Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

26/10/2011

Jacques Roubaud, Dix hommages

imgres-3.jpeg

                    Aux fleurs d’Obermann

 

                                             Hommage à Jude Stéfan

 

 

                        I

 

ciel chaotique lacéré cendreux sous

sous les mots chien désœuvrés d’un memento mori

galons, laure blanc pied, bas filés,

trouble-moi, parque : que le temps est un rat,

semblables les vaches dans les années ronsard

et les tourterelles dans les cyprès … jadis jadis

 

                  II

 

heureux, calme ciel, je ne saurais l’être

de 80 poèmes, autant de cyprès

années dédicaces à une lectrice d’arbres

 

parque, une fille qui pouffe

geste lent des bras de laure dans rousseur

 

                  III

 

pour toi, laure, je m’envole de l’ex-poème

une pierre à mon dos attachée de ciel

 

la maison et ses vitres lentement tourne sous le cyprès

 

j’attends la mort des années comme à la selle

 

                  IV

 

in secula avec l’humilité d’un liseron

laure

 

porte moi comme un cyprès

 

                  V

 

des années, laure, laures

vanités, limon, et de plus en plus loin

 

                  VI

 

 

vanités, limon, plus loin

 

Jacques Roubaud, Dix hommages, Lnk, 22, 2011, np.

25/10/2011

Patrick Beurard-Valdoye, Amour en cage

imgres.jpeg

                  Amour en cage

 

La parole volante était proscrite

qu’était prison sans parloir ?

dans ses moment perdus l’Europe est une prison

juste un chiriklo qui tend l’espace et le clôt

en effet les tsiganes volaient des poules parfois des enfants ils étaient même des voleurs de langue empruntant où ils passaient des mots et sans les rendre allant jusqu’à corrompre leur sens les savants réputés considéraient l’idiome tsigane comme fait d’éléments de bric et de broc volés aux langues pures l’emprunt étant souvent et explicitement interprété en termes de perte de l’identité linguistique et si l’on avait interdit l’usage de ces mots détournés qu’auraient-ils donc eu à dire à se taire ? aussi les instituteurs faisaient-ils payer une couronne aux garçons surpris parlant le romani les filles on leur rasait la tête.

quant aux gitanes autant jeteuses de sorts que voleuses d’hommes on se souvenait justement de cette affaire du paysan Janik disparu avec la tsigane sans laisser d’autre trace qu’un journal intime versifié publié en feuilleton valache dans le morave Lidové Noviny

le parti agraire prêtait désormais l’oreille aux pétitions paysannes et la loi du 14 juillet combattant la peste tsigane obligeait les nomades et tous mauvestis se livrant à ce mode de vie à se déclarer pour obtenir l’indispensable carnet anthropométrique — la CIKÁNSKÁ LEGITIMACE — avec empreinte des dix doigts mention de noms et surnoms — mais le prénom romani que la mère souffle une seule fois à son nourrisson, l’administration ne l’aurait jamais — et tout détail hauteur poids visage cheveux barbe yeux front menton nez lèvres dents suivi de dix-neuf pages destinées aux observations particulières (à la rubrique profession de ces illettrés qui n’en avaient pas vraiment, le fonctionnaire écrivait TSIGANE) des panneaux d’interdiction fleurissaient accrochés aux branches des êtres ou chênes vénérables parce que les tsiganes illettrés savaient tout de même lire dans l’essence et l’écorce d’un des vingt-quatre hommes-arbres.

 

Patrick Beurard-Valdoye, Amour en cage, extrait de Gadjo-Migrandt (à paraître), publié dans L’étrangère, n° 26-27, 2011, p. 55-56.

24/10/2011

Jean-Baptiste Clément, Chansons du peuple

imgres.jpeg

                       Le temps des Cerises

 

Quand nous en serons au temps des cerises ,

Et gai rossignol et merle moqueur

    Seront tous en fête. 

Les belles auront la folie en tête

Et les amoureux du soleil au cœur.

Quand nous en serons au temps des cerises

Sifflera bien mieux le merle moqueur.

 

Mais il est bien court le temps des cerises,

Où l’on s’en va deux cueillir en rêvant

                                      Des pendants d’oreilles,

Cerises d’amour aux robes pareilles,

Tombant sur la feuille en gouttes de sang.

 Mais il est bien court le temps des cerises,

Pendants de corail qu’on cueille en rêvant.

 

Quand vous en serez au temps des cerises,

Si vous avez peur des chagrins d’amour

                      Évitez les belles.

Moi qui ne craint pas les peines cruelles,

Je ne vivrai pas sans souffrir un jour.

Quand vous en serez au temps des cerises,

Vous aurez aussi des chagrins d’amour.

 

J’aimerai toujours le temps des cerises :

C’est de ce temps-là que je garde au cœur

                       Une plaie ouverte,

Et dame fortune, en m’étant offerte,

Ne saurait jamais calmer ma douleur.

J’aimerai toujours le temps des cerises

Et le souvenir que je garde au cœur. 

                                             Paris-Montmartre, 1866

jean_baptiste_clement.jpeg

Jean-Baptiste Clément, Chansons du peuple, Le Temps des Cerises, 2011, p. 59-60.

23/10/2011

Edgar Allan Poe, Un rêve dans un rêve, traduit par Mallarmé

images.jpeg

                                       Un rêve dans un rêve

 

Tiens ! ce baiser sur ton front! et, à l’heure où je te quitte, oui, bien haut, que je te l’avoue : tu n’as pas tort, toi qui juges que mes jours ont été un rêve ; et si l’espoir s’est enfui en une nuit ou en un jour — dans une vison ou aucune, n’en est-il pour cela pas moins PASSÉ ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est qu’un rêve dans un rêve.

 

      Je reste en la rumeur d’un rivage par le flot tourmenté et tiens dans la main des grains du sable d’or — bien peu ! encore comme ils glissent à travers mes doigts à l’abîme, pendant que je pleure —pendant que je pleure ! O Dieu ! ne puis-je les serrer d’une étreinte plus sûre ? O Dieu ! ne puis-je en sauver un de la vague impitoyable ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est-il qu’un rêve dans un rêve ?

 

Les poèmes d’Edgar Poe, traduits par Stéphane Mallarmé, Paris, Gallimard, 1928, p. 55-56.

 

A Dream within a Dream

 

Take this kiss upon the brow !

And, in parting from you now,

Thus much let me avow —

You are not wrong, who deem

That my days have been a dream ;

Yet if hope has flown away

In a night, or in a day,

In a vision, or in none,

Is it therefore the less gone ?

All that we see or seem

Is but a dream within a dream.

 

I stand amid the roar

Of a surf-tormented shore,

And I hold within my hand

Grains of the golden sand —

How few ! yet how they creep

Through my fingers to the deep,

While I weep — while I weep !

O God ! can I not grasp

Them with a tighter clasp ?

O God ! can I not save

One from the pitiless wave ?

Is all that we see or seem

But a dream within a dream ?

 

Edgar Allan Poe, The Complete Tales and Poems, New York, Vintage Books, 1975.

 

 

 

 

22/10/2011

Max Jacob, Ballades, Derniers poèmes

Max Jacob, Ballades, Derniers poèmes, ruine, nocturne

                     Ruine 

Trois morceaux de tarte sur un coin de commode et sur une assiette. À cela, on voit que cette boutique fut une pâtisserie. Il paraît qu’il y eut là une boutique. Combien de fois les cloisons de plâtre furent avancées ! Il ne reste plus que la place d’un lit et ce lit même. Trois poils de barbe sur un coin de visage ! Trois coins d’un miroir brisé ! Il s’examine, c’est le fils de la maison : il n’y a plus de maison ! Un veston neuf ajusté à la taille. Un chapeau de paille sur le coin d’une oreille. Trois vieux faux-cols désempesés ont servi de serviette à sa toilette. On sort ? Il regarde... Personne ! le désert avant d’arriver à la plage déserte.

Derniers poèmes en vers et en prose [1961], Poésie/Gallimard, 1982, p. 112.

 

 

Nocturne

Sifflet humide des crapauds

bruit des barques la nuit, des rames...

bruit d’un serpent dans les roseaux,

d’un rire étouffé par les mains,

bruit d’un corps lourd qui tombe à l’eau

bruit des pas discrets de la foule,

sous les arbres un bruit de sanglots,

le bruit au loin des saltimbanques.

Max Jacob, Les Pénitents en maillots roses (1925), dans Ballades, Gallimard, 1970, p. 217.

 

 

21/10/2011

Thomas Hardy, À la tombée du jour en novembre

images.jpeg

À la tombée du jour en novembre

 

La lumière de dix heures tombe,

Et un oiseau captif vole,

Là où les pins, comme des valseurs qui attendent,

Relèvent leurs têtes noires.

 

Des feuilles de hêtre , qui colorent de jaune l’heure de midi,

Flottent aériennes comme des taches sur l’œil ;

J’ai planté chaque arbre au printemps de ma vie,

Et maintenant ils obscurcissent le ciel.

 

Et les enfants qui flânent par ici

Croient qu’il n’a jamais été

De temps où il ne poussait ici aucun de ces grands arbres,

Que l’on ne verra plus un jour.

 

 

Thomas Hardy, Poésies, édition bilingue, traduit par Marie-Hélène Gourlaouen et Bernard Géniès, éditions Les Formes du Secret, 1980, p. 73.

 

 

20/10/2011

Ezra Pound, ABC de la lecture, traduit par Denis Roche

 

Ezra Pound a précisé que son A B C de la lecture « ne s’adresse pas à ceux qui sont déjà arrivés à une pleine connaissance du sujet sans en connaître les données ».  

 

images.jpeg

 

QUAND ON SE MET À ÉCRIRE on imite toujours quelque chose qu’on a entendu ou lu.

La majorité des écrivains ne dépasse jamais ce stade.

 

La véritable éducation ne devrait être confiée qu’aux hommes qui INSISTENT sur le savoir, le reste est affaire de gardiens de moutons.[…] Il faut beaucoup d’expérience pour qu’un homme soit capable de définir une chose dans son propre genre, c’est-à-dire définir la peinture comme peinture, l’écriture comme écriture. On identifie tout de suite le mauvais critique à ce qu’il commence par discuter du poète et non du poème.

 

 Le mauvais poète fait de la mauvaise poésie parce qu’il ne perçoit pas les relations de temps. Il est incapable d’en jouer de manière intéressante, par le moyen des brèves et des longues, des syllabes dures ou molles et des diverses qualités du son qui sont inséparables des mots de son discours.

 

On ne peut tout mettre en quarante-cinq pages. Mais même si j’avais eu Quatre cent cinquante pages à ma disposition, je n’aurais certes pas écrit un traité convaincant sur l’art du roman. Je n’ai pas écrit de bon roman. Je n’ai pas écrit de roman. Je n’ai pas l’intention d’écrire de romans et je ne dirai à personne comment s’y prendre tant que je n’en aurai pas écrit un moi-même.

 

Ezra Pound, ABC de la lecture, traduit de l’anglais par Denis Roche, Gallimard, 1967, p. 66, 75, 80 et 179.

 

19/10/2011

Gilbert Lely, La Femme infidèle, la Sylphide

imgres-1.jpeg


Écrit à Sainte-Radegonde

 

Le petit jour d’hiver, tremblant sous ses étoles,

Des tours de Saint-Gratien grisaillait les coupoles.

Amour ! tu m’éveillas dans notre lit bien clos.

Le fleuve Loire en bas roulait ses larges eaux.

Étendu sur le flanc contre Irène-Sylvie,

J’entrai, d’un lent désir, en sa grâce endormie.

Les vitres blêmissaient ; le fils de l’hôtelier,

Une chandelle au poing, descendait l’escalier ;

Et le grand coq lançait, en hérissant sa crête,

Un cri rauque et de pourpre à l’aurore muette.

 

 

Gilbert Lely, La Femme infidèle, dans Œuvres poétiques, éditions de la Différence, 1977, p. 111.

 

 

Par ce brouillard je dois te parler. Toutes les Buttes-Chaumont meurent toutes les rues avoisinantes les escaliers les impasses quand l’âme de Saint-Just chasse le renard bleu.

 

Dans mes songes tu es victime.

 

Le chevreuil était tombé à genoux. Il tremblait excessivement. Je me penchai sur sa blessure. Elle était toute petite. Elle avait la forme d’une étoile. Elle ne saignait pas. Le stylet glissa de mes doigts.Je criai pardon pardon je répétai en sanglotant le nom si doux de l’animal.Il tourna vers moi ses gros yeux où je crus lire plus de pitié pour mes remords que d’horreur pour sa propre torture. Il mourut. Quel silence.

 

Je me suis vu errer tout un matin d’hiver autour de ton couvent de village lorsque tu étais une petite fille et que je ne te connaissais pas.

 

Gilbert Lely, La Sylphide ou l’Étoile carnivore, Librairie Le François, 1938, p. 36-37. 

18/10/2011

Jean-Baptiste Para, Le dit de l'oiseau

imgres.jpeg

Le dit de l’oiseau

 

Le soir promet une étrange abondance. Le soleil décret silencieux.

Anges, rentrez chez vous, votre journée est faite.

Je suis l’oiseau qui passe, mon bec est long comme la mort.

 

                                    *

 

Aux troncs frais coupés, que disent les sèves ?

Nous étions là pour le triomphe du matin.

Une question se désolait entre les mains des meurtriers.

 

                                    *

 

Ce qui reste de ciel, comment le supporter ?

La marche longue des racines, les moitiés d’yeux, les tympans déchirés.

Tu élis pour séjour les villes qu’on assiège.

 

                                    *

 

Langues que l’ombre gagne. Les étoiles ne sont plus que plomb de chasse.

Sombrer apprend-il comment l’on sombre ?

 

                                    *

[…]

Une nuit dans la nuit , et l’aurore n’est pas même conçue, rien qu’un mot, sans nulle tentation. La mort, ta propre mort, un souvenir honteux. Ou peut-être vers la lumière — l’interminable étreinte de la cécité.

 

                                    *

 

Oiseau, l’oiseau des cahiers d’enfants.

Les ailes étaient une accolade. Mais aucun vol ne se bâtit dans le regret.

 

Jean-Baptiste Para, Le dit de l’oiseau, dans Une semaine dans la vie de Mona Grembo, Arcane 17, 1995, p. 47, 48, 50 et 51.

17/10/2011

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

 

 

Jean Tardieu, Une voix sans personne, le monde immobile

 

Contre-point-du-jour

 

 

Alors alors

encore ? Alors

toujours dans le jour

mon petit ? Toujours dans le

petit jour du dernier

du dernier jour du condamné

à mort le petit jour ?

 

Toujours dans le

petit jour du condamné à mort

je suis j’étais

je suis j’étais le grincement

de poulie du gosier

dans la gorge coupée

par le pourquoi comment du printemps

 

À mort le petit jour du premier lilas

du pourquoi comment du pourquoi pas

de la gorge pourquoi de la gorge coupée du printemps

du grincement de la poulie du printemps

de la nuit de la gorge coupée

du petit jour du lilas de la mort

de la mort de pourquoi comment

 

Et pourquoi pas toujours ?

Et pourquoi pas toujours j’étais je suis

toujours j’étais toujours j’étais

toujours tiré tiré tiré tiré vers le petit jour

par le pourquoi comment

du gai toujours du gai printemps

 

toujours mon petit toujours !

 

 

   Le monde immobile

 

   Puits de ténèbres

   fontaine sourde

   lac sans éclat

 

   présence épaisse

   battement faible

   l’instant est là

 

   rien ni personne

   une ombre lourde

   et qui se tait

 

   j’attends des siècles

   rien ne résonne

   rien n’apparaît

 

   sur ce tombeau

l’espace bouge

c’est ma pensée

 

pour nul regard

pour nulle oreille

la vérité.

  

 

Jean Tardieu, Une voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 26-27 et 38-39.

 

16/10/2011

Eugenio De Signoribus, Ronde des convers

imgres-1.jpeg

 

              Congé

 

maintenant je dois te dévier

langue de nostalgie

langue de longue vigie

un luxe encore te désirer

 

chœur de l’avant-première

au pli du rideau incinère

dans le ventre funéraire

l’œuvre du suaire

 

maintenant je vais où s’attachent

ceux qu’on dit actifs

l’esprit qui se détache

de l’ouvrage passif

 

 

                                    Congedo

 

ora devo deviarti

lingua di nostalgia

lingua di lunga scia

 

coro dell’anteprima

nel chiuso del sipario

nell’atro ventre strina

l’opera del sudario

 

ora vado dove sosta

la gente detta attiva

la mente che si sposta

dall’opera passiva

 

Eugenio De Signoribus, Ronde des convers, 1999-2004, traduction de l’italien, postface et commentaires de Martin Rueff, Préface d’Yves Bonnefoy, Collection « Terra d’altri », Verdier, 2007, p. 127 et 126.

Ossip E. Mandelstam, Simple promesse

20081227-NKVD_Mandelstam.jpeg

Je ne sais s’il y a bien longtemps

Qu’on chante cette rengaine :

Sourdine aux feutres du voleur,

Au bourdon du roi des moustiques…

 

Je voudrais pour ne rien dire

Parler encore une fois,

Chuinter comme une allumette,

Houspiller la nuit, l’éveiller,

 

Soulever le bonnet de l’air

Suffoquant comme une javelle

Secouer et vider le sac

Bourré de grains de cumin,

 

Pour que le lien de sang rosé,

Carillon de ces herbes sèches,

Lien dérobé, soit retrouvé :

Outre-siècle, outre-fenil et rêve.

 

1922

 

Ossip E. Mandelstam, Simple promesse (choix de poèmes 1908-1937), traduits du russe par Philippe Jaccottet, Louis Martinez et Jean-Claude Schneider, Postface de Florian Rodari, Genève, La Dogana, 1994, p. 50.

15/10/2011

Étienne Faure, Légèrement frôlée

Étienne Faure, Légèrement frôlée, les mots, le flâneur

La blessure que reçut

hier le fruit

gagne

ainsi qu’une gangrène au mois d’août mille neuf cent

dix-huit ou quarante-trois

après la classe inspirant ce chagrin d’automne

comme on rentre à pas lent, une pomme

à couteau dans la poche

ou mains en l’air

devant l’ennemi criant ce mot d’arrière-saison

schnell, après guerre

longtemps fut le cri des enfants

dans leurs yeux, où l’un gagne,

hâte le pas — ce mot

d’une époque obsolète, abîmée,

blette.

 

des mots s’abîment

 

 

N’importe quel talus suffit

pour faire un somme,

une oreille à l’avers du ciel,

l’autre enfouie, à l’écoute

d’insectes dérangés,

toute la hiérarchie dans l’herbe établie qui s’affole,

insulte en langue verte et se promet

de s’insurger plus tard (le reste est inaudible) ;

car le dormeur

aussi longtemps qu’on rêve en toute impunité

à mâchonner des mots extraits de la fétuque,

expertise avec soin les saveurs de la sève

et, n’étant pas pressé,

défraie jusqu’au soir la chronique.

 

où le flâneur est tancé vertement

 

Étienne Faure, Légèrement frôlée, Champ Vallon, 2007, p. 106 et 26.

© photo Tristan Hordé

14/10/2011

Écrits de Laure

imgres.jpeg

La vie répond — ce n’est pas vain

on peut agir

contre — pour

La vie exige

le mouvement

La vie c’est le cours du sang

le sang ne s’arrête pas de courir dans les veines

je ne peux pas m’arrêter de vivre

d’aimer les êtres humains

comme j’aime les plantes

de voir dans les regards une réponse ou un appel

de sonder les regards comme un scaphandre

mais rester là

entre la vie et la mort

à disséquer des idées

épiloguer sur le désespoir

Non

ou tout de suite : le revolver

 

il y a des regards comme le fond de la mer

et je reste là

quelquefois je marche et les regards se croisent

tout en algues et détritus

d’autres fois chaque être est une réponse ou un appel

 

                           *

 

L’existence humaine est sans prix

sans plus ni moins de prix

que tout ce qui existe

végétal, minéral, animal

tout ce qui brille, hurle, brame, gémit

barrissement d’éléphant

mugissement de vache

l’âne brait — le serpent siffle

Il n’y a pas de liens si puissants qu’ils n’arrachent

     un être à la mort. La mort triomphe.

Le rire — L’insolence heureuse « Faites passer votre

     charrue sur les os du mort. »

 

Écrits de Laure, précédé de Ma Mère diagonale par Jérôme Peignot, avec une "vie de Laure" par Georges Bataille, chez Jean-Jacques Pauvert, 1971, p. 150 et 184.

13/10/2011

Aurélie Loiseleur, Gens de peine, Vieux jeux

Aurélie Loiseleur, Gens de peine, Vieux jeux

Gens de peine

 

Les Dénommés

 

Gens ne s’appellent pas

 

Gens ne naissent pas        

                                   sont mis bas

 

Gens va tous à l’Abreuvoir de coups à l’Abreuvoir de paroles pesamment

Gens laboure tous les jours Gens

danse la bourrée tous pesamment

 

Gens berçant des demain des doucement Gens

                                   muets mutilés de mots

 

Gens élèvent dans leurs organes des crabes mangeurs d’hommes                   

                                   quand certains meurent de pain

 

Gens puisent dans la pâtenôtre mange les noms du commun Gens ravalés                                    

                                   n’ont pas de quoi.

 

 

             

                      Vieux Jeux

 

 

 

Dit de Françoise Demoisson

 

 

« La nature a des sentiments lents.

Sans cesse il se passe des événements imperceptibles. Mais moi, je les sens. Il s’en passe sans arrêt. Par exemple quand le soleil nénupharde au milieu des nuages et des joncs. Eh bien c’est si précis qu’on peut y lire. On ne sait pas pourquoi il descend si bas. C’est comme ça. Il y a des lois. C’est comme mon amour, il ne disparaît jamais complètement du champ.

– Du soleil, toujours : est-ce qu’il peut en crever, s’il tombe ? Je n’en sais rien. Pourquoi me le demander à moi ? Vous avez des questions gênantes. Depuis le temps, vous auriez pu trouver d’autres solutions.

Je préfère ce que je ne connais pas. J’ai obtenu, par grâce spéciale, une dispense de sens. Le caché me convient à merveille. Ne dissipez pas les nuages. Donnez-moi une clarté qui ne résorbe rien des brumes ni des ombres. Je prends. Inventez-moi le monde comme il est. Ça me va. Faites-moi des dieux les plus discrets possible : qu’on doute de leur existence, qu’ils soient plus ténus que des grains de rien. Qu’on se demande toujours.

Est-ce caprice ? j’ai voulu qu’on convoque le vent, le vent qui beugle dans la conque d’oreille. Il se trouve qu’il veut crier quelque chose, quand on se concentre sur l’écoute. Au fond, c’est trop fort pour faire phrase. C’est au-delà : du souffle. Les machines n’ont pas la même façon de bruire. Elles n’ont pas de secret. 

Vous vous risquez, à peine nus, en plein dehors : vous entrez au musée Lambinet. Votre attention ! La lumière fait dans le velours. Ses peintres jouent du triangle d’or. Tout est en proportion : les perspectives s’activent gentiment pour vous servir. Il fait beau voir que des arbres se posent. Il arrive que les racines feuillent. Les rideaux respirent aux cintres bruts des branches. Des soulèvements les animent : ils rêvent. Ils rythment des scènes qu’ils ourlent de douceur, pour dédramatiser l’action du temps. Par parenthèse, est-il besoin d’autres événements ? Pourquoi reste-t-il du suspens dans une tragédie ? Je vous l’ai dit, je préfère ce que je ne comprends pas : je reste plantée là, à contempler mes questions. Ce sont de bons parents, quand on est grand. Elles me tiennent compagnie, me dévorent l’entre-dans et me nourrissent, on ne voit pas comment.

La mer déborde d’affection. Les poètes s’absorbent sans s’abîmer. Ils suivent leur cours de destin. Des oiseaux jouent tout haut du pipeau. Les pins parasols redoublent les chapeaux des dames offertes cuites, pendant que des enfants sculptent le sable des dunes : détruisant leur œuvre d’un grand coup de pied à la fin… Ils sont si riches ! 

Je vous le disais tout à l’heure : il y a des lois. Tout se vérifie. C’est précis, l’immensité ! Et ce paquet de systèmes se manifeste avec tant de simplicité qu’on douterait presque qu’il soit si complexe… Les bateaux sur la mer sont comme des lettres que les continents s’expédient. Mes poèmes vont ainsi : voguant blancs, on ne les voit qu’à peine, personne ne peut lire s’ils se rapprochent ou s’éloignent.

Bref, l’homme est en devenir secondaire. Il fait la sieste, vexé. »

 

 Aurélie Loiseleur, poèmes extraits d’un livre à venir, Nommeparus dans la revue Fusées, n° 20,  septembre 2011.