26/10/2011
Jacques Roubaud, Dix hommages
Aux fleurs d’Obermann
Hommage à Jude Stéfan
I
ciel chaotique lacéré cendreux sous
sous les mots chien désœuvrés d’un memento mori
galons, laure blanc pied, bas filés,
trouble-moi, parque : que le temps est un rat,
semblables les vaches dans les années ronsard
et les tourterelles dans les cyprès … jadis jadis
II
heureux, calme ciel, je ne saurais l’être
de 80 poèmes, autant de cyprès
années dédicaces à une lectrice d’arbres
parque, une fille qui pouffe
geste lent des bras de laure dans rousseur
III
pour toi, laure, je m’envole de l’ex-poème
une pierre à mon dos attachée de ciel
la maison et ses vitres lentement tourne sous le cyprès
j’attends la mort des années comme à la selle
IV
in secula avec l’humilité d’un liseron
laure
porte moi comme un cyprès
V
des années, laure, laures
vanités, limon, et de plus en plus loin
VI
vanités, limon, plus loin
Jacques Roubaud, Dix hommages, Lnk, 22, 2011, np.
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25/10/2011
Patrick Beurard-Valdoye, Amour en cage
Amour en cage
La parole volante était proscrite
qu’était prison sans parloir ?
dans ses moment perdus l’Europe est une prison
juste un chiriklo qui tend l’espace et le clôt
en effet les tsiganes volaient des poules parfois des enfants ils étaient même des voleurs de langue empruntant où ils passaient des mots et sans les rendre allant jusqu’à corrompre leur sens les savants réputés considéraient l’idiome tsigane comme fait d’éléments de bric et de broc volés aux langues pures l’emprunt étant souvent et explicitement interprété en termes de perte de l’identité linguistique et si l’on avait interdit l’usage de ces mots détournés qu’auraient-ils donc eu à dire à se taire ? aussi les instituteurs faisaient-ils payer une couronne aux garçons surpris parlant le romani les filles on leur rasait la tête.
quant aux gitanes autant jeteuses de sorts que voleuses d’hommes on se souvenait justement de cette affaire du paysan Janik disparu avec la tsigane sans laisser d’autre trace qu’un journal intime versifié publié en feuilleton valache dans le morave Lidové Noviny
le parti agraire prêtait désormais l’oreille aux pétitions paysannes et la loi du 14 juillet combattant la peste tsigane obligeait les nomades et tous mauvestis se livrant à ce mode de vie à se déclarer pour obtenir l’indispensable carnet anthropométrique — la CIKÁNSKÁ LEGITIMACE — avec empreinte des dix doigts mention de noms et surnoms — mais le prénom romani que la mère souffle une seule fois à son nourrisson, l’administration ne l’aurait jamais — et tout détail hauteur poids visage cheveux barbe yeux front menton nez lèvres dents suivi de dix-neuf pages destinées aux observations particulières (à la rubrique profession de ces illettrés qui n’en avaient pas vraiment, le fonctionnaire écrivait TSIGANE) des panneaux d’interdiction fleurissaient accrochés aux branches des êtres ou chênes vénérables parce que les tsiganes illettrés savaient tout de même lire dans l’essence et l’écorce d’un des vingt-quatre hommes-arbres.
Patrick Beurard-Valdoye, Amour en cage, extrait de Gadjo-Migrandt (à paraître), publié dans L’étrangère, n° 26-27, 2011, p. 55-56.
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24/10/2011
Jean-Baptiste Clément, Chansons du peuple
Le temps des Cerises
Quand nous en serons au temps des cerises ,
Et gai rossignol et merle moqueur
Seront tous en fête.
Les belles auront la folie en tête
Et les amoureux du soleil au cœur.
Quand nous en serons au temps des cerises
Sifflera bien mieux le merle moqueur.
Mais il est bien court le temps des cerises,
Où l’on s’en va deux cueillir en rêvant
Des pendants d’oreilles,
Cerises d’amour aux robes pareilles,
Tombant sur la feuille en gouttes de sang.
Mais il est bien court le temps des cerises,
Pendants de corail qu’on cueille en rêvant.
Quand vous en serez au temps des cerises,
Si vous avez peur des chagrins d’amour
Évitez les belles.
Moi qui ne craint pas les peines cruelles,
Je ne vivrai pas sans souffrir un jour.
Quand vous en serez au temps des cerises,
Vous aurez aussi des chagrins d’amour.
J’aimerai toujours le temps des cerises :
C’est de ce temps-là que je garde au cœur
Une plaie ouverte,
Et dame fortune, en m’étant offerte,
Ne saurait jamais calmer ma douleur.
J’aimerai toujours le temps des cerises
Et le souvenir que je garde au cœur.
Paris-Montmartre, 1866
Jean-Baptiste Clément, Chansons du peuple, Le Temps des Cerises, 2011, p. 59-60.
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23/10/2011
Edgar Allan Poe, Un rêve dans un rêve, traduit par Mallarmé
Un rêve dans un rêve
Tiens ! ce baiser sur ton front! et, à l’heure où je te quitte, oui, bien haut, que je te l’avoue : tu n’as pas tort, toi qui juges que mes jours ont été un rêve ; et si l’espoir s’est enfui en une nuit ou en un jour — dans une vison ou aucune, n’en est-il pour cela pas moins PASSÉ ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est qu’un rêve dans un rêve.
Je reste en la rumeur d’un rivage par le flot tourmenté et tiens dans la main des grains du sable d’or — bien peu ! encore comme ils glissent à travers mes doigts à l’abîme, pendant que je pleure —pendant que je pleure ! O Dieu ! ne puis-je les serrer d’une étreinte plus sûre ? O Dieu ! ne puis-je en sauver un de la vague impitoyable ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est-il qu’un rêve dans un rêve ?
Les poèmes d’Edgar Poe, traduits par Stéphane Mallarmé, Paris, Gallimard, 1928, p. 55-56.
A Dream within a Dream
Take this kiss upon the brow !
And, in parting from you now,
Thus much let me avow —
You are not wrong, who deem
That my days have been a dream ;
Yet if hope has flown away
In a night, or in a day,
In a vision, or in none,
Is it therefore the less gone ?
All that we see or seem
Is but a dream within a dream.
I stand amid the roar
Of a surf-tormented shore,
And I hold within my hand
Grains of the golden sand —
How few ! yet how they creep
Through my fingers to the deep,
While I weep — while I weep !
O God ! can I not grasp
Them with a tighter clasp ?
O God ! can I not save
One from the pitiless wave ?
Is all that we see or seem
But a dream within a dream ?
Edgar Allan Poe, The Complete Tales and Poems, New York, Vintage Books, 1975.
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22/10/2011
Max Jacob, Ballades, Derniers poèmes
Ruine
Trois morceaux de tarte sur un coin de commode et sur une assiette. À cela, on voit que cette boutique fut une pâtisserie. Il paraît qu’il y eut là une boutique. Combien de fois les cloisons de plâtre furent avancées ! Il ne reste plus que la place d’un lit et ce lit même. Trois poils de barbe sur un coin de visage ! Trois coins d’un miroir brisé ! Il s’examine, c’est le fils de la maison : il n’y a plus de maison ! Un veston neuf ajusté à la taille. Un chapeau de paille sur le coin d’une oreille. Trois vieux faux-cols désempesés ont servi de serviette à sa toilette. On sort ? Il regarde... Personne ! le désert avant d’arriver à la plage déserte.
Derniers poèmes en vers et en prose [1961], Poésie/Gallimard, 1982, p. 112.
Nocturne
Sifflet humide des crapauds
bruit des barques la nuit, des rames...
bruit d’un serpent dans les roseaux,
d’un rire étouffé par les mains,
bruit d’un corps lourd qui tombe à l’eau
bruit des pas discrets de la foule,
sous les arbres un bruit de sanglots,
le bruit au loin des saltimbanques.
Max Jacob, Les Pénitents en maillots roses (1925), dans Ballades, Gallimard, 1970, p. 217.
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21/10/2011
Thomas Hardy, À la tombée du jour en novembre
À la tombée du jour en novembre
La lumière de dix heures tombe,
Et un oiseau captif vole,
Là où les pins, comme des valseurs qui attendent,
Relèvent leurs têtes noires.
Des feuilles de hêtre , qui colorent de jaune l’heure de midi,
Flottent aériennes comme des taches sur l’œil ;
J’ai planté chaque arbre au printemps de ma vie,
Et maintenant ils obscurcissent le ciel.
Et les enfants qui flânent par ici
Croient qu’il n’a jamais été
De temps où il ne poussait ici aucun de ces grands arbres,
Que l’on ne verra plus un jour.
Thomas Hardy, Poésies, édition bilingue, traduit par Marie-Hélène Gourlaouen et Bernard Géniès, éditions Les Formes du Secret, 1980, p. 73.
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20/10/2011
Ezra Pound, ABC de la lecture, traduit par Denis Roche
Ezra Pound a précisé que son A B C de la lecture « ne s’adresse pas à ceux qui sont déjà arrivés à une pleine connaissance du sujet sans en connaître les données ».
QUAND ON SE MET À ÉCRIRE on imite toujours quelque chose qu’on a entendu ou lu.
La majorité des écrivains ne dépasse jamais ce stade.
La véritable éducation ne devrait être confiée qu’aux hommes qui INSISTENT sur le savoir, le reste est affaire de gardiens de moutons.[…] Il faut beaucoup d’expérience pour qu’un homme soit capable de définir une chose dans son propre genre, c’est-à-dire définir la peinture comme peinture, l’écriture comme écriture. On identifie tout de suite le mauvais critique à ce qu’il commence par discuter du poète et non du poème.
Le mauvais poète fait de la mauvaise poésie parce qu’il ne perçoit pas les relations de temps. Il est incapable d’en jouer de manière intéressante, par le moyen des brèves et des longues, des syllabes dures ou molles et des diverses qualités du son qui sont inséparables des mots de son discours.
On ne peut tout mettre en quarante-cinq pages. Mais même si j’avais eu Quatre cent cinquante pages à ma disposition, je n’aurais certes pas écrit un traité convaincant sur l’art du roman. Je n’ai pas écrit de bon roman. Je n’ai pas écrit de roman. Je n’ai pas l’intention d’écrire de romans et je ne dirai à personne comment s’y prendre tant que je n’en aurai pas écrit un moi-même.
Ezra Pound, ABC de la lecture, traduit de l’anglais par Denis Roche, Gallimard, 1967, p. 66, 75, 80 et 179.
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19/10/2011
Gilbert Lely, La Femme infidèle, la Sylphide
Écrit à Sainte-Radegonde
Le petit jour d’hiver, tremblant sous ses étoles,
Des tours de Saint-Gratien grisaillait les coupoles.
Amour ! tu m’éveillas dans notre lit bien clos.
Le fleuve Loire en bas roulait ses larges eaux.
Étendu sur le flanc contre Irène-Sylvie,
J’entrai, d’un lent désir, en sa grâce endormie.
Les vitres blêmissaient ; le fils de l’hôtelier,
Une chandelle au poing, descendait l’escalier ;
Et le grand coq lançait, en hérissant sa crête,
Un cri rauque et de pourpre à l’aurore muette.
Gilbert Lely, La Femme infidèle, dans Œuvres poétiques, éditions de la Différence, 1977, p. 111.
Par ce brouillard je dois te parler. Toutes les Buttes-Chaumont meurent toutes les rues avoisinantes les escaliers les impasses quand l’âme de Saint-Just chasse le renard bleu.
Dans mes songes tu es victime.
Le chevreuil était tombé à genoux. Il tremblait excessivement. Je me penchai sur sa blessure. Elle était toute petite. Elle avait la forme d’une étoile. Elle ne saignait pas. Le stylet glissa de mes doigts.Je criai pardon pardon je répétai en sanglotant le nom si doux de l’animal.Il tourna vers moi ses gros yeux où je crus lire plus de pitié pour mes remords que d’horreur pour sa propre torture. Il mourut. Quel silence.
Je me suis vu errer tout un matin d’hiver autour de ton couvent de village lorsque tu étais une petite fille et que je ne te connaissais pas.
Gilbert Lely, La Sylphide ou l’Étoile carnivore, Librairie Le François, 1938, p. 36-37.
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18/10/2011
Jean-Baptiste Para, Le dit de l'oiseau
Le dit de l’oiseau
Le soir promet une étrange abondance. Le soleil décret silencieux.
Anges, rentrez chez vous, votre journée est faite.
Je suis l’oiseau qui passe, mon bec est long comme la mort.
*
Aux troncs frais coupés, que disent les sèves ?
Nous étions là pour le triomphe du matin.
Une question se désolait entre les mains des meurtriers.
*
Ce qui reste de ciel, comment le supporter ?
La marche longue des racines, les moitiés d’yeux, les tympans déchirés.
Tu élis pour séjour les villes qu’on assiège.
*
Langues que l’ombre gagne. Les étoiles ne sont plus que plomb de chasse.
Sombrer apprend-il comment l’on sombre ?
*
[…]
Une nuit dans la nuit , et l’aurore n’est pas même conçue, rien qu’un mot, sans nulle tentation. La mort, ta propre mort, un souvenir honteux. Ou peut-être vers la lumière — l’interminable étreinte de la cécité.
*
Oiseau, l’oiseau des cahiers d’enfants.
Les ailes étaient une accolade. Mais aucun vol ne se bâtit dans le regret.
Jean-Baptiste Para, Le dit de l’oiseau, dans Une semaine dans la vie de Mona Grembo, Arcane 17, 1995, p. 47, 48, 50 et 51.
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17/10/2011
Jean Tardieu, Une Voix sans personne
Contre-point-du-jour
Alors alors
encore ? Alors
toujours dans le jour
mon petit ? Toujours dans le
petit jour du dernier
du dernier jour du condamné
à mort le petit jour ?
Toujours dans le
petit jour du condamné à mort
je suis j’étais
je suis j’étais le grincement
de poulie du gosier
dans la gorge coupée
par le pourquoi comment du printemps
À mort le petit jour du premier lilas
du pourquoi comment du pourquoi pas
de la gorge pourquoi de la gorge coupée du printemps
du grincement de la poulie du printemps
de la nuit de la gorge coupée
du petit jour du lilas de la mort
de la mort de pourquoi comment
Et pourquoi pas toujours ?
Et pourquoi pas toujours j’étais je suis
toujours j’étais toujours j’étais
toujours tiré tiré tiré tiré vers le petit jour
par le pourquoi comment
du gai toujours du gai printemps
toujours mon petit toujours !
Le monde immobile
Puits de ténèbres
fontaine sourde
lac sans éclat
présence épaisse
battement faible
l’instant est là
rien ni personne
une ombre lourde
et qui se tait
j’attends des siècles
rien ne résonne
rien n’apparaît
sur ce tombeau
l’espace bouge
c’est ma pensée
pour nul regard
pour nulle oreille
la vérité.
Jean Tardieu, Une voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 26-27 et 38-39.
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16/10/2011
Eugenio De Signoribus, Ronde des convers
Congé
maintenant je dois te dévier
langue de nostalgie
langue de longue vigie
un luxe encore te désirer
chœur de l’avant-première
au pli du rideau incinère
dans le ventre funéraire
l’œuvre du suaire
maintenant je vais où s’attachent
ceux qu’on dit actifs
l’esprit qui se détache
de l’ouvrage passif
Congedo
ora devo deviarti
lingua di nostalgia
lingua di lunga scia
coro dell’anteprima
nel chiuso del sipario
nell’atro ventre strina
l’opera del sudario
ora vado dove sosta
la gente detta attiva
la mente che si sposta
dall’opera passiva
Eugenio De Signoribus, Ronde des convers, 1999-2004, traduction de l’italien, postface et commentaires de Martin Rueff, Préface d’Yves Bonnefoy, Collection « Terra d’altri », Verdier, 2007, p. 127 et 126.
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Ossip E. Mandelstam, Simple promesse
Je ne sais s’il y a bien longtemps
Qu’on chante cette rengaine :
Sourdine aux feutres du voleur,
Au bourdon du roi des moustiques…
Je voudrais pour ne rien dire
Parler encore une fois,
Chuinter comme une allumette,
Houspiller la nuit, l’éveiller,
Soulever le bonnet de l’air
Suffoquant comme une javelle
Secouer et vider le sac
Bourré de grains de cumin,
Pour que le lien de sang rosé,
Carillon de ces herbes sèches,
Lien dérobé, soit retrouvé :
Outre-siècle, outre-fenil et rêve.
1922
Ossip E. Mandelstam, Simple promesse (choix de poèmes 1908-1937), traduits du russe par Philippe Jaccottet, Louis Martinez et Jean-Claude Schneider, Postface de Florian Rodari, Genève, La Dogana, 1994, p. 50.
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15/10/2011
Étienne Faure, Légèrement frôlée
La blessure que reçut
hier le fruit
gagne
ainsi qu’une gangrène au mois d’août mille neuf cent
dix-huit ou quarante-trois
après la classe inspirant ce chagrin d’automne
comme on rentre à pas lent, une pomme
à couteau dans la poche
ou mains en l’air
devant l’ennemi criant ce mot d’arrière-saison
— schnell, après guerre
longtemps fut le cri des enfants
dans leurs yeux, où l’un gagne,
hâte le pas — ce mot
d’une époque obsolète, abîmée,
blette.
des mots s’abîment
N’importe quel talus suffit
pour faire un somme,
une oreille à l’avers du ciel,
l’autre enfouie, à l’écoute
d’insectes dérangés,
toute la hiérarchie dans l’herbe établie qui s’affole,
insulte en langue verte et se promet
de s’insurger plus tard (le reste est inaudible) ;
car le dormeur
aussi longtemps qu’on rêve en toute impunité
à mâchonner des mots extraits de la fétuque,
expertise avec soin les saveurs de la sève
et, n’étant pas pressé,
défraie jusqu’au soir la chronique.
où le flâneur est tancé vertement
Étienne Faure, Légèrement frôlée, Champ Vallon, 2007, p. 106 et 26.
© photo Tristan Hordé
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14/10/2011
Écrits de Laure
La vie répond — ce n’est pas vain
on peut agir
contre — pour
La vie exige
le mouvement
La vie c’est le cours du sang
le sang ne s’arrête pas de courir dans les veines
je ne peux pas m’arrêter de vivre
d’aimer les êtres humains
comme j’aime les plantes
de voir dans les regards une réponse ou un appel
de sonder les regards comme un scaphandre
mais rester là
entre la vie et la mort
à disséquer des idées
épiloguer sur le désespoir
Non
ou tout de suite : le revolver
il y a des regards comme le fond de la mer
et je reste là
quelquefois je marche et les regards se croisent
tout en algues et détritus
d’autres fois chaque être est une réponse ou un appel
*
L’existence humaine est sans prix
sans plus ni moins de prix
que tout ce qui existe
végétal, minéral, animal
tout ce qui brille, hurle, brame, gémit
barrissement d’éléphant
mugissement de vache
l’âne brait — le serpent siffle
Il n’y a pas de liens si puissants qu’ils n’arrachent
un être à la mort. La mort triomphe.
Le rire — L’insolence heureuse « Faites passer votre
charrue sur les os du mort. »
Écrits de Laure, précédé de Ma Mère diagonale par Jérôme Peignot, avec une "vie de Laure" par Georges Bataille, chez Jean-Jacques Pauvert, 1971, p. 150 et 184.
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13/10/2011
Aurélie Loiseleur, Gens de peine, Vieux jeux
Gens de peine
Les Dénommés
Gens ne s’appellent pas
Gens ne naissent pas
sont mis bas
Gens va tous à l’Abreuvoir de coups à l’Abreuvoir de paroles pesamment
Gens laboure tous les jours Gens
danse la bourrée tous pesamment
Gens berçant des demain des doucement Gens
muets mutilés de mots
Gens élèvent dans leurs organes des crabes mangeurs d’hommes
quand certains meurent de pain
Gens puisent dans la pâtenôtre mange les noms du commun Gens ravalés
n’ont pas de quoi.
Vieux Jeux
Dit de Françoise Demoisson
« La nature a des sentiments lents.
Sans cesse il se passe des événements imperceptibles. Mais moi, je les sens. Il s’en passe sans arrêt. Par exemple quand le soleil nénupharde au milieu des nuages et des joncs. Eh bien c’est si précis qu’on peut y lire. On ne sait pas pourquoi il descend si bas. C’est comme ça. Il y a des lois. C’est comme mon amour, il ne disparaît jamais complètement du champ.
– Du soleil, toujours : est-ce qu’il peut en crever, s’il tombe ? Je n’en sais rien. Pourquoi me le demander à moi ? Vous avez des questions gênantes. Depuis le temps, vous auriez pu trouver d’autres solutions.
Je préfère ce que je ne connais pas. J’ai obtenu, par grâce spéciale, une dispense de sens. Le caché me convient à merveille. Ne dissipez pas les nuages. Donnez-moi une clarté qui ne résorbe rien des brumes ni des ombres. Je prends. Inventez-moi le monde comme il est. Ça me va. Faites-moi des dieux les plus discrets possible : qu’on doute de leur existence, qu’ils soient plus ténus que des grains de rien. Qu’on se demande toujours.
Est-ce caprice ? j’ai voulu qu’on convoque le vent, le vent qui beugle dans la conque d’oreille. Il se trouve qu’il veut crier quelque chose, quand on se concentre sur l’écoute. Au fond, c’est trop fort pour faire phrase. C’est au-delà : du souffle. Les machines n’ont pas la même façon de bruire. Elles n’ont pas de secret.
Vous vous risquez, à peine nus, en plein dehors : vous entrez au musée Lambinet. Votre attention ! La lumière fait dans le velours. Ses peintres jouent du triangle d’or. Tout est en proportion : les perspectives s’activent gentiment pour vous servir. Il fait beau voir que des arbres se posent. Il arrive que les racines feuillent. Les rideaux respirent aux cintres bruts des branches. Des soulèvements les animent : ils rêvent. Ils rythment des scènes qu’ils ourlent de douceur, pour dédramatiser l’action du temps. Par parenthèse, est-il besoin d’autres événements ? Pourquoi reste-t-il du suspens dans une tragédie ? Je vous l’ai dit, je préfère ce que je ne comprends pas : je reste plantée là, à contempler mes questions. Ce sont de bons parents, quand on est grand. Elles me tiennent compagnie, me dévorent l’entre-dans et me nourrissent, on ne voit pas comment.
La mer déborde d’affection. Les poètes s’absorbent sans s’abîmer. Ils suivent leur cours de destin. Des oiseaux jouent tout haut du pipeau. Les pins parasols redoublent les chapeaux des dames offertes cuites, pendant que des enfants sculptent le sable des dunes : détruisant leur œuvre d’un grand coup de pied à la fin… Ils sont si riches !
Je vous le disais tout à l’heure : il y a des lois. Tout se vérifie. C’est précis, l’immensité ! Et ce paquet de systèmes se manifeste avec tant de simplicité qu’on douterait presque qu’il soit si complexe… Les bateaux sur la mer sont comme des lettres que les continents s’expédient. Mes poèmes vont ainsi : voguant blancs, on ne les voit qu’à peine, personne ne peut lire s’ils se rapprochent ou s’éloignent.
Bref, l’homme est en devenir secondaire. Il fait la sieste, vexé. »
Aurélie Loiseleur, poèmes extraits d’un livre à venir, Nomme, parus dans la revue Fusées, n° 20, septembre 2011.
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