07/07/2011
Keith Waldrop, Le vrai sujet
Trois fois Jacob de Lafon a essayé d’écrire ses mémoires, entreprise philosophique à ses yeux. Il n’est jamais allé au-delà de la première phrase.
Dans la première version, on pouvait lire :
Ainsi, je revins
Dans la deuxième :
Alors je revins
Et dans la troisième :
Je revins
*
Dans l’obscurité, Jacob de Lafon trouve que tout est simple. L’obscurité n’a pas de surfaces distrayantes, pas d’intérieur ni d’extérieur, pas de strates, rien de profond, rien d’apparent.
À la lumière du jour, dans l’espace visuel, parmi de si nombreuses choses cachées, complètement cachées, en partie cachées, opacités, mystères de position et de composition, il ne comprend rien du tout.
*
Jacob de Lafon n’est pas sûr de ce qu’il pense de la vie, mais il y est habitué.
*
Bien que cela soit un accident, le coup étant parti par réflexe, Jacob de Lafon considère que le papillon qu’il a tué est sa contribution au chaos.
*
Jacob de Lafon trouve un vieux manuscrit, déchiré, couvert de moisissures. Le texte commence par « Nous croyons clairement… »
Le reste est illisible.
*
Dans le dictionnaire de Partridge, Jacob de Lafon trouve
merde ! maman, je sais pas danser
ce qui, selon Partridge, ne veut rien dire du tout, simple expression que l’on dit « juste pour dire quelque chose ».
*
Les mots font défaut à Jacob de Lafon en refusant parfois d’exprimer ce qu’il voudrait dire, et le plus souvent en disant plus que ce qu’il voudrait dire.
Keith Waldrop, Le vrai sujet, interrogations et conjectures de Jacob de Lafon avec choix de poèmes, traduction Olivier Brossard, Série américaine, éditions José Corti, 2010, p. 20, 27, 28, 38, 49, 69, 70.
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06/07/2011
Henri Thomas, Chauve-souris
Chauve-souris
La fadeur qui s’en va de la femme endormie
me poursuit vaguement, inquiétant ma vie.
Ce début de poème exprime une tristesse
si confuse qu’un rien la changerait en liesse.
Pourquoi liesse, pourquoi tristesse, pourquoi
ne pas rester tranquille et fort et sûr de soi ?
Un rameau monte de la plaine du sommeil,
c’est le jour, ébloui de renaître pareil.
M’envoler dans ce monde à l’énorme ramure,
aigle ou petit oiseau, quelle belle aventure !
Hélas, chauve-souris de cette voûte obscure,
je dors, alors que s’ensoleille la nature.
L’homme divers, comme un miroir qui bougerait
me fait peur, et la femme aux humides attraits
m’emmène au loin au pays des faibles cris,
des mensonges, et des fatigues de midi.
Le jour s’éteint, salut, crépuscule banal,
il est temps de glisser vers le monde infernal.
Henri Thomas, Poésies, préface de Jacques Brenner, Poésie / Gallimard, 1970, p. 161.
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05/07/2011
Sereine Berlottier, Attente partition
12 janvier
tu lui raconteras l’histoire
d’un cheval qui t’a manqué
et que tu n’as pas vu mourir
tout est confus
le cheval est mort dans un champ de neige
son poil avait la couleur de l’ambre
mais comment faire pour revenir
à ce point précis où la voix se tapisse de failles
et bruisse un vent de jadis
vers de petit cheval qui t’appartenait
n’était à toi que sous le poids d’une promesse
jetée à dix ans
24 juin
quelque part une lutte s’éteint
feu assoupi
partagé dans le noir
quand sous la lumière
seuls
chauffés
ceux qui tremblent
ceux qui caressent
ceux qui fondent
dans la lumière
ceux qui déglutissent avec une râpe
plantée au fond
ceux dont la main
crispée sur le pantalon
étreint une main invisible
ceux qui sont ailleurs ou bien ceux
qui sont restés sur le bord et ceux
que la tristesse d’avoir failli
accable ou qui cachent
en marchant sur les pavés une joie
imprécise à l’odeur de pomme salée et ceux
qui veulent mourir
dans pas longtemps
sans savoir qu’ils sont assis près de
celui qui a déjà choisi une date
ou encore (différemment)
Sereine Berlottier, Attente, partition, éditions Argol, 2011, p. 101-102 et 138-139.
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04/07/2011
Ludovic Degroote, Pensées des morts
je pense à eux
qui ne pensent sans doute pas toujours à moi
J’essaie de les suivre durablement dans leurs histoires de mort
ça fait une vie pour soi comme toutes les histoires
en attendant nous de passer à l’histoire
on la précède un peu
***
tel et tel : grand travail de trou dans le corps, y enterrent la mémoire des autres, dans la disparition de leur peau, les morts nous traversent, me peuplent avec ces vides entre eux corps visibles et constitués, mémoire multiple, hissé dans cette faille les mains agrippées à la lèvre du corps apparu
a mis tant de temps à mourir , peut-être qu’il n’y arrivait pas bien en dépit de tous ses efforts, les autres n’attendaient que ça, fin d’espoir, on le disait à le regarder accroché
pluie dedans, mémoire qui mouille le corps, il se lève, il franchit le silence, il se tient comme il peut, rythme tenant sur un souffle, pareil à ces ponts de métal élastiques, il se rejoint
toute son enfance est restée dans cette mort, et ce qui a poussé ensuite — ombre sans corps
Ludovic Degroote, Pensées des morts, éditions Tarabuste, 2002, p. 31 et 63.
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03/07/2011
Pascal Quignard, La barque silencieuse
Le livre ouvre l’espace imaginaire, espace lui-même originaire, où chaque être singulier est réadressé à la contingence de sa source animale et à l’instinct indomesticable qui fait que les vivants se reproduisent.
Les livres peuvent être dangereux mais c’est la lecture surtout, par elle-même, qui présente tous les dangers.
Lire est une expérience qui transforme de fond en comble ceux qui vouent leur âme à la lecture. Il faut serrer les livres dans un coin car toujours les vrais livres sont contraires aux mœurs collectives. Celui qui lit vit seul son « autre monde », dans son « coin », dans l’angle de son mur. Et c’est ainsi que seul dans la cité le lecteur affronte physiquement, solitairement, dans le livre, l’abîme de la solitude antérieure où il vécut. Simplement, en tournant simplement les pages de son livre, il reconduit sans fin la déchirure (sexuelle, familiale, sociale) dont il provient.
Qu’est-ce qu’une autre vie sinon une autre intrigue linguistique ?
Le large existe.
Écrire déchire la compulsion de répétition du passé dans l’âme.
À quoi sert d’écrire ? À ne pas vivre mort.
Le large a inventé une place partout sur cette terre. Ce sont les livres. La lecture est ce qui élargit.
La mort est comme la langue. La mort est une machine à effacer des conditions de l’apparaître. La mort, comme la langue, apporte avec elle l’invisible. Plus encore, la mort apporte avec elle l’imprévisible. Matthieu XXV 13 : Nescitis diem neque horam. Vous ne savez ni le jour ni l’heure. La définition de la mort est le temps pur. L’homme, au fond de celui qui parle, n’est que le temps qui répond à la langue.
Pascal Quignard, La barque silencieuse, Folio/Gallimard 2011 [éditions du Seuil, 2009], p. 65, 102, 103, 103, 133.
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02/07/2011
John Donne, Chanson
Chanson
Mon cher amour, je ne m’en vais
Parce que tu me lasses,
Ou que j’espère ici trouver
Amour qui te remplace.
Mais puisqu’il faut
Que je meure à la fin mieux vaut
En jouant me faire à l’idée,
Par des morts simulées.
Le soleil qui s’en fut au soir
Aujourd’hui se reflète ;
Il n’a ni raison ni vouloir,
Et sa route est moins brève ;
Ne crains donc rien :
J’irai plus vite, crois le bien,
Qu’il ne va, car j’emporte en selle
Plus d’éperons et d’ailes.
Faible est de l’homme le pouvoir
Qui, quand vient la fortune,
Ne peut une autre heure y pourvoir
Ni, morte, en revivre une.
Mais le malheur
Aidons, et faisons de bon cœur,
Lui enseignant art et durée
Sa victoire assurée.
Tes soupirs ne sont point du vent :
Mon âme s’y disperse.
Quand tu pleures, tendre tourment,
C’est mon sang que tu verses.
Ne peux ainsi
M'aimer autant que tu le dis
Si je dois en toi disparaître,
Le meilleur de mon être.
Ne permets à ton cœur devin
De me prévoir misère :
Tu pourrais pousser le destin
À tes craintes parfaire ;
Comme en dormant,
Crois-nous détournés seulement :
Une âme gardant l’autre en vie,
Point ne sont désunies.
John Donne (1572-1631)
Song
Sweetest love, I do not go,
For wearinesse of thee,
Nor in hope the world can show
A fitter Love for mee ;
But since that I
Must dye at last,’tis best,
To use my self in jest
Thus by fain’d deaths to dye ;
Yesternight the Sunne went bence,
And yet is here to day
He hath no desire nor sense,
Nor halfe so short a way :
Then fears not mee,
But beleeve that I shall make
Speedier journeyes, since I take
More wings and spurres than bee.
O how feeble is mans power,
That if good fortune fall,
Cannot adde another houre,
Nor a lost houre recall !
But come had chance,
And wee joyne to’it our strength,
And wee teach it art and length,
It selfe o’r us to’advance.
When thou sigh’st, thou sigh’st not winde,
But sigh’st my soule away,
Then thou weep’st, unkindly kinde,
My lifes blood doth decay.
It cannot bee
That thou lov’st mee, as thou say’st,
If in thine my life thou waste,
Thou art the best of mee.
Let not thy divining heart
Forethinke me any ill,
Destiny may take thy part,
And may thy feares fulfill ;
But thinks that wee
Art but turn’d aside to sleepe ;
They who one another keepe
Alive, ne’r parted bee.
John Donne, Poèmes, traduction par J. Fuzier et Y. Denis, introduction de J.-R. Poisso, édition bilingue, Poésie : Gallimard, 1962, p. 124-127.
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01/07/2011
André du Bouchet, La lampe dans la lumière aride (2)
(Poésie : se rappeler la nuit le matin)
Deux poètes, deux poésies :
celle qui s’élabore tandis que le héros reste muet, les mots du silence, celle qui emboîte la parole au héros.
Le courage, la volonté d’écrire, n’est autre que de se résigner à se décider à se servir de ces mots défaillants, sans y voir d’avantage ou d’issue immédiate. La mémoire, seule, si faible, dit que ce labeur servira.
les mots défaillants
tous défaillants, tremblants, comme moi,
comme ce bras à nouveau saisi de paralysé
Je me suis assis sur un rocher habituellement écrasé par le jour. Rocher trempé d’aurore. Maculé de ces taches de bleu vif orange qui éclaboussaient l’horizon. Lichen encore visible le jour, comme ces végétations marines, adhérant aux roches qui attendent l’heure de la marée pour s’épanouir. Un champ de nuages collait aux mêmes rochers, de disques noirs et blancs enchevêtrés, durement échoués comme ces tas de nuages pavés, durement tassés, écrasés les uns contre les autres, très bas. Le plafond bas du ciel. L'écorce du ciel qui se fendille. Le rocher brillait extraordinairement. Comme un bloc de ciel. Criblé de lichen orange. Dans le village, au départ. Pierraille.
pan de pierres écroulées. Mur dur sourd aveugle au-dessus du bol de feu, muet, de la grande tasse d’eau de l’aube.
Le soc rougi qui laboure la terre.
Lumière aigre de la première lampe au fond du village
au centre des toits.
La poésie tire son obscurité de cet effort de transvaser les qualités des choses dans le langage — refusant de les évoquer directement — comme si elles pouvaient exister en dehors de celui qui parle.
Écrire
Parler de la terre. Parler aux hommes, parler, autant se parler à soi-même. On ne sort pas de l’homme. Le reste passe. Et pourtant les seuls êtres différents de soi que l’on puisse concevoir, ce sont les hommes.
Poésie : quand la réalité commence à déserter les images qu’elle a charroyées, et qu’elles apparaissent nues et seules.
Les images nues qu’il faut ramener à la réalité,
légèrement différentes de la réalité première.
Les faits de la réalité trouvent, s’ils sont bien observés, de merveilleuses sonorités dans les mots.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le Bruit du temps, 2011, p. 67, 80, 82-83, 91, 93, 96, 99.
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29/06/2011
John Clare, Poèmes et prose traduits par Pierre Leyris
Bruits de la campagne
Le froissement des feuilles sous les pas dans les bois et sous les haies.
Le craquement de la neige et de la glace pourrie dans les allées cavalières du bois et les sentiers étroits et sur chaque chaussée de rue
Le bruissement ou plutôt le bruit de ruée au bois lorsque le vent mugit à la cime des chênes comme un tonnerre
Le froufrou d’ailes des oiseaux chassés de leur nid ou volant sans qu’on les voie dans les buissons
Le sifflement que font en volant dans les bois de plus grands oiseaux tels que corneilles faucons buses etc
Le trottinement des rouges-gorges et des alouettes des bois sur les feuilles brunes et le tapotement des écureuils sur la mousse verte
La chute d’un gland sur le sol le crépitement des noisettes sur les branches des noisetiers quand elles tombent mûres
Le frrrout de l’alouette des champs qui se lève du chaume — Quelles scènes exquises les matins de rosée quand la rosée jaillit en éclair de ses plumes brunes
Solitude
There is a charm in solitude that cheers
A feeling that the world knows nothing of
A green delight the wounded mind endears
After the hustling world is broken off
Whose whole delight was crime —at good to scoff
Green solitude his prison pleasure yields
The bitch fox heeds him not birds seem to laugh
He lives the Crusoe of his lovely field
Whose dark green oaks his noontide leisure shield
Solitude
Il y a dans la solitude un charme heureux
Un sentiment dont le monde ne connaît rien
Un vert délice que chérit l’esprit blessé
Une fois retranché de ce monde brutal
Dont la joie criminelle est de railler le bien
Sa verte geôle lui procure du plaisir
La renarde ne le fuit pas les oiseaux rient
Il vit en Crusoë de son champ dont les chênes
Abritent vert foncé son méridien loisir
John Clare (1793-1863) : portrait par William Hilton en 1820.
John Clare, Poèmes et proses de la folie de John Clare, présentés et traduits par Pierre Leyris,, suivis de La psychose de John Clare par Jean Fanchette, Mercure de France, 1969, p. 47-48 et 90-91.
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27/06/2011
Norge, La langue verte
Zoziaux
Amez bin li tortorelle,
Ce sont di zoziaux
qui rocoulent por l’orelle
Di ronrons si biaux
Tout zoulis de la purnelle,
Ce sont di zoziaux
Amoreux du bec, de l’aile,
Du flanc, du mousiau.
Rouketou, rouketoukou
Tourtourou torelle
Amez bin li roucoulou
De la tortorelel.
On dirou quand on l’ascoute
Au soulel d’aoûte
Que le bonhor, que l’amor
Vont dorer tozor.
Monde à mouches
Les mouches, toujours les mouches.
Mouches partout. Mouche au mur,
Qu’on se lève ou qu’on se couche,
Mouche au cœur, mouche à l’azur.
Dans le creux des rêves : mouches !
Et dans le bouillon du roi.
À ma cousine qui louche
Elles ont rongé l’œil droit.
Ma cathédrale est en mouches.
Ô Louis qui fais ton droit,
Regarde l’essaim farouche
Percer la pulpe des lois
Comme le ver dans la souche !
Léonard, assez d’exploits,
Tu sais tirer comme on doit,
L’autre est mort, tu as fait mouche,
Ne vide pas ton carquois
Sur la mouche. Il en est trop.
Mouche à dards et mouche à crocs
Plein le ciel et plein les puits.
Tu dis non : c’est que tu dors :
Je vois vibrer dans la nuit
Un milliard de mouches d’or :
Mon paradis est en mouches.
Norge, La langue verte, Gallimard, 1982 [1954], p. 53-54 et 78-78.
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25/06/2011
Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien
Où irais-je, si je pouvais aller, que serais-je, si je pouvais être, que dirais-je, si j’avais une voix, qui parle ainsi, se disant moi ? Répondez simplement, que quelqu’un réponde simplement. C’est le même inconnu que toujours, le seul pour qui j’existe, au creux de mon inexistence, de la sienne, de la nôtre, voilà une simple réponse. Ce n’est pas en pensant, qu’il me trouvera, mais que peut-il faire, vivant et perplexe, oui, vivant, quoi qu’il dise. M’oublier, m’ignorer, oui, ce serait le plus sage, il s’y connaît. Pourquoi tant d’amabilité après tant d’abandon, c’est facile à comprendre, c’est ce qu’il se dit, mais il ne comprend pas. Je ne suis pas dans sa tête, nulle part dans son vieux corps, et pourtant je suis là, pour lui je suis là, avec lui, d’où tant de confusion. Cela devrait lui suffire, m’avoir retrouvé absent, mais non, il me veut là, avec une forme et un monde, comme lui, malgré lui, moi qui suis tout, comme lui qui n’est rien. Et quand il me sent sans existence, c’est de la sienne qu’il me veut privé, et inversement, fou, fou, il est fou. En vérité il me cherche pour me tuer, pour que je sois mort comme lui, mort comme les vivants. Tout cela, il le sait, mais cela ne sert à rien, de le savoir, moi je ne le sais pas, moi je ne sais rien, il se défend de raisonner, mais il ne fait que raisonner, faux, comme si cela pouvait aider. Il croit balbutier, il croit en balbutiant saisir mon silence, se taire de mon silence, il voudrait que ce soit moi qui le fasse balbutier, bien sûr qu’il balbutie. Il raconte son histoire toutes les cinq minutes, en disant que ce n’est pas la sienne, avouez que c’est malin. Il voudrait que ce soit moi qui l’empêche d’avoir une histoire, bien sûr qu’il n’a pas d’histoire, est-ce une raison pour m’en coller une ? Voilà comme il raisonne, à côté, d’accord, mais à côté de quoi, c’est ça qu’il faut voir. Il me fait parler en disant que ce n’est pas moi, avouez que c’est fort, il me fait dire que ce n’est pas moi, moi qui ne dis rien.
[…]
Samuel Beckett, Textes pour rien, dans Nouvelles et textes pour rien, avec 6 illustrations d’Avigdor Arhika, Les éditions de Minuit, 1958, p. 153-155.
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24/06/2011
Jacques Roubaud, Les Animaux de tout le monde / de personne
Grive musicienne
La grive
Quand s’achève le mois d’octobre
quand les vendanges sont passées
quand les vignes rouges blessées
par l’automne saignent sombres
quand les cyprès aux noires ombres
en haut des collines dressés
luttent contre les vents pressés
on voit la petite grive sobre
s’asseoir dans la vigne sous les feuilles
avec son panier à raisins
de son bec expert elle cueille
muscat, grenaches, grain à grain
elle en goûte tant qu’elle roule
dans la poussière, heureuse et saoule.
Jacques Roubaud, Les Animaux de tout le monde, Seghers, 1990 [éditions Ramsay, 1983], p. 52.
Kinkajou Poto Flavus
Le Kinkajou Potto
Alexandre von Humboldt
Possédait un Kinkajou
Il l’aimait son Potto, son pote
Il l’embrassait sur les joues.
Et le Kinkajou passait
Douce, extensive, sa langue
Sur la barbe bien brossée
Du savant en toutes langues.
Il faudrait se lever tôt
Pour trouver plus insolite
Que l’amour du grand linguiste
Pour son Kinkajou Potto.
Alexandre avait, dit-on,
Ô merveille naturelle
Deux coqs de roche femelles
Joyaux de sa collection.
Or un jour le Kinkajou
Recevut un télégramme
Qui venait de la Louisiane
Où pousse le bel acajou.
C’était de sa vieille mère :
« Faut qu’tu revienn’zaussitôt
Suite décès à ton père
Rois des Kinkajous Pottos. »
Alexandre n’était pas là
Et le Kinkajou (c’est moche !)
Tua les poulettes de roche
Et partant les emporta.
Le sens de cette aventure
C’est que le Kinkajou n’est
Pas un ours. Un ours n’aurait
Jamais pris la précaution
D’emporter des provisions
Ce n’est pas dans sa nature.
Jacques Roubaud, Les Animaux de personne, Seghers, 1991, p. 50-51.
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23/06/2011
Constantin Cavafy, 6 traductions de : Mer matinale
Par orde chronologique :
MER MATINALE
Que je m’arrête ici ! Et qu’à mon tour je contemple un peu la nature ! Belles couleurs bleues de la mer matinale et du ciel sans nuage… Sables jaunes… Tout cela est éclairé avec grandeur et magnificence. Oui, m’arrêter ici, et me figurer que je vois ce paysage (en vérité, je l’ai aperçu l’espace d’un instant, au premier abord), et non pas comme partout mes illusions, mes souvenirs, mes voluptueux phantasmes…
Marguerite Yourcenar, Présentation critique de Constantin Cavafy, 1863-1933, suivie d’une traduction intégrale de ses poèmes par Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras, Gallimard, 1959, p. 123.
MER MATINALE
Ici, que je m’arrête ; et que je voie un peu, moi aussi, la nature.
D’une mer matinale et d’un ciel sans nuages
les bleus splendides et le rivage jaune ; le tout
d’une belle et abondante lumière éclairé.
Ici que je m’arrête. Je veux bien croire que je vois cela
(n’est-il pas vrai que je l’ai vu, sitôt arrêté ?),
cela, et non, encore ici, mes hallucinations,
mes souvenirs, les spectres de la volupté.
C. C., Poèmes, traduits par Georges Papoutsakis, préface de André Mirambel, Les Belles–Lettres, 1977, p. 85.
MER MATINALE
Qu’ici je m’arrête. Et qu’à mon tour je regarde un peu la nature.
D’une mer matinale et d’un ciel sans nuages
les bleus resplendissants ; le jaune rivage.
Tout cela beau et baigné de lumière.
Qu’ici je m’arrête, pour me donner à croire
que je les vois, ces choses ‑ ne les ai-je pas vues en arrivant ? –
elles, non plus mes chimères,
mes souvenirs, les fantômes du plaisir.
C. C., Poèmes anciens ou retrouvés, traduits du grec et présentés par Gilles Ortlieb
et Pierre Leyris, Seghers, 1978, p. 47.
MER MATINALE
M’arrêter ici. Regarder, moi aussi, un instant la nature :
Le rivage jaune, les bleus lumineux
De la mer matinale et du ciel dans nuages
Dans leur grande et belle clarté.
M’arrêter ici. Me donner l’illusion de voir cela
— Ne l’ai-je pas vraiment vu dans l'instant de mon premier regard ? —
Et non pas, là encore, mes chimères,
Mes souvenirs, les images du plaisir.
C. C., Œuvres poétiques, Traduction Socate C. Zervos et Patricia Portier, Imprimerie nationale, 1991, n p.
MER MATINALE
Ah, m’arrêter ici. À mon tour contempler un peu la nature.
D’une mer matinale et d’un ciel sans nuage
les bleus étincelants, et le sable jaune, le tout
sous une belle et vaste lumière.
Oui, m’arrêter ici. Et me figurer que je vois cela
(je l’ai vu, en vérité, à l’instant où je me suis arrêté) ;
et non ici encore mes fantasmes,
mes souvenirs, ces spectres de la volupté.
C.C., En attendant les barbares et autres poèmes, traduits et préfacés par Dominique
Grandmont, Poésie/Gallimard, 1999 (2003 pour les notes revues et complétées), p. 92.
MER MATINALE
Que je m’arrête ici pour voir, moi aussi, un peu de nature.
Bleus splendides d’une mer matinale et d’un ciel sans nuages ;
et jaunes rivages ;
tout baigne dans une belle et grande clarté.
Que je m’arrête ici. Que je me leurre de voir ces choses
(je les ai vues, sans doute, un instant quand je m’arrêtai)
et non pas, ici aussi, mes visions
mes souvenirs, les images de la volupté.
C. C., Poèmes, traduits du grec par Ange S. Vlachos, Genève, Héros-Limite,
2010, p. 66.
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21/06/2011
Béatrice Bonhomme, Cimetière étoilé de la mer
Femme de tulle et de pierre posée sur du papier
pour Serge Popoff
1 - Si je devais commencer à écrire, je commencerais par la blessure, la déchirure, je répèterais la blessure, la déchirure, éternellement, le retour à la mère, le retour à son ventre de plume et de limon, à son ventre de ciel.
2 - Elle étend la main au-dessus des lions d’étoile, elle étend une main protectrice ou vengeresse au-dessus des lianes de silence, femme de filigranes ou d’empreintes, femme de traces, femme posée sur l’étroitesse tramée d’un sillon, travail d’un graveur sur le ventre veiné bleu de la pierre au plus profond d’une naissance de roche.
3 - Traces, territoire interdit du tissu, de la toile, araignée d’étoile filante, elle est devenue points d’empreinte et de nuit, vierge de pierre et protège dans la roche l’enfance éparpillée du monde. Mère première, matière, archétype de sources et de lignes, femme taillée, arrachée à la pierre, déesse au bras dressé, elle montre une terre promise dans la prophétie des traces.
4 - Griffe de l’encre, tache, marque laissée par son corps sur une surface. En creux, l’effigie d’un prophète ouvre la terre, ouvre les voies, ouvre les bavures de l’étampe sur la plaque sensible restée toujours sensible de la blessure, comme la frappe du cachet reproduit le creux de l’entaille ou le calque de la douleur sur un visage.
5 - Stigmates se trouvant dans le corps d’un papier et que l’on peut voir en transparence, sillon douloureux de l’eau-forte, pli, pliure en miroir, petits signes de gravure, une main pointée, une main qui montre, scellée dans la pierre, et comme le cataclysme d’un message sur un peuple éperdu, recroquevillé dans les plis de pierre de la robe, enfants perdus, échevelés devant l’imminence d’un désastre et brisant leur blessure dans les plis brisés d’une robe de pierre.
6 - Scissure, sillons du cœur, strie de la valvule, fente pleine de larmes, silice pur, de pierre transparente, cristallisée dans la souffrance d’une estampille, au cilice des douleurs, blessures, cicatrices. Avancée rigide comme un bas-relief de douleur percluse, chemise, ceinture de crin ou l’étoffe rude que l’on porte sur la peau par mortification de blessure.
7 - reproduction inversée, surface polie d’un cilice où celui-ci posé fait le plus mal.
Si je devais finir d’écrire, je finirais par la blessure, la déchirure, éternellement, le retour à la mère, à son ventre d’acide et de brûlure, à ce bleu ardent, acidulé comme les brûlures de l’eau-forte, à son ventre de ciel.
Béatrice Bonhomme, Cimetière étoilé de la mer, Versets 1995-2003, Avant-propos de Claude Louis-Combet, éditions Melis, 2004, p. 17-18.
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20/06/2011
Michaël Palmer, Première figure
Poème en deux parties
et j’arrivais les yeux fermés
préparé à une musique en aucune manière réelle, marche-
arrêt de la lumière, un alphabet
de formes contre les murs de l’hôtel,
port avec des bateaux sur leurs côtés
et les taxis et les tours d’eau nervées…
ne craignant rien, protégé par ces fleurs…
Elle descendit, attendue
par ses quatre assistants rongeurs, « se raccroche
à l’air. » L’enfant
est malheureux et casse les choses
puis les choses le cassent. Nous partageons
une maladie dit l’ami. Il pressa
l’accélérateur et perdit la tête.
Écho
(texte antiparallèle pour Pascal Quignard) (1)
qui résonne. Ré-sonne. Où le premier suivrait. La lettre qu’il avait perdue réapparue dans sa paume. L’identité en était la cause. Non que le mot prononcé ait été entendu. Non que le mot prononcé puisse être vu, même partiellement, tracé contre l’écran. Le langage le copie dans son écoute, traçant sa copie imparfaite. Qui résonne. Fait écho brièvement. Le bruissement qu’un mur transmet par interférence. par exemple : levé les deux bras au-dessus de sa tête. Et dit : une lettre une lettre avec laquelle pouvoir compter. Bruissant comme d’un vêtement tel qu’une robe ou une robe verte. Une même teinte grise comme d’une page, enregistrant des événements. Le sujet est celui-ci, bruissant au moment de la prononciation, avec lequel compter. Non que les mots ainsi s’élevaient au-dessus de la tête et se transformaient en collines. Cela se pourrait. Être reconnu dans sa propre incompréhension. Après que la conversation soit faite une espèce d’attention à chaque marque, une identité blessée tracée contre l’écran. Soweto-Miami. Incinéré à côté de la rivière.
qui sonne (sonnait) différemment la nuit. Non que les mots ré-assemblés parmi les collines, exactement, où il n’y en avait pas. Un bruissement le saisit, l’histoire de l’étoffe et du vent, haies. Ou les fenêtres au-dessus de la rivière, bleuets et myosotis, un même bleuté que celle d’une page, une erreur dans la traduction. Le passé lointain visité et nous lui murmurons bien. Entendu précédemment à cela même et habillé comme une ombre. Non que les mots ressemblassent exactement aux collines, cachés parmi eux. Soweto-Miami comme d’une lumière particulière, une qualité. Collines où il n’y en avait aucun, seulement des sons. Corps peut-être d’un chien, flottant, les dix premières notes, le mode majeur puis le mineur. Échos à une attention.
[…]
(1) En français dans le texte
Michaël Palmer, Première figure, traduction de Virginie Poitrasson et Éric Suchère, éditions José Corti, 2011, p. 31 et 61-62.
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19/06/2011
Eugène Savitzkaya, entretien, poèmes
Quand on vous lit depuis longtemps, on a l’impression d’un texte sans fin en passant d’un livre à l’autre.
Ce sont toujours les mêmes rêves qui agitent le sommeil, les mêmes frayeurs qui me font suer, et les éléments qui composent la formule quasi chimique du bonheur sont quasiment invariables et peu nombreux. Mes livres ne sont chaque fois que des charnières. Ils contiennent à la fois le partiel éclaircissement de préoccupations survenues dans l’un des livres précédents et le surgissement d’autres préoccupations.
Écrire, ce qui occupe une bonne partie de votre vie — et puis ?
Autre chose qu’écrire. De plus en plus de choses — lire, tailler les arbres fruitiers, marcher, semer, planter. Tant de choses… À tel point que je ne sais plus très bien si toutes ces activités sont assujetties à l’écriture ou le contraire. À tel point que je ne sais plus si j’écris pour rendre compte de ce que je fais ou si les autres activités ne sont pratiquées que pour amener l’eau au moulin. Une salutaire et peu confortable confusion.
Lire : quels sont vos points de repère ?
Mes contemporains. Beckett, Guyotat, Pinget, Stéfan, Genet, Izoard, Parant, Pérec, Cela, Leiris, Char, Ponge.
Quelques points de repère : Fable (Pinget), Paulina 1880 (Jouve), Premier amour (Beckett), Le palais des très blanches mouffettes (Arenas), Tombeau pour cinq cent mille soldats (Guyotat), Le Journal du voleur (Genet), Vie de mon frère (Stéfan), Mrs Caldwell parle à son fils (Cela), Souvenirs d’enfance (Tagore), Illuminations (Rimbaud), Office des ténèbres (Cela), N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit (Thomas), Aux chiens du soir (Stéfan), La patrie empaillée (Izoard), Notes de chevet (Sei shônagon), Cavalerie rouge (Babel), La Révolte des Tartares (Thomas de Quincey)…, livres tous lus au bon moment.
Quels animaux, si présents dans vos livres… ?
D’abord j’ai toujours adoré les noms qui les désignent : hérisson, ours, tortue, loup, lion, fourmi, lapin, koala. Ils ont toujours été pour moi des fragments de terre animée, les véritables esprits du monde, innombrables et la plupart du temps invisibles.
... tout comme l’enfance.
C’est une mine d’images et de figures parfaites et éternelles : un dindon perché sur le toit le plus haut de la maison, mon petit frère sur le dos du jars le plus agressif, un lapin perdant ses viscères sur l’herbe du verger, les pommiers géants, etc. Figures et images qui ont une valeur d’étalon. Et une intime connaissance du pire et du meilleur.
Mongolie plaine sale, Plaisirs solitaires, Couleurs de boucherie,… : qu’en est-il des titres ?
C’est très difficile de donner un titre à quelque chose qui demeure toujours informe, pas vraiment achevé. Mais c’est une pratique à laquelle j’ai fini par me faire. La plupart du temps, je donne le titre après avoir clos le livre. Une façon de me détacher de ce que je viens d’écrire, de prendre une certaine distance et d’imposer en même temps au lecteur une lecture possible, tout en espérant qu’il s’en moque. J’ai une confiance aveugle dans la totale liberté du lecteur, dans son infinie fantaisie.
Ce texte reprend avec quelques variantes un entretien publié dans la revue Recueil, n° 20, décembre 1991 (éditions Champ Vallon).
Souillée de lait, comme le loup avide, comme
le cygne, dépouillée, lourde comme l’eau de la mer,
le bras du boucher, la jambe de la salie,
la tête du rat, souillée, comme les pattes du héron,
le frère et la sœur, l’ogre matinal éveillant
ses poussins, pourpre et bleue, masquée, veule,
mêlée aux feuilles, aux baies, aux pépins,
petite morveuse près du limon, sur les braises,
sur les coussins brodés, dans la soie, puante,
dans le linge nouveau, brûlée, décapitée, comme
les tournesols, comme le frère et la sœur,
le garçon, le souffleur, le palmier,
à la main blanche, paume de la main froite mordue,
ventre peint, pied blessé dans le piège, dans le sac,
petit soleil de ma journée, trou, tréfonds, salie
la morte qui engloutissait, qui lapait, criant,
ouvrant œil de mercure, anus rose, au bord du gouffre,
salie de cendre, éclaboussée de plumes, tournée
vers le centre de la terre, distribuant les pestes,
perdue, jetée, déchirée, ouverte, envahie, habitée,
tombée sur les graviers.
Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo, éditions de Minuit, 1986, p. 35.
Combien de porcs sous les chênes,
combien de chênes dans la forêt, quelle forêt,
qui tient la hache et par quel bout, où, où,
où, où, mon coucou ? en mon sternum entre les
seins se fiche la corne et de mon cul
coule le sang, je suis vierge et perdue,
liée à l’horloge, licorne sans tête têtue,
mon index sur les plis de ma bouche, silence,
je prends rien au fond de ma poche et je jette
rien qui retombe en crépitant sur
les feuilles mortes.
Eugène Savitzkaya, Cochon farci, éditions de Minuit, 1996, p. 55.
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