue.

 

Je viens pour rebaiser le plus beau des Amants,

Je viens pour remourir dans tes embrassements.

Alors quand cette idole eut abusé ma flamme,

 

Elle me dit : Adieu, je m'en vais chez les morts,

Comme tu t'es vanté d'avoir foutu mon corps,

Tu te pourras vanter d'avoir foutu mon âme.

 

Théophile de Viau, Après m'avoir fait tant mourir, Œuvres choisiesédition présentée et établie par Jean-Pierre Chauveau, Poésie /Gallimard, 2002, p. 118 et 95.



1  Ixion, qui avait osé aimer Junon, fut éprouvé par Jupiter avec une nuée qui avait l'apparence de la déesse ; convaincu, grâce à ce stratagème, de sa culpabilité, Jupiter le foudroyé. [note de Jean-Pierre Chauveau]