19/12/2011
Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse
Je n'ai pas eu à la chercher longtemps, la maison grise. Soudain
près du grand pont de pierre, au bout de cette rue trop noire,
elle était là. Et si je l'avais imaginée différente,
passé le bref étonnement je crus l'avoir connue depuis toujours.
Enfant, à l'une ou l'autre de ces fenêtres
tu te penchais. Mais point de jardin, point d'allée :
le bruit seulement de la rue — carrioles, chevaux et voitures —
et l'heure au clocher de l'église, les cris d'enfants au loin...
Plus rien ici ne se souvient de ton sourire.
Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse, éditions Cheyne,
2007, p. 63.
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18/12/2011
Paul Celan, La Rose de personne, traduction Martine Broda
... Bruit la fontaine
Vous couteaux aiguisés de prière,
de blasphème, de prière,
de mon
silence.
Vous mes paroles, qui vous estropiez
avec moi, vous
mes paroles droites.
Et toi :
toit, toi, toi,
de vérité chaque jour plus vraie
écorché, mon plus-tard
des roses — :
Combien, ô combien
du monde. De
chemins.
Aile, tu es béquille. Nous — —
Nous chanterons la chanson d'enfant, celle,
entends-tu, celle
avec les « hom », avec les « mes », avec les hommes, oui, celle
avec la broussaille, avec
la paire d'yeux, qui restait prête là-bas :
larme-et-
larme.
... Rauscht der Brunnen
Ihr gebet-, ihr lästerungs-, ihr
gebetscharfen Messer
meines
Schweigens.
Ihr meine mit mir ver-
Krüppelnden Worte, ihr
meine geraden.
Und du :
du, du, du
mein täglich wahr- und wahrer-
geschundenes Später
der Rosen — ;
Wievel, o wievel
Welt. Wievel
Wege.
Krücke du, Schwinge. Wir — —
Wie werden das Kinderlied singen, das,
hörst du, das
mit den Men, mit den Schen, mit den Menschen, ja das
mit dem Gestrüpp und mit
dem Augenpaar, das dort bereitlag als
Träne-und-
Träne.
Paul Celan, La Rose de personne (Die Niemandsrose), édition bilingue, traduction de Martine Broda, Le Nouveau Commerce, 1979, p. 61 et 60.
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17/12/2011
Oscar Wilde, L'artiste, et Madonna mia
L'artiste
Un soir, il lui vint l'âme le désir de façonner l'image du Plaisir qui ne dure qu'un moment. Et il s'en alla par le monde pour chercher du bronze. Car il ne pouvait penser qu'en bronze.
Mais tout le bronze du monde entier avait disparu, et nulle part dans le monde entier on ne put trouver aucun bronze, que le bronze de
la statue La Douleur qui dure pour toujours.
Or, cette statue, il l'avait lui-même de ses propres mains façonnée, et il l'avait placée sur la tombe du seul être qu'il eût aimé dans la vie. Sur la tombe de l'être défunt qu'il avait le plus aimé, il avait
placé cette statue qu'il avait lui-même faite, afin qu'elle fût comme un signe
de l'amour humain qui ne meurt pas et un symbole de la douleur humaine qui dure pour toujours. Dans le monde entier, il n'y avait d'autre bronze que le bronze de cette statue.
Il prit cette statue qu'il avait façonnée et il la plaça dans un grand creuset et il la livra au feu.
Et du bronze de la statue La Douleur qui dure toujours, il a façonné la statue du Plaisir qui ne dure qu'un moment.
Oscar Wilde, Poèmes en prose, traduction Henri D. Davray [1898], dans Œuvres,
édition publiée sous la direction de Jean Gattégno, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1996, p. 33.
Madonna mia
Une fillette, un lis, inapte à la douleur du monde,
Cheveux bruns et soyeux tressés autour de ses oreilles,
Aux yeux charmeurs voilés de larmes folles,
Telle une eau d'un bleu pur dans un brouillard de pluie,
Et des joues pâles ignorantes des baisers,
Lèvres rouges qui ont toujours craint l'amour,
Gorge aussi blanche que gorge de colombe,
Sur le marbre de laquelle s'inscrit une veine de pourpre.
Pourtant, bien que mes lèvres ne cessent de te louer,
Je n'ose même pas embrasser ton pied,
Tant je suis assombri par les ailes de la peur,
Tel Dante, se tenant auprès de Béatrice,
Sous le poitrail en feu du Lion, lorsqu'il vit
La septième splendeur et l'escalier d'or (1).
Oscar Wilde, Poèmes, traduction Bernard Delvaille, dans op. cité., p. 13.
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16/12/2011
Jacques Réda, La Liberté des rues
Retour de Gif
(À Pierre Bergounioux)
Pendant un bon moment, j'acquiers la certitude d'avoir été délégué ce soir sur cette route, en poussière de diamant, et qu'une vague de feu qui ne brûle pas submerge dans les virages : c'est le feu de la source même dont il a gardé la fraîcheur. Alors les bois d'alentour brusquement s'assombrissent, pressés le long des talus comme de grands animaux curieux. J'entends leur souffle, à travers le déplacement d'air, chaque fois que j'en dépasse un plus proche. C'est en même temps farouche et fraternel. Je devrais donc m'arrêter tous les trente mètres pour répondre à cette affection. Mais pourquoi négliger les autres ? Or il y en a vraiment beaucoup, et qui dégringolent et qui grimpent à droite vers la rivière au nom (1) de restaurant de servante de faubourg, à gauche vers l'immensité de savane rose où luit l'étang de Saclay. Trois ou quatre fois quand même je fais halte, et flatte un de ces troncs rugueux ou moussus. La roue dont ils sont les rayons se suspend alors comme les miennes dans le déferlement de la chute d'or. Elle se remet à tourner dès que j'avance, prouvant que j'appartiens en quelque manière au moyeu. Tel est mon rôle, aussi modeste que celui de la rivière, dans l'accomplissement de ce moment qui ne durera pas, qui n'est ni du présent puisque je passe, ni du passé parce que je le vis — et que si bonne soit-elle un jour j'en aurai perdu la mémoire. Je ne suis là que pour recueillir, et ensuite disparaître au profit de cette lumière qui, elle, fait que rien ne peut cesser de ce qu'elle touche un seul instant.
Jacques Réda, La Liberté des rues, Gallimard, 1997, p. 43-44.
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15/12/2011
Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé
Roland Dubillard, 1923-13/12/2011
Je connais vos reproches
Oh ! bien sûr, je n'aurais pas dû.
Si j'avais pu prévoir une chose, comme vous dites, si prévisible !
Mais j'en avais tellement envie !...
C'est comme s'il avait fallu
que je me prive de mes bras !
Ceux qui disent que je n'aurais pas dû
ont oublié bien des choses
dont ils feraient mieux de se souvenir.
C'est facile, quand il n'est plus temps !
C'est facile, quand c'est arrivé !
Comme c'est facile et comme c'est cruel.
Car c'est moi qui reste là,
et qui regrette.
Je regrette, car maintenant
il y aurait...
Mais qui peut dire ce qu'il y aurait ?
Ils le disent pourtant, sans savoir.
On croit qu'une chose va continuer,
et quand la chose s'arrête,
on croit qu'elle aurait duré si longtemps !
Mais puisque c'est fait, puisque c'est arrivé,
On ne va pas rester là, tout autour, à ne rien faire !
J'y reviendrai tout seul trop souvent, malgré moi,
puisqu'il paraît que c'est moi...
Ou alors, si vous croyez qu'il faut que je paye,
— mais je ne sais pas avec quoi.
Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé, Gallimard, 1966, p. 96-97.
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14/12/2011
Bashô, Jours d'hiver, traduction de René Sieffert
Une ombre noire
dans le petit matin blême
attise la flamme
Rossignol réveille-toi
la chandelle est allumée
Lune de trois jours
dans le ciel noir du levant
la voix de la cloche
Au jour de la lune pleine
que pareil soit mon destin
Auprès du foyer sans feu
on croit voir le disparu
On pleure les fleurs
qui du cerisier ne sont
que la moisissure
Soleil d'un matin d'hiver
tout n'est que mélancolie
Par ce temps d'automne
en voyage on versifie
sans cérémonie
Bashô, Jours d'hiver, présenté et traduit du japonais
par René Sieffert, Presses orientalistes de France, 1987, p. 17, 31, 45, 47, 51, 53, 61, 63.
Quelques éléments bibliographiques sur le haïku traduit en français
BASHÔ Matsuo, Cent cinq haïkaï, trad. du japonais par Kumiko Muraoka et Fouad El-Etr, Paris, La Délirante, 1979.
BASHÔ Matsuao, Cent onze haïkus : Bashô, traduit du japonais par Joan Titus-Carmel, Lagrasse, Verdier, 1998.
BASHÔ Matsuo, Jours de printemps : haïku, trad. du japonais par Alain Kerven, Paris, Arfuyen, 1988.
BASHÔ Matsuo, La Lumière des bambous : 60 haïkaï de Bashô et de son école, trad. et présentation par Alain Kerven, Romillé, Folle Avoine, 1988.
BASHÔ Matsuo, Le chemin étroit vers les contrées du nord, précédé de huit haïkus, trad. de Nicolas Bouvier, présentation d'Alexandre Chollier, Genève, Héros-Limite, 2006.
BASHÔ Matsuo, Le haïkaï selon Bashô : traité de poétique, propos recueillis par ses disciples, présentation et trad. par René Sieffert, Presses orientaliste de France, 1983.
BASHÔ Matsuo, Le Voyage d'hiver : Trente six haïkaï de Matsuo Bashô, trad. du japonais par Jacques Pezeu-Massabiau,
BASHÔ Matsuo, Bashô et son école, trad. du japonais par René Sieffert, Paris, Textuel, 1998.
BASHÔ Matsuo, Vingt haïku [Bashô, Buson, Issa], trad. du japonais par Philippe Denis, encres de Jacques Capdeville, Varces, La Petite fabrique, 2009.
Brefs du soleil levant : haïkai, choix et présentation de Jean Pietri, Annecy, Guile du poème, 1985.
Cueillette d'éclairs, suivi de Notes dans la paume, choix de haïkus, trad. et mise en vers de Roland Halbert, calligraphies de Hosoda Kiyonobu, Paris, éd. Le Veilleur, 2001.
BUSON Yosa, Haïku, trad. du japonais par Nobuko Imamura et Alain Gouvret, Arfuyen, 1983.
BUSON Yosa, Haïku, choisis, présentés et trad. du japonais par Joan Titus-Carmel, Paris, éd. de La Différence, 1990.
BUSON Yosa, 66 Haïku, choisis, présentés et trad. du japonais par Joan Titus-Carmel, Lagrasse, éd. Verdier, 2004.
BUSON Yosa, Travers la mémoire, florilège de haïku, poèmes trad. et adaptés du japonais par Akié Boulard, gravures d'Oscar Lloveras, Paris, éd. Arichi, 2004.
Fourmis sans ombre : le livre du haïku, anthologie-promenade par Maurice Coyaud, Paris, Phébus, 2001.
Du rouge aux lèvres, haïjins japonaises, trad. du japonais et présenté par Dominique Chipot et Makoto Kemmoku, éd. bilingue, Paris, Le Seuil, 2010.
Haïku, avant-propos et texte français de Roger Munier, préface de Yves Bonnefoy, Paris, Fayard, 1990.
Haïku, présentés et transcrits par Philippe Jaccottet, dessins d'Anne-Marie Jaccottet, Montpellier, Fata Morgana, 1996.
Haïku pour les amants, réunis par Manu Bazzano, adapté de l'anglais par Bernard Dubant, Paris, éd. Véga, 2003.
Haïku : poésies anciennes et modernes, une anthologie compilée par Jackie Hardy, adaptation de l'anglais par Bernard Dubant, Paris, éd. Véga, 2003.
Haïku : anthologie du poème court japoais, présentation, choix, traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu, Paris, Poésie / Gallimard, 2002.
Haïku du XXe siècle : le poème court japonais d'aujourd'hui, présentation, choix, traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu, Paris, Poésie / Gallimard, 2007.
Haïku : poésie du zen, textes choisis et présentés par Manuela Dunn Mascetti, péf. de T.H. Barrett, trad. de l'anglais par Zéno Bianu, Paris, P. Picquier,
Haïkus érotiques : extraits de "La fleur du bout" et du "Tonneau de saule" : des moines, des dames du palais, de la vie conjugale, des domestiques, des veuves, des courtisanes ; trad. et présenrtés par Jean Cholley, Paris, P. Picquier, 1996.
Haïkus des saisons, sous la dir. de Armelle Caron et Bruno Bonhoure, Drancy, Destination 2055, 2006.
ISSA Kobayashi, Haïku, trad. du japonais par Joan Titus-Carmel, Lagrasse, Verdier, 1994.
ISSA Kobayashi, Pas simple en ce monde d'être né humain, trad. du japonais par Danièle Faugeras et Pascale Janot, Ramonville-Saint-Agne, éd. Érès, 2008,
ISSA Kobayashi, Sous le ciel de Shinano : haïku, texte choisis et trad. par Alain Gouvret et Nobuko Imamura, Arfuyen, 1984.
L'année des douze singes, calligraphies de Sotaro Takanami, trad. du japonais par Valérie Terranova, Versailles, Artlys, 2004.
Le Livre d'or du haïkaï, réuni et présenté par Pierre Seghers, avec la collaboration de Claude Gertier, Paris, Robert Laffont, 1984.
L'hôte, l'invité et le chrysanthème blanc : haïkus d'automne, trad. du japonais par Cheng Wing fun et Hervé Collet, Millemont, Moundarren, 1990.
Les grands maîtres du haïku (Bashô, Issa, Taïgi, Shiki), présenté par Érik Sablé,
Les plus beaux haïkus, illust. de Ichiro Sato Tessen, Masayuki Kaï, Setsuko Ikai, traduits par Akié Boulard,Paris, Arichi, 2006.
MERCIER Catherine Jeanne, Haïkus, mis en images par C.J. Mercier, Paris, Le Seuil, 2003.
OKUYAMA Kimihito, Flânerie, trad. du japonais par Camille Déhauprés, gravures de Catherine Prats, Paris, Dervy, 2003.
On se les gèle, haïkus d'hiver, poèmes trad. du japonais par Cheng Wing fun et Hervé Collet, calligraphie de Cheng Wing fun, Millemont, Moundarren, 1990.
Paroles du Japon : haïkus, choisis et présentés par Jean-Hugues Malineau, Paris, Albin Michel, 1997.
Perles choisies du Japon : 150 poèmes classiques : haïkaï, trad. par Édouard Desmons, illustrations de Marguerite Capon, Denain, É. Desmons, 1989.
RYOKAN, Les 99 haïkus de Ryôkan, trad. du japonais par Joan Titus-Carmel, Lagrasse, Verdier, 1992.
Quelle chaleur ! , haïkus d'été, poèmes trad. du japonais par Cheng Wing fun et Hervé Collet, calligraphie de Cheng Wing fun, Millemont, Moundarren, 1990.
Regarder le temps : choix de haïkus illustrés, conception et illustrations d'Isabelle Bourbonnaud, Paris, Les Xénographes, vers 2005.
Sagesse du zen, texte choisis et présentés par Manuela Dunn Mascetti, introd. de T. H. Barrett, trad. de l'anglais de Zéno Bianu, Paris, P. Picquier, 1997.
SHIKI Masaoka, Cent sept haïku, trad. du japonais par Joan Titus-Carmel, Lagrasse, Verdier, 2002.
TANEDA Santôka, Zen à pas comptés : haïku, dessins de Masayuki Kaï, trad. du japonais par Akié Boulard, éd. Arichi,
Tanka, haïku, renga, le triangle magique, textes présentés et trad. par Maurice Coyaud, Paris, Les Belles Lettres, 1996.
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13/12/2011
Antoine Emaz, Peau
Vert, I (31.09.05)
on marche dans le jardin
il y a peu à dire
seulement voir la lumière
sur la haie de fusains
un reste de pluie brille
sur les feuilles de lierre
rien ne bouge
sauf le corps tout entier
une odeur d'eau
la terre acide
les feuilles les aiguilles de pin
silence
sauf les oiseaux
marche lente
le corps se remplit du jardin
sans pensée ni mémoire
accord tacite
avec un bout de terre
rien de plus
ça ne dure pas
cette sorte de temps
on est rejoint
par l'emploi de l'heure
l'à faire
le corps se replie
simple support de tête
à nouveau les mots
l'utile
on rentre
on écrit
ce qui s'est passé
il ne s'est rien passé
Antoine Emaz, Peau, encres de Djamel Meskache,
éditions Tarabuste, 2008, p. 25-28.
© Photo Tristan Hordé
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12/12/2011
Valérie Rouzeau, Va où
Me règle un peu mes comptes ici sur le papier couche ma vie séparée ma vie mirabelle et ma joie capitale allonge enfin mon tout
Que me coule douce la Seine j'y ai laissé ma main je n'en ai plus besoin c'était un coquillage
C'était toute pour des prunes
La main qui fait rougir fallait que l'écrevisse
J'ai noyé le chagrin et la gaieté me dure j'ai craché les noyaux
Ça ne me valait rien cette eau grise qui déchante je lui ai fait un lit
Et maintenant je ris ici au bord je sèche
Des pages pour ne pas vivre idiote pour m'entraîner au testament et en même temps purger ma peine
Pour aimer frères et sœurs humains réparer toute ma méchanceté
Trouver si le silence est d'or avant qu'il devienne de la boue
La mort ne fait pas mal qu'à l'âme si vous restez assis longtemps sur le marbre d'un disparu cher
Autant de pensées de jetées dans le vague d'un rêve éveillé
Un songe à répéter encore ni folle ni sage et ni françoise
Voilà pour m'apprendre à la fin pour m'exercer au jour le jour au soleil et au jour sans jour
Valérie Rouzeau, Va où, Le temps qu'il fait, 2002, p. 48 et 73.
© Photo Chantal Tanet
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11/12/2011
Jacques Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis
xxii
Monde clair
monde clair, lumières terreuses, pentes
le soleil tourne dans les eaux
j'ouvre les yeux, je constate le poids
de la chaleur sur mes yeux, mes mains,
l'air est brillant, sans durée.
monde arrêté dans la transparence
présent, tournant sur soi
hier obscur, épais, opaque
demain opaque, épais, obscur
monde clair, halte
séjour
sans dimensions, que ton image traverse.
xxviii
Que le monde était là
M'endormant je croyais que le monde était là,
le monde et tout ce qui s'ensuit ;
'maintenant' plus petit qu'un point
derrière les couleurs immenses et sérieuses.
bourdonnantes années revenues de loin,
angle de la rue avec la rue,
effacées traces sous de la pluie,
jaune matériel rassemblé dans la main.
En m'endormant je voyais tout cela :
la chaleur et l'ellipse du puits,
la terre, où les feuilles n'ont plus de poids,
l'eau juste et médiane, qui balance.
Je voyais, m'endormant, je voyais cela
que j'avais accueilli en des années
que je ne savais pas dans mon souvenir :
années entières, avec vérité,
c'est-à-dire, si on veut, avec mort.
Je voulais, et je ne voulais pas, en m'endormant,
voir ce que trop de fois j'avais vu.
Jacques Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis, Gallimard,
1991, p. 30 et 37.
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10/12/2011
Les montagnes, les rizières et la mer, 64 dodoïtsu
Que les grenouilles
Coassent dans l'eau
Et se lèvent dans ma mémoire
Les jours anciens
*
Libérant leurs gosiers
D'un mutuel assaut
Des oiseaux par milliers
Sur la route des îles
*
Le long des berges
Par temps de pluie
Des grenouilles se tiennent
Vigiles de l'autre monde
*
De la montagne d'en face
Le piaillement des oiseaux
Pour la coupe des foins
Me réveille à l'aube
*
La lune luisante
La nuit si profonde
M'étreignent le cœur
Soudain le timbre d'une cloche
*
Cœur de femmes
Corps de lucioles
Sans un mot
Se consument
Les montagne, les rizières et la mer, 64 dodoïtsu, préface, traduction [du japonais] et dessins de Alain Kervern, Calligrammes, 1984, non paginé.
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09/12/2011
Cesare Pavese, Travailler fatigue / Lavorare stanca
Travailler fatigue
Traverser une rue pour s'enfuir de chez soi
seul un enfant le fait, mais cet homme qui erre,
tout le jour, par les rues, ce n'est plus un enfant
et il ne s'enfuit pas de chez lui.
En été, il y a certains après-midi
où les places elles-mêmes sont vides, offertes
au soleil qui est près du déclin, et cet homme qui vient
le long d'une avenue aux arbres inutiles, s'arrêt.
Est-ce la peine d'être seul pour être toujours plus seul ?
On a beau y errer, les places et les rues
sont désertes. Il faudrait arrêter une femme,
lui parler, la convaincre de vivre tous les deux.
Autrement, on se parle tout seul. C'est pour ça que parfois
Il y a des ivrognes nocturnes qui viennent vous aborder
et vous racontent les projets de toute une existence.
Ce n'est sans doute pas en attendant sur la place déserte
qu'on rencontre quelqu'un, mais si on erre dans les rues,
on s'arrête parfois. S'ils étaient deux,
et même pour marcher dans les rues, le foyer serait là
où serait cette femme et ça vaudrait la peine.
La place dans la nuit redevient déserte
et cet homme qui passe ne voit pas les maisons
entre les lumières inutiles, il ne lève pas les yeux :
il sent seulement le pavé qu'ont posé d'autres hommes
aux mains dures et calleuses comme les siennes.
Ce n'est pas juste de rester sur la place déserte.
Il y a certainement dans la rue une femme
Qui, si on l'en priait, donnerait volontiers un foyer.
Lavorare stanca
Traversare una strada per scappare di casa
Io fa solo un ragazzo, ma quest'uomo che gira
tutto il giorno le strade, non è piú ragazzo
e non scappa di casa.
Ci sono d'estate
pomeriggi che fino le piazze son vuote, distese
sotto il sole che sta per calare, e quest'uomo, che giunge
per un viale d'inutili piante, si ferma.
Val la pena esser solo, per essere sempre piú solo ?
Solamente girarle, le piazze e le strade
sono vuote. Bisogna fermare une donna
e parlarle e deciderla a vivere insieme.
Altrimenti, uno parla da solo. È per questo che a volte
c'è lo sbronzo notturno che attacca discorsi
e racconta i progetti di tutta la vita.
Non è certo attendendo nella piazza deserta
che s'incontra qualcuno, ma chi gira le strade
si sofferma ogni tanto. Se fossero in due,
anche andando per strada, la casa sarebbe
dove c'è quella donna e varrebbe la pena.
Nella notte la piazza ritorna deserta
e quest'uomo, che passa, non vede le case
tra le inutili luci, non leva piú gli occhi :
sente solo il selciato, che han fatto altri uomini
dalle mani indurite, come sono le sue.
Non è giusto restare sulla piazza deserta,
Ci sarà certamente quella donna per strada
che, pregata, vorrebbe dar mano alla casa.
Cesare Pavese, Poésies I, Lavorare stanca / Travailler fatigue, traduit de l'italien et préfacé par Gilles de Van, "Poésie du monde entier", Gallimard, 1969, p. 193 et 195, 192 et 194.
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08/12/2011
Tristan Tzara, Phases
Phases (4)
la nuit gratte à la porte
ronge l'impossible songe
et l'éclat de l'oranger
sous la lampe tu déchiffres
les déchirements anciens
les blessures parallèles
tu échappes à la mémoire
des bras souples de marée
à l'orée de la peur bleue
les sentiers mouvants des fleuves
or la nuit amie fidèle
dans le même sac pour rire
plie les choses et le temps
toute la terre
à ton sein
(5)
ni les yeux ne savent que dire
ni les pas mener à bien
l'aventure de poussière
le soleil fou dans les vignes
si de toutes les démarches
tu choisis la plus fragile
dégrafée au col neigeux
l'aube noire aux chevilles
c'est sous d'anciennes herbes
que par des chemins de chèvre
perce une voie imaginaire
où la mer au feu se mêle
Tristan Tzara, Phases, "Poésie 49", Pierre Seghers
éditeur, 1949, p. 12-13.
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07/12/2011
Jacques Borel, Un voyage ordinaire (caprice)
Un journal de bord prenant, non pas seulement la place de l'œuvre, mais de la vie même, est-ce que c'est ça ? Un journal de bord de ma vie et proliférant d'autant plus monstrueusement que dans ma vie, désormais, il ne se passe plus RIEN ?
Seulement, ce n'est pas ça, la coulée, à même le lit de l'écriture, de la vie, et je le sais.
[...]
Sauver l'autre, et non soi-même. Écrire, même, ç'a été pour ça : pour la sauver. Ma première pensée : une Vie de ma mère. Pour être aimé, l'écriture ? Mais ce peut être pour qu'un autre, aussi, soit aimé. Elle qui n'a jamais rien eu, pour qu'il y ait eu au moins cet illusoire reflet d'elle ; sur son ombre presque soufflée, au moins, comme elle vacillait, ce misérable halo, un instant, avant la fin. Un leurre redoublé, une autre folie, un autre échec.
À chaque ligne un nouveau démenti, à chaque livre. Et je ne m'acharnerai pas moins, malgré tant de retombements, tant de traverses, jusqu'au bout. Tout pétri d'elle, par elle dévasté peut-être, et de plus en plus à mesure que dans l'absence et le rien elle s'enfonce, à tout lui rendre.
Un cadavre démembré, Les Saugrenus, et c'est cela qu'elle doit rester, cette « fin », que seule elle peut être. Tu ne feras pas ce livre : tu le détruiras. C'est cette destruction même qui sera lui. Il ne peut plus, le voudrais-tu, être autre chose.
Les bas de ma mère tenant, comme ceux de presque toutes les pensionnaires, non pas par des jarretelles, mais par des jarretières, pas même : par un simple élastique comme les chaussettes d'enfant autrefois, et ridés sur les pauvres jambes osseuses, c'est ça, à l'instant, que je viens de voir, je dérivais dans le grand ciel un peu rosi à ras d'horizon, à travers les taillis, les branches sèches, cette fumée bleutée qui montait d'un toit loin en contrebas dans la campagne, — c'est ça.
Jacques Borel, Une voyage ordinaire (caprice), Le temps qu'il fait, 1993, p. 96 et 97-98.
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06/12/2011
Samuel Beckett, Mirlitonnades
en face
le pire
jusqu'à ce
qu'il fasse rire
*
rentrer
à la nuit
au logis
éteindre voir
la nuit voir
collé à la vitre
le visage
*
somme toute
tout compte fait
un quart de milliasse
de quarts d'heure
sans compter
les temps morts
*
fin fond du néant
au bout de quelle guette
l'œil crut entrevoir
remuer faiblement
la tête le calma disant
ce ne fut que dans ta tête
*
silence tel que ce qui fut
avant jamais ne sera plus
par le murmure déchiré
d'une parole sans passé
d'avoir trop dit n'en pouvant plus
jurant de ne se taire plus
*
écoutez-les
s'ajouter
les mots
aux mots
les pas
aux pas
un à
un
*
lueurs lisières
de la navette
plus qu'un pas s'éteignent
demi-tour remiroitent
halte plutôt
loin des deux
chez soi sans soi
ni eux
Samuel Beckett, Mirlitonnades, dans Poèmes, suivi de Mirlitonnades, éditions de Minuit, 1978, p. 33-35.
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05/12/2011
Roger Giroux, L'arbre le temps
Que bâtirais-je avec ma langue ?
Quel palais fou de désespoir ?
Hanté d'absence immobiles ?
Quelle ville, vouée, dès jadis
Aux purs silences de l'oubli ?
Arbre, amour, solitude, poussière...
Et c'est comme si je n'existais pas
Dans cette immensité qui me sépare de moi-même
Dans l'intouchable de ce lieu
Frémissant, monstrueux...
NEUTRE : être nu.
Parole neutre, parole nue, parole non à dire, parole non dite. Et disant cette parole non dite, l'œil s'ouvre dans la vision non plus œil dit, vision dite, mais œil et vision confondus dans le non dit. (Et la parole non-dite doit être, et DONC est dite, sinon elle ne serait pas « non-dite »). Parole incorrigible, et qui ne revient pas deux fois sur ses traces, parole écrite sur une surface toujours blanche, combustible. (Parole qui brûle tout sur son passage, et soi-même ; qui se détruit en se proférant ; qui n'existe que pour n'être pas. Cette parole : un feu qui se dévore, et ne laisse dans la bouche qu'un goût de cendre ; qui ne laisse de la bouche que cendre).
Roger Giroux, L'arbre le temps, suivi de Lieu-je et de Lettre,
Mercure de France, 1979, p. 41 et 105.
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