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02/11/2019

Juan Gelman, Vers le sud, précédé de Notes

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Note XIX

 

homme / la vie est une chose

misérable / immortelle / ouvreuse

de blessures et douleurs / mais homme véritable /

regarde-la défaire

les tourments comme un bœuf humain

qui labourerait de l’autre côté de l’ombre /

ou qui te m’aimerait la transparence

pour souffrir pareillement

 

                                                  à jorge cedron

 

Juan Gelman, Vers le sud, précédé de Notes, traduction

de l’espagnol (Argentine) Jacques Ancet, Poésie /

Gallimard, 2014, p. 57.

06/02/2013

Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet

Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, difficultés baroques, Jacques Ancet, coucher

                                    Difficultés baroques

 

Il y a des mots que certains jours je ne peux prononcer. Par exemple aujourd'hui, en parlant au téléphone avec l'écrivain D — qui est bègue — j'ai voulu lui dire que j'avais lu un petit livre très joli intitulé L'impossibilité d'écrire. J'ai dit « L'impossibilité...» et je n'ai pu continuer. M'est monté un brouillard, m'est montée mon existence à la gorge, j'ai été prise de vertiges, j'ai su que ma gorge était le centre de tout et j'ai su également que jamais je n'allais prononcer « écrire ». D. — bien ou mal — a complété la phrase, ce qui m'a donné une peine infinie car pour cela j'ai dû vaincre je ne sais combien de voyelles en guise d'écueils. Ah ! ces jours où mon langage est baroque et où j'emploie des phrases interminable pour suggérer des mots qui refusent d'être prononcés par moi ! Si au moins il s'agissait de bégaiement. Mais non ; personne ne se rend compte. Le plus curieux, c'est que quand cela m'arrive avec quelqu'un que j'aime je m'inquiète tant que je redouble d'amabilité et d'affection. Comme si je devais lui offrir des substituts du mot que je ne dis pas. Récemment, par exemple, j'ai eu envie de dire à D. : si ce que vous me dites si souvent est vrai, s'il est vrai que vous mourez d'envie de coucher avec moi, venez, venez à l'instant même. Peut-être qu'avec le langage du corps je lui aurais donné quelque chose d'équivalent au mot écrire. Cela m'est arrivé une fois. Une fois, j'ai couché avec un peintre italien parce que je n'ai pu lui dire : « J'aime cette peinture ». Par contre, j'ai répondu à ses avances par une série d'images surchargées et ambiguës et c'est ainsi que nous avons fini au lit parce que je n'ai pas pu prononcer la phrase que je pensais. J'ai aussi fini en pleurs dans ses bras, en le caressant comme si je l'avais mortellement offensé et en pensant, tandis que je le caressais, qu'en vérité je ne lui offrais pas beaucoup de compensations, qu'en vérité je restais sa débitrice.

 

Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet, Ypsilon éditeur, 2012, p. 80-81.

22/11/2012

Jean de la Croix, Cantique spirituel, traduction de Jacques Ancet

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Chansons entre l'âme et l'époux

 

Épouse

               [1]

   Mais où t'es-tu caché

me laissant gémissante mon ami ?

   Après m'avoir blessée

   tel le cerf tu as fui

sortant j'ai crié, tu étais parti.

 

               [2]

   Pâtres qui monterez

là-haut sur les collines aux bergeries,

   si par chance voyez

qui j'aime dites-lui

que je languis, je souffre et meurs pour lui.

 

               [3]

   Mes amours poursuivrai,

j'irai par les montagnes et les rivières,

   les fleurs ne cueillerai,

   ne craindrai lions, panthères

et passerai les forts et les frontières.

 

               [4]

Demande aux créatures

 

   Ô forêts et taillis

que mon ami a de sa main plantés,

   verdoyantes prairies

   de fleurs tout émaillées,

dites si parmi vous il est passé.

 

               [5]

Réponse des créatures

 

   Mille grâces versant,

en hâte par ces bois il est passé

   et en les regardant

   son visage a jeté

sur eux le vêtement de la beauté.

 

               *

 

Canciones entre el alma y el esposo

 

               [1]

Esposa

 

   Adónde te escondiste

amado y me dejaste con gemido ?

   Como el ciervo huiste

   habiéndome herido

sali tras ti clamando, y eras ido

 

               [2]

   Pastores los que fuerdes

allá por las majadas al otero

   si por ventura vierdes

   aquel que yo más quiero

decidle que adolezeo, peno u muero.

 

               [3]

   Buscandos mi amores

iré por esos montes y reberas

   ni cogeré las flores

   ni temeré les fieras

y pasaré los fuertes y fronteras.

 

               [4]

Pregunta a las criaturas

 

   O bosques y espesuras

plantadas por la mano del amado

   O prado de venduras

   de flores esmaltado

decid si por vosotros ha pasado

 

               [5]

Respuesta de las criaturas

 

   Mil gracias derramando

pasó por estos sotos con presura

   e yéndolos mirando

   con sola su figura

vestido los dejó de hermosura.

 

Jean de la Croix, Cantique spirituel, traduction de Jacques Ancet dans Thérèse d'Avila, Jean de la Croix, Œuvres, édition publiée sous la direction de Jean Canavaggio, Bibliothèque de la Pléiade, 2012, p. 696-699.

 

 

 

13/05/2012

Alejandra Pizarnik, Récits (traduction Jacques Ancet), Poemas franceses

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Tragédie

 

Avec la rumeur des yeux des poupées agités par le vent si fort qu'il les faisait s'ouvrir et se fermer un peu. J'étais dans le petit jardin triangulaire et je prenais le thé avec mes poupées et la mort. Et qui est cette dame vêtue de bleu au visage bleu au nez bleu aux lèvres bleues aux dents bleues, aux ongles bleus et au seins bleus aux mamelons dorés ? C'est mon professeur de chant. Et qui est cette dame en velours rouge qui a une tête de pied, émet des particules de son, appuie ses doigts sur des rectangles de nacre blancs qui descendent et on entend des sons, les mêmes sons ? C'est mon professeur de piano et je suis sûre que sous ses velours rouges elle n'a rien, elle est nue avec sa tête de pied et c'est ainsi qu'elle doit se promener le dimanche sur un grand tricycle rouge à la selle de velours rouge en serrant la selle avec les jambes toujours plus serrées comme des pinces jusqu'à ce que le tricycle s'introduise en elle et qu'on ne le voie jamais plus.

 

Tragedia

 

Con el rumor de los oios de las muñecas movidos por el viento tan fuerte que los hacías abrirse y cerrarse un poco. Yo estaba en el pequeño jardín triangular y tomaha el té con mis muñecas y con la muerte. ¿ Y quién es esa dama vestida de azul de cara azul y nariz azul y labios azules y dientes azules y uñas azules y senos azules con pezones dorados ? Es mi maestras de canto. ¿ Y quién es esa dama de terciopelos rojos que tiene cara de pie y emite particulas de sonidos y apoya sus dedos sobre rectángulos de nácar blancos que descienden y se oyen sonidos, los mismos sonidos ? Es mi professora de piano y estoy segura de que debajo de sus terdiopelos rojos no tiene nada, está desnuda con su cara de pie y así ha de pasear los domingos en un gran triciclo rojo con asiento de terciopelo rojo apretando el asiento con las piernas cada vez más apretadas como pinzas hasta que el triciclo se le introduce adentro y nunca más se lo ve.

 

Alejandra Pizarnik, Récits, traduits par Jacques Ancet dans La revue de belles-lettres, 2011, 2, p. 79 et 78.

 

                                                *

 

   Et quoi penser du silence ? — Dormir oui, travailler quelques jours avec le rêve et m'épargner le silence. Il faut renverser tant de choses dans si peu de jours, faire un voyage si long dans si peu de jours. On me dit : choisis le silence ou le rêve. Mais je suis d'accord avec mes yeux ouverts qui devront aller — aller et jamais revenir — à cette zone de lumière vorace qui te mangera les yeux. Tu veux aller. Il le faut. Petit voyage fantôme. Quelques jours de travaux forcés pour ton regard. Ce sera comme toujours. Cette même douleur, cette désaffection. Ce non-amour. On meurt de sommeil ici. On aimerait se donner le plus vite possible. Quelqu'un a inventé ce plan sinistre : un retour au regard ancien, un aller à la recherche d'une attente faite de deux yeux bleus dans la poussière noire. Le silence est tentation et promesse. Le but de mon initiation. Le commencement de toute fin. C'est de moi que je parle. Il arrive qu'il faut aller une seule fois pour voir si pour une seule fois encore te sera donné de voir. On meurt de sommeil. On désire ne pas bouger. On est fatigué. Chaque os et chaque membre se rappelle ses anciens malheurs. On est souffrante et on rampe, on danse, on se traîne. Quelqu'un a promis. C'est de moi que je parle. Quelqu'un ne peut plus.

 

Alejandra Pizarnik, Poemas franceses, dans La revue de belles-lettres, 2011, 2, p. 99.

23/03/2012

Jacques Ancet, Chronique d'un égarement

 

                                 

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                                    Une lumière

 

   Que veut dire lumière ? Et poésie ? Les noms ne désignent qu'une énigme. Je répète : lumière, poésie. Quelque chose bouge, s'éclaire. Je regarde dehors. Je vois l'éclat, les choses — je vois la lumière. Mais la poésie ? Rien d'autre que le mot. Et rien pour le poser.

 

   La chute obscure dans la blancheur. Aucun bruit, pourtant. Seul celui des pages où se prennent des images. Pour ce qui est des voix, elles résonnent mais n'ont pas de sens. Pas plus que la brume qui gomme le paysage. Restent les losanges de la clôture et quelques feuilles arrêtées au bord du vide. Et le regard que rien ne vient plus remplir. Quelqu'un compte quelque part — ou quelque chose. Une sorte de silence rythmique. Un goutte-à-goutte sans les gouttes. Je m'arrête. J'attends : l'addition, la soustraction, peu importe. Je regarde mes ongles.

 

   Ce qui se retire m'emplit les yeux, me reste sur l'estomac, s'arrête dans ma gorge. Inutile de vouloir mettre les doigts : vomir n'est pas une solution. Dans le liquide et l'odeur je ne trouverai que moi.

 

   J'ai appris l'éphémère et l'oubli, les jours qui ressemblent aux jours, l'enthousiasme et l'ennui, l'angoisse toujours dans le noir du sommeil. Je regarde ce que je ne vois pas, je touche ce que je ne sais pas. Je suis au centre d'une explosion immobile dont tout s'éloigne infiniment.

 

   Pourtant les pierres se serrent comme si elles avaient froid. Autour, une sorte de cendre au ras du sol. Avec un cri traînant, un silence fragile. Je cherche sans trouver (je ne sais pas ce que je cherche). Le plafond pèse de tout son poids et le jour sur les vitres. Comment dire cette attente sans visage ? Sur la table, oranges et pommes dans un plat. Pour quel peintre absent ? J'ouvre la main. Que pourrait-elle saisir qu'elle ignore ? Et mes yeux arrêtés sur ce qu'ils croient connaître ?

 

[...]

Jacques Ancet, Chronique d'un égarement, collection "Entre 4 yeux", éditions Lettres Vives, 2011, p. 121-122. www.editions-lettresvives.com/

27/05/2011

Jacques Ancet, Chronique d'un égarement

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[…]

Ce qu’on appelle la beauté. Pour dire ce qui s’échappe. Quelque chose qui n’est ni les feuilles, ni la lumière ni les couleurs mais l’instant de leur rencontre. Comme l’oiseau et son cri ou la main et son ombre. Un suspens de celui qui parle au milieu de ses mots. Je ne dis plus rien. Mais sur la joue, je mets en joue :

   Tu joues

    Je mets du jeu.

    Du je ?

    Du jeu. Le je n’y est pour rien.


[…]

 

Parce que je suis perdu, le jour recommence.
Sinon, il serait son nom, simplement. Je ne le verrais pas. Je ne dirais que ce
que j’en sais. C’est-à-dire pas grand-chose. Mais là : ce qui tombe, monte, traverse le regard ; ce qui brille, s’éteint ; ce qui tremble ou s’obstine. Se taire pour parler mieux ? Deux heures dix. Quelle somme de souffrance, dis-tu. Ça, c’est aussi le jour. Tous ces cris. On n’y voit plus. Comment tout faire tenir ensemble ? L’odeur et les pommes, le rouge et le sang. Oui, je suis perdu mais je vois quelque chose.

[…]


Je suis perdu entre l’entre rien et tout. Je me cherche sans jamais me trouver. Je compte, mais j’ai perdu les nombres. Je parle, mais je n’ai plus de bouche. Je suis là, mais je suis perdu. Je dis c’est moi, mais je n’ai plus de nom. Moins je vois, plus je regarde. Les choses s’épèlent une à une : chaise, lampe, frigo, jardin. Moins j’entends, plus j’écoute : grésillement, silence et, quelque part, ce bruit que je ne reconnais pas. Moins je sais, plus j’avance. L’espace est un peu d’air, une rue où je marche toujours, un bougé de feuilles, un jour que j’ai fini par oublier.

[…]

 

La beauté recommence. À chaque fois, c’est comme si elle m’ôtait les mots de la bouche. Le ciel fume sur la montagne, l’eau scintille hors de son nom. Dans la bouteille de celle qui boit brille un infime soleil. Petite nature, dit la voix. Tais-toi, répond l’autre. Le vent ressemble à un visage.

 

   Qu’est-ce que tu cherches ?

   Ce que je trouve.

 

Les corps multiplient l’instant. Jeux d’ombre et de lumière. Puis le soir vient dans les couleurs. Je suis perdu. Serait-ce la beauté ?



Jacques Ancet, Chronique d’un égarement, Lettres vives, 2011, p. 32, 33, 97 et 103.



13/03/2011

Francisco de Quevedo, Les Furies et les Peines, 102 sonnets

 

Aminta, que se cubrió los ojos con la mano

 

Lo que me quita en fuego, me da en nieve

lo mano que tus ojos me recata ;

y no es menos rigor con el que mata,

ni menos llamas su blancura mueve.

 

La vista frescos los incendios bebe,

y, volcán, por la venas los dilata ;

con miedo atento a la blancura trata

el pecho amante, que la siente aleve.


Si de tus ojos el ardor tirano

le pasas por tu mano por templarle,

es gran piedad del corazón humano ;

 

mas no de ti, que pude, al ocultarle,

pues es de nieve, derretir tu mano,

si ya tu mano no pretende belarle.

 

À Aminta, qui s’est couvert les yeux de la main

 

M’ôte le feu, neige me fait faveur

la main sous qui tes yeux ont disparu ;

n’est pas moins dure avec qui elle tue,

ni moins de flammes anime sa blancheur.

 

Le regard boit d’incendies la fraicheur,

et volcan aux veines les distribue ;

le cœur amant d’une peur prévenue,

craint tout ce blanc, car il le sent trompeur.

 

Si de tes yeux le brasier souverain,

tu le passes en ta main pour l’apaiser,

c’est là grande pitié du cœur humain ;

 

mais pas de toi, car il peut, éclipsé,

puisqu’elle est neige, liquéfier ta main,

si cette main ne veut pas le glacer.

 

Francisco de Quevedo, Les Furies et les Peines, 102 sonnets, Choix, présentation et traduction de Jacques Ancet, édition bilingue, Poésie/ Gallimard, 2010, p. 134-135.