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21/05/2011

Jacques Réda, Les Ruines de Paris

Jacques Réda, 2003.jpegCar finalement nous ne sommes, me confie ce livreur, que de passage et pour très peu de temps sur terre, mais trop de gens ont tendance à l’oublier Si bien que tout se déroule à l’envers de ce qui devrait être : partout la haine au lieu de l’amour. Tels sont les propos qu’il me tient dans une langue aussi difficile à reproduire que son accent : le parigot où sous la gouaille pointe une espèce de morgue. Nous en sommes arrivés là, d’ailleurs, je ne sais comment : parce que les feux de l’avenue de Suffren restent bloqués au rouge, et que cet embouteillage invite à la méditation. Lui je suppose qu’il livre, qu’il en infère de même pour moi : la grosse boîte qu’un sandau arrime derrière ma selle (et où je transporte en fait des lettres, des brouillons, des élastiques, des disques rares et coûteux de Sonny Clarke ou d’Eddie Costa), la casquette rabattue sur une face plutôt brutale, le k-way avec trois rayures blanches le long des bras. Et c’est vrai que d’une certaine manière on se ressemble, pas rien que par le vêtement. Mais je me borne à opiner sobrement de la tête, je ne risque pas un mot. Si je n’avais énoncé, moi, que le tiers de ce début d’évangile, aussitôt j’en suis sût il m’aurait traité de cureton. Cependant c’est à cela qu’il songe tandis qu’il patiente ou qu’il fonce, j’y pense aussi parfois. Ainsi donc un moment anonymes au coude à coude, dans le brassage hostile des moteurs, peut-être qu’on s’aime, qu’on se comprend. Mais enfin tout le carrefour se remet à clignoter orange : il rentre à fond dans le paquet, se faufile, me sème, puis, tout à coup, se retourne, et (appelons les choses par leur nom), se fend la tirelire, carrément.

 

Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977, p. 60-61.

19/05/2011

Juan Rodolfo Wilcox, Les Jours heureux

imgres.jpeg

 

La luna desciende de los plátanos  inmóviles. Quererte

no es más que un gran silencio en las corrientes

de la noche indecisa.

Si alguien, tal vez, pasara con tu rostro,

si me preguntaran algo con tu voz,

oh indiferente ! todo

caería de pronto en el espacio,

me verían extendido alrededor de los árboles,

encerrando sus troncos como la neblina del crepúculo,

perdido en el fondo de las barrancas ;

alejado

por donde pasa la noche.

 

La lune descend des platanes immobiles. T’aimer

n’est qu’un grand silence dans les courants

de la nuit indécise.

Si quelqu’un, qui sait, passait avec ton visage,

si on me posait une question avec ta voix,

ô indifférent ! tout

tomberait subitement dans l’espace ;

on me verrait couché autour des arbres,

serrant leur tronc comme le brouillard du crépuscule,

perdu dans les escarpements enfoncés,

éloigné

par où passe la nuit.

 

 

Llevo un numéro sobre el corazón, un sello

de quererte, como si el silencio se inscribiera

profundamente en la carne ; y he discurrido

por galerías de hojas apasionadas, per caminos

que iban a dar al sol, gritando, arrancándote,

raspándote del alma. Oh si me fuera dado

no verte aparecer, inmutable,

allí donde nace el amor, como una imagen

en el fondo del agua !

 

Je porte un chiffre sur le cœur, un sceau

de t’aimer comme si le silence s’téait inscrit

dans la chair profondément ; et j’ai parcouru

des galeries de feuilles passionnées, des chemins

qui s’ouvraient au soleil, hurlant, s’arrachant,

te râpant jusqu’à l’âme. Ô s’il m’était donné

de ne pas te voir apparaître, immuable,

là où l’amour naît, comme une image

au fond de l’eau !

 

Juan Rodolfo Wilcox, Les Jours heureux [Los Hermosos días], traduction de l’espagnol (Argentine) et présentation par Silvia Baron Supervielle, Collection Orphée, La Différence / Unesco, 1994 [1946], p. 56-57 et 66-67.

17/05/2011

Michel Leiris, Quelques nuits sans nuit (récits de rêves)

                                         16-17 mai 1944

 

     imgres-2.jpegComme résistant, comme otage ou à tout autre titre je dois être exécuté, et cela donne lieu à une espèce de fiesta amicale. Je fais mes

adieux à Z…(1), très déchirants. Je dis adieu aussi à l’une de nos amies que j’aime beaucoup — Simone de Beauvoir — ou je la cherche pour lui dire adieu. Aucune garde autour de moi ; en apparence, je suis tout à fait libre. Devant mes amis massés en une double haie comme les spectateurs d’une arrivée de Tour de France, je passe accompagné de Z…, qui m’escorte comme si j’étais un enfant qu’il importe de rassurer. Arrivé à la paroi rocheuse très irrégulière et couverte d’aspérités qui est le mur des fusillades, je m’y adosse, avec Z… demeurée près de moi (à ma droite, je crois, et me pressant la main). Je m’y adosse de toutes mes forces, comme si j’essayais de m’y incruster, moins pour y disparaître que pour y puiser une rigidité non physique mais morale, c’est-à-dire du courage On entend des pas de chevaux et peut-être un bruit de troupe en marche. Soulevé par une terreur abjecte, je sens fondre mon désir de faire bonne figure. Puis la rage me prend et je dis à Z… que je ne me laisserai pas tuer comme cela. Je me précipite alors en courant et plonge tête baissée dans une allée en contrebas parallèle à la haie de nos amis spectateurs. La chute m’éveille, ou plutôt m’introduit dans un autre rêve où j’explique à quelqu’un ce moyen dont je dispose de mettre fin à mes rêves par une chute volontaire.

     Toujours endormi, je repasse ce rêve dans mon esprit et j’en refais certaines parties, avec d’autres détails. Dans cette seconde version intervient, notamment, un rectangle de papier blanc qu’on donne  à ceux qui vont être mis à mort. Il leur est permis d’y inscrire leurs dernières paroles et au moment de l’exécution il sera collé, non sur leurs yeux, mais sur leur bouche à la manière d’un bâillon.

 

Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, Gallimard, 1961, p. 162-163.

 



1  Z : Zette, surnom de Louise, l’épouse de Michel Leiris.

16/05/2011

Eugène Savitzkaya, Sang de chien

 

imgres.jpegJ’aimerais tant mais je ne peux pas. Ma valise est prête, mes pieds chaussés. J’ai baissé les stores, mais je ne peux pas partir. Il faudrait qu’on me pousse. Si le chien jaune que j’entends hurler me mordait les talons peut-être ferais-je le premier pas et me précipiterais-je vers la sortie, et dehors je me sentirais mieux, plus vaillant. On m’a dit qu’il fallait toujours s’asseoir pendant quelques minutes avant un grand départ. Aussi me suis-je assis. À présent, je ne peux plus me lever. Des objets me retiennent et le monde m’effraie. J’ai mal au foie, j’ai mal à la tête, mes pieds ne supportent aucun soulier, je saigne du nez, j’ai l’impression que je pue, mes cheveux blessent mes yeux, j’ai sommeil mais je ne parviens pas à dormir, le soleil me fait peur lorsqu’il me touche, le feuillage dissimule des visages, des nez, des yeux, des doigts et des tireurs, il y a des animaux morts dans le jardin, des grives et des rats, un chat a démonté un pigeon, en a dispersé les plumes et déroulé les viscères, la cervelle est bleue et les os plus que blancs, quelle est la couleur du sang ? où est ma fiancée ? où aller ? quoi faire ? J’ai tué, j’ai blessé, j’ai chassé, j’ai balayé, j’ai mordu, tordu, limé, et je n’ai plus soif.

 

 

Pas besoin de lumière pour me raser. Dans l’obscurité, je me frotte au rasoir électrique qui bourdonne. Un petit rasoir suffit à ma barbe claire. Les vibrations du moteur plaisent à ma peau. Les objets lourds qui tombent sur le plancher ne résonnent pas dans ma poitrine. Pourrais-je encore escalader le frêne et me baigner dans le lac froid Enol ? Il n’y a que le vent qui me fasse encore du bien, ce même vent qui fronce la surface de l’eau et me dégoûte de la pêche au flotteur dans ce bras mort du fleuve.

eugène savitzakaya,sang de chien,partirQuand je regarde celui qui écrit, je me demande pourquoi sa tête est enfoncée dans la niche de son bureau. La main gauche de celui qui écrit est posée à plat sur sa cuisse gauche qu’elle lisse avec application. C’est la main la moins habile qui répète ce geste, la main qui a reçu le coup de tisonnier ou trop de baisers. Ce geste me rend nerveux : je suis obligé d’avaler ma salive et de changer plusieurs fois la position de mes jambes, de me mordre les doigts et de dissimuler mes larmes.

Quand ai-je pleuré pour la dernière fois en plein air ou enfermé, dans quelle maison dans quelle prairie, sur quel toit, nu ou en chemise, fatigué par le soleil ou à peine éveillé, seul ou en compagnie, sur la montagne pointue ou sur la mer plate ? Et l’avant-dernière fois ? Juste un spasme, une contraction du menton et pas de larmes, à peine comme une brève transpiration. Et avant ? Je devais être saoul, ça ne compte pas. Et avant ? Enragé, devant la mer. Et avant ? Encore de rage, sang de chien, ça ne compte pas. Et avant ? En regardant mon jardin sous le soleil, les hautes tiges des asperges, les plumes, le feuillage épuisé, la glycine en bout de course. Et avant, avant ? À peine un désir, mais les larmes ne se commandent pas. Et le dernier bonheur, où, avec qui, à l’aide de quels outils ? [...]

 

 

Eugène Savitzkaya, Sang de chien, éditions de Minuit, 1988, p. 8-10.

14/05/2011

La Guirlande de Julie

 

La Guirlande de Julie est un recueil collectif de poèmes (comme une guirlande) écrits à l’initiative de Charles de Sainte Maure, duc de Montausier en l’honneur de Julie-Lucines d’Angennes de Rambouillet et qui lui furent offerts en 1634.

 

GuirlandedeJulie.jpeg

 

 

Donnez-moi vos couleurs, Tulipes, Anémones ;

Œillets, Roses, Jasmins, donnez-moi vos odeurs :

Des contraires saisons le froid, ni les ardeurs,

Ne respectent que les Couronnes

Que l’on compose de mes fleurs ;

Ne vous vantez donc point d’être aimables ni belles

On ne peut nommer beau ce qu’efface le Temps :

Pour couronner les Beautés éternelles,

Et pour rendre leurs yeux contents,

Il ne faut point être mortelles.

Si vous voulez affranchir du trépas

Vos brillants, mais frêles appas,

Souffrez que j’en sois embellie ;

Et si je leur fais part de mon éternité,

Je les rendrai pareils aux appas de JULIE,

Et dignes de parer sa divine beauté.

 

Valentin Conrart

 

1311098.jpeg

 

Devant ce teint d’un beau sang animé

Je parais que pour ne plus paraître ;

Je n’ai plus rien de ce lustre enflammé

Que de Vénus le sang avait fait naître ;

Le vif éclat de ce teint non pareil

Me fait pâlir, accuser le Soleil,

Sécher d’envie et languir de tristesse :

Ô sort bizarre ! ô rigoureux effet !

Ce qu’a produit le sang d’une Déesse,

Le sang d’une autre aujourd’hui le défait.


 Claude de Malleville

 

 

La Guirlande de Julie, édité pour les amis de Maurice Robert éditeur, Paris, 1967.

13/05/2011

Franck Venaille, Chaos

 

venaillegd.jpgAmères sont nos pensées sur la vie Amè-

Res sont-elles ! Il suffit — ô amertume ! —

D’un instant, tel celui où ce cerf-volant

Échappant à l’enfant se brises sur les gla-

Ciers du vent pour que disparaisse ce

Bonheur d’aller pieds nus sur le sable

Amers de savoir que ce sont sur des éclats

De verre que nous marchons. Que nous

                                                     Nous dirigeons, chair à vif, vers la mort —


 

 

On naît déjà mort

 

Ah ! ce mur d’anxiété

            qui

      peu à peu

      m’enserre

 

         ALORS

 

            que

je demande simplement à quitter la scène

      fut-ce par la sortie bon secours

 

Ce sont toujours les mêmes qui pratiquent l’autopsie

De leur propre corps

Cela tient du cheval vapeur ouvert dégoulinant de viscères

noirs.

 

          Rien !

     On naît rien.

 

     Vite on recoud vite le cadavre vite !

 

   déjà fané avant l’heure légale

   

           Vite !


 

Franck Venaille, Chaos, Mercure de France, 2006, p. 57 et 90.

 

12/05/2011

Pablo Picasso, Les quatre petites filles

 

pablo picasso,quatre petites filles

                   

           QUATRE PETITES FILLES, chantant

 

Nous n’irons plus au bois,

les lauriers sont coupés,

la belle que voilà

ira les ramasser.

Entrons dans la danse,

voilà comme on danse,

dansez, chantez, embrassez qui vous voudrez.

 

            PETITE FILLE I

 

   Ouvrons toutes les roses avec nos ongles et faisons saigner leurs parfums sur les rides de feu des jeux de nos chansons et de nos tabliers jaunes, azur et pourpre. Jouons à nous faire mal et embrassons-nous avec rage en poussant des cris affreux.

 

PETITE FILLE II

 

   Maman, maman, viens voir Yvette saccager le jardin et mettre le feu aux papillons, maman, maman !

 

PETITE FILLE III

 

   Arrangez-vous comme vous voudrez pour allumer les flammes des plumes de coq de bougie autour des langes perdus aux branches des cerisiers. Veillez, que je vous dis, aux ailes détachées des oiseaux morts en cage chantant à tire-d’aile sur la moire des manches de la robe plissée du ciel de si haut tombé du bleu.

 

PETITE FILLE I, chantant

 

Nous n’irons plus au bois,

les lauriers sont coupés,

la belle que voilà…

   (Elle crie :) Voilà, voilà, voilà le chat qui a pris un des oiseaux du nid dans sa gueule, et l’étrangle de ses grands doigts et l’emporte derrière le nuage citron volé au beurre fondu du pan de mur fichu par terre par le soleil couvert de cendre.

 

PETITE FILLE III

 

   Ce qu’elle est bête !

 

PETITE FILLE IV

 

   Arrangez-vous tous avec les fleurs. Le fil à tricoter traîne par tout le jardin ses pattes et accroche à chaque branche son chapelet de regards et les coupes pleines de vin dans le cristal des orgues qu’on entend tapant à bras raccourcis sur le coton du ciel caché derrière les grandes feuilles de rhubarbe.

 

PETITE FILLE I

 

Arrangez-vous, arrangez-vous la vie. Moi j’enveloppe la craie de mes envies du manteau déchiré et plein de taches de l’encre noire coulant à gorge ouverte des mains aveugles cherchant la bouche de la plaie.

 

PETITE FILLE III, cachée derrière le puits

 

   Ça y est, ça y est, ça y est.

 

PETITE FILLE I, II et IV

 

   Bête, bête, tu es bête, tu es doublement visible, on te voit toute nue couverte d’arc-en-ciel. Arrange tes cheveux, ils flambent et vont mettre le feu à la chaine de révérences grattées à la chevelure emmêlée de cloches léchées par le mistral.

 

PETITE FILLE III

 

Ça y est, ça y est, ça y est. Vous ne m’aurez pas vivante et vous ne me voyez pas. Je suis morte.

 

PETITE FILLE IV

 

   Fais pas l’idiote !

 

PETITE FILLE I

 

   Si tu ne reviens pas, nous irons toutes nous pendre aux arbres du citronnier et vivre en fleurs nos drames et nos danses au fil du couteau de nos larmes.

 

PETITE FILLE II

 

   Nous allons te donner une échelle (elles cherchent une longue échelle et la portent avec beaucoup de difficulté en équilibre debout).

 

Pablo Picasso, Les quatre petites filles, pièce en six actes, Gallimard, 1968, p. 13-16.

11/05/2011

Fabienne Raphoz, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide...

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Dessin de Ianna Andréadis


                    Au merle de mon jardin

 

                                                           (avec l’aide de quelques-uns)

 

Le merle de mon jardin est un oiseau commun

                mais c’est le merle de mon jardin ;

le merle de mon jardin est un oiseau commun

                mais j’ai aussi treize manières de le regarder ;

le merle de mon jardin est un oiseau commun

                 mais il est à lui seul le voyage tout entier ;

le merle de mon jardin n’est ni le ciel ni la terre

                 mais il les réunit ;

il n’y a pas d’ailleurs de son monde pour l’être-là merle

du merle de mon jardin ;

parfois je suis un peu le merle de mon jardin

                  car je le suis des yeux ;

ainsi, pour le dire autrement, l’œil du merle de mon

jardin et mon regard ne font qu’un, mais j’ai moins

d’acuité pour observer le merle de mon jardin

                         qu’il n’en a pour me regarder depuis le

                          pommier ;

les ancêtres du merle de mon jardin volaient

                  avant les ancêtres de la chauve-souris ;

les ancêtres dinosaures du merle de mon jardin ne se

sont pas éteints,

                  ils se sont envolés ;

le merle de mon jardin contrairement à la mouche du pré

                  ne met pas ses pattes sur sa tête ;

dans la syrinx du merle de mon jardin,

                  il y a un peu du Solitaire masqué de Monteverde ;

jaune vif le bec du mâle merle noir : tordus merula de mon jardin

                   comme ceux de tous les mâles merles tordus  sp

du monde sauf le bec du mâle Merle du Maranon Tordus maranonicus

du mâle merle cul-blanc Tordus obsoletus  et du mâle Merle

Haux-Well Tordus  hauxwelli   

 

Une année, le merle de mon jardin a fait son nid quasi

sous mon nez ;

le merle de mon jardin mange souvent des baies de lierre au-dessus

de mon nez sur le gros mur moussu de mon jardin, l’été ;

le merle de mon jardin, comme le piapiateur noir de

Jacques Demarcq,

                  piapiate et tuititrix, son chant résonne refluifluité ;

le merle de mon jardin comme Jacob de Lafon soi-même

                 aime penser les choses par deux : baie et chat,

                 air et froid, œuf et bec, eux et eux, mais à

                  l’inverse de Jacob de Lafon il n’associe rien à

l’arôme du noyau ; 

le merle de mon jardin, comme le merle de Ianna

(Andréadis)

                        peut rester longtemps immobile et regarder  de

                        biais ;

comme Claude Adelen, j’ai tutoyé l’aire du merle de mon jardin

                        en vain ;

le merle de mon jardin se tait à la mi-juillet

                        mais garde son sale caractère — je l’appelle souvent

le pipipissed off merle de mon jardin parce que j’ai un rapport passionnel avec la langue anglaise et le merle de mon jardin ;

le merle de mon jardin se merle de tout c’qui s’passe et passe dans mon jardin ;

le merle de mon jardin aime que je parle de lui et me le fait savoir par un petit

puiitpitEncore, puitpitEncore ;

chaque hiver j’espère que le froid ne tuera pas le merle de mon jardin ;

le merle de mon jardin et moi sommes assez semblables

   à une petite différence près :

                         un jour le merle de mon jardin comme le Merle de Grand Caïman éteint

je le chialerai

 

Ceci étant :

le merle de mon jardin n’est sûrement pas mon merle comme mon jardin n’est finalement pas mon jardin mais le monde du merle de mon jardin et de quelques-uns, pendant l’été pendant l’hiver, par instants, ou bien alors, durant toute l’année, comme le merle de mon jardin : le milan, la buse, le faucon, le martinet, le coucou, le pic, la corneille, le geai, la pie, la pie-grièche, le rougegorge, la grive, l’hirondelle, le verdier, la mésange, le rougequeue, le pinson, le serin, la bergeronnette, le grosbec, la fauvette, le gobemouche coche de mon jardin , le grimpereau, le chardonneret, la sitelle, le tarin, le moineau, le troglodyte, le bruant ; mais aussi le renard, le hérisson, l’écureuil, la taupe, le mulot, l’épeire, le faucheux, le lézard, la couleuvre, l’argus, la piéride, le nacré, la petite tortue, le myrtil, le macaon, le cétoine, le capricorne, le carabe, l’apion, le clairon, le criocère, le hanneton, le bousier, le taupin, le gendarme, la punaise, le criquet, la sauterelle, la guêpe, le frelon, l’abeille, le bourdon, le syrphe, la mouche, la cordulie, mais encore la verge d’or, la gesse, la balsamine, le trèfle, l’œillet, la centaurée, le millepertuis, la carotte sauvage, le coquelicot, la reine des prés, la scabieuse, l’hortie, le cornouiller, le frêne, le noisetier, le noyer ; et tous les autres que je n’sais même pas nommer, que j’n’ai même pas vu ou que j’ai acclimatés à mon jardin à l’inverse du merle de mon jardin qui lui a choisi mon jardin.

 

(Bonnaz, août 2009)

 

 

Fabienne Raphoz, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide  augures, Dessins de Ianna Andréadis, Genève, éditions Héros-Limite, 2011, p. 158-161.

09/05/2011

Le Tasse, Baudelaire et Delacroix

 

Me novello Ission rapida qggira

La rota di fortuna, e s’in sublime

Parte m’innalza o pur se mi deprime,

Sempre però m’afflige e mi martira.

 

Piansi là suso ov’entra il sole e spira

L’aura piú lieta tra frondose cime;

Arsi, gelai, languii, pregando in rime,

Né scemai le mie pene o la vostra ira.

 

Ora, in carcer profondo, o son cresciuti

I miei tormenti, od è piú acuto e forte

Vecchio dolor cui giro aspro sia cote.

 

O magnanimo Alfonso, a me si muti

Non sol prigion, ma stato ; e se mia sorte

Rotar pur vuole, intorno a voi mi rote.

 

            Lamentations au Prince

 

Nouvel Ixion, rapidement m’entraine

La roue de la Fortune, et que, sublime,

Elle m’élève ou bien qu’ell’ me déprime,

Toujours elle m’afflige et fait ma peine.

 

J’ai pleuré au soleil, là que respire

L’air plus joyeux dans les frondeuses cimes,

Et j’ai brûlé, gelé, priant en rimes,

Je n’ai réduit ni mon mal ni votre ire.

 

Ore, dans ce cachot où je séjourne,

Croît le tourment, et mon vieux dol encor

S’aiguise à chaque tour de l’âpre meule.

 

Ô grand Alphonse, ah, non de prison seule,

Mais change-moi d’état ; et si mon sort

Est de tourner : qu’amour de toi je tourne.

 

Le Tasse, Rimes et plaintes, poésies choisies et traduites de l’italien par Michel Orcel, Poésie/Fayard, 2002, p. 124-125.

 

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Delacroix, Le Tasse en prison

 

 

           Sur Le Tasse en prison d’Eugène Delacroix

 

Le poète au cachot, débraillé, maladif,
Roulant un manuscrit sous son pied convulsif,
Mesure d'un regard que la terreur enflamme
L'escalier de vertige où s'abîme son âme.

Les rires enivrants dont s'emplit la prison
Vers l'étrange et l'absurde invitent sa raison ;
Le Doute l'environne, et la Peur ridicule,
Hideuse et multiforme, autour de lui circule.

Ce génie enfermé dans un taudis malsain,
Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l'essaim
Tourbillonne, ameuté derrière son oreille,

Ce rêveur que l'horreur de son logis réveille,
Voilà bien ton emblème, Ame aux songes obscurs,
Que le Réel étouffe entre ses quatre murs !

 

Baudelaire, Les Fleurs du mal, dans Œuvres complètes, texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, édition révisée, complétée et présentée par Claude Pichois, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 198, p. 152.

 

08/05/2011

Jeanpyer Poëls, Une fauvette libre libre libre

 

jeanpyer poëls,fauvette

           Dans la bibliothèque


La fauvette dans la bibliothèque

au creux châtaignier avec les moirures

d’un couchant que jamais ne trahiraient

la nuit ses eaux-fortes et une voix

refusant le hasard de l’horizon

alentour et un grand souffle du ciel

le témoin impossible entre les livres

cette fauvette sans encombrer rien

libre d’être pirouette du temps

puis d’apparaître comme un bouclier

à l’angle aveugle pointillé de dièses

dièses doubles de miniatures d’encre

une imitation du champ aux corbeaux (1)

vient d’une terre de fablier blanc

les ailes levées au petit plafond

soulagée de demain et lendemain

et appuyée contre La fée aux miettes (2)

elle en ignore "une vieille araignée"

qui nargue le vide et entaillerait

ensorcelant le dessous du silence

 

Jeanpyer Poëls, Une fauvette libre libre libre, Saintes, éditions de l’Atlantique, 2011, p. 9.

 

Notes de T. H. :

(1) Titre d'un tableau de van Gogh ("Champ de blé aux corbeaux).

(2) Titre d'un conte de Charles Nodier.

06/05/2011

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé, poèmes d'amour

                     Quatre poèmes d’amour

 

                                   Si quelqu’un sourit

 

Si quelqu’un sourit à te voir,

s’il te regarde avec bonheur,

c’est que ton corps n’a plus la force

de lui cacher, derrière toi, le mur.

 

Enfant qui tète sa mère,

bientôt sa mère le détestera,

avant de lui ôter la tête.

 

Les yeux commencent par un point,

la douleur les allonge vers le bas,

le regard tire d’eux l’horizon,

et il faut compléter le triangle

toute sa vie, avec les mains.

 

Ce qui sort de ta bouche,

c’est d’abord la fumée d’une cigarette ;

et puis c’est tout le reste.

 

 

                                  Si tu es en première

 

 

 

Si tu es en première

quand je suis en seconde

qu’est-ce donc qui s’est décoiffé ?

Où est la brosse, où est le peigne, où est le vent ?

où est la chevelure ?

 

Soleil, par qui les feuilles sont des lampes transparentes.

Orgueil, par qui les filles montent dans les wagons rouges.

Honte, qui donne à l’homme une allumette vite éteinte.

 

Quand de l’eau entre dans la noix

par la fente de sa coquille,

chaque moitié sur l’eau qui noie

bientôt peut-être flottera.

 

Si je monte au Palais-Royal,

quand tu descends au Châtelet,

les rails restent si parallèles

qu’on voudrait être des roues.

 

 

                                   Parfois, d’un moment

 

Parfois, d’un moment, tu peux dire

qu’il est huit heures,

ou que c’est le moment de remonter ta montre.

 

Mais tu diras bien autre chose

Pour peu qu’à ce moment un autocar t’écrase.

 

Or, il y a toujours

quelque chose qui nous écrase,

ne serait-ce que notre poids.

 

Et ce qui nous écrase,

comme un autocar, est parfois

plein de militaires joyeux.

À tout moment ,

il faut les mentionner aussi.

 

                                 Je lui ai crié

 

Je lui ai crié :

Madame ! Madame !

Votre parapluie,

je crois, s’est ouvert.

 

Fallait-il plutôt

ne pas le lui dire ?

le fermer de force ?

ne pas l’avoir vu ?

se mettre en colère ?

 

L’aurais-je quittée

de toute manière

aussi las de vivre ?

 

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé, Gallimard, 1966, p. 79-82.

04/05/2011

James Sacré, Une petite fille silencieuse

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                                  À côté des iris sans fleurs

 

                                        1

 

La beauté d’un jour de juillet,

Grand soleil et bleu mais tempérés par des feuillages

Qui font de l’ombre  à la maison tranquille où j’écris.

Telle beauté se nourrit de beaucoup de temps passé,

De choses qui ont changé, de gens qu’on oublie ;

Mais l’herbe de la pelouse verdit.

 

Je ne verrai plus assise à côté des iris sans fleurs

Une enfant qui regarde un animal familier.

 

Est-ce qu’un poème ressemble à la verte indifférence de l’herbe,

Ou s’il peut être aussi un geste pour voir ?


 

 

La persistance d’une pluie un jour d’été,

Avec des moments que l’on entend plus fort,

Produit de la fraicheur qui est bonne

À la moiteur d’un gros bourg

Dans l’ouest rempli d’arbres et de collines de la

     Nouvelle- Angleterre.

 

Quelqu’un a l’impression

Que toute l’activité de la pluie lui rend

Les façons d’être un corps (une jambe, un visage disparus) comme à      

     nouveau sensibles ;

 

En fait c’est qu’un poème qui s’écrit à cause

De l’attention prêtée à un bruit d’eau, à cause d’événements récents,

     les mots

Perdent leur sens où du plaisir s’empêtre en des tourments de cœur.

 

James Sacré, Une petite fille silencieuse, collection Ryôan-ji, André Dimanche éditeur, 2001, p. 27-28.

02/05/2011

Etienne de la Boétie, un sonnet...

 

la boétie,sonnet

 

Quand tes yeux conquerans estonné je regarde,

J’y veois dedans à clair tout mon espoir escript ;

J’y veois dedans Amour luy mesme qui me rit,

Et m’y mostre, mignard, le bon heur qu’il me garde.

 

Mais, quand de te parler par fois je me hazarde,

C’ets lors que mon espoir desseiché se tarit ;

Et d’avouer jamais ton œil, qui me nourrit,

D’un seul mot de faveur, cruelle, tu n’as garde.

 

Si tes yeux sont pour moy, or voy ce que je dis :

Ce sont ceux là, sans plus, à qui je me rendis.

Mon Dieu, quelle querelle en toi mesme se dresse,

 

Si ta bouche & tes yeux se veulent desmentir ?

Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les despartir,

Et que je prenne au mot de tes yeux la promesse.

 

Étienne de la Boétie, Sonnet XXII, dans Œuvres complètes d’Estienne de la Boétie, édition nouvelle augmentée en deux volumes, Introduction, bibliographie et notes par Louis Desgraves, Conseil Général de la Dordogne / William Blake and C°, 1991, II, p. 154.

 

Note : dans l'édition utilisée, v et j sont écrits respectivement u et i.

29/04/2011

Johannes Bobrowski, Terre d'ombres fleuves

 

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             Der Judenberg

 

Spinnenreise

weiß, mit rötlichem Sand

stäubte die Erde — Wald,

flechtenhaarig, Tierschrei,

stieß um die Wange ihm, Gras

stach seine Schläfe.

 

Spät, wenn der Uhu, Sausen

aus hundert Nächten, umherstrich

durch den Schlaf der Geniste,

hob er sich in der Grillen

Schwirrgesträuch, einen fahlen

Mondweg zu sehn, der heraufkam

an die seufzende Eiche, die Greisin, in ihrem

Wurzelgeflecht verging.

 

Über das Bruch sah er hin.

Jäh, undeutbar, Lichtschein

flog vorüber, diesen

Herzschlag lang ragte wüstes

Schaufelgeweih aus der Finsternis,

zottig, ein tränendes Haupt.

 

Unter die Hände gepreßt

Zet, unbenannt: die Schwärme,

gelb, die dem Curragh

folgten, tönende Wolken

über der See, die Bienen

folgten dem frommen Vater,

er rührte die Ruder, et sagte :

Ich werde tot sein im grünen Tal.

 

 

             Le mont des Juifs

 

Voyage d’araignée,

blanc, la terre se répandait en poussière

de sable rougeâtre — forêt,

comme chevelure de tresses, cri d’animal,

lui heurtait la joue, herbe

piquait ses tempes.

 

Tard, lorsque le grand duc, bruissement

de cent nuits, traversait

le sommeil des genêts,

il se levait dans le hallier frémissant

des grillons pour voir un

blême chemin de lune qui montait

dans l’entrelacs des racines.

 

Il regardait par-delà le marécage.

Abrupt, indistinct, un reflet de lumière

le frôlait de son vol, le temps de ce

battement de cœur une sauvage

   empaumure émergea des ténèbres,

   hérissée, tête larmoyante.

 

  Pressé entre les mains

  le temps, non nommé : les essaims

  qui, jaunes, suivaient

  Curragh, nuées grondantes

  au-dessus du lac, les abeilles

  suivaient le pieux père,

  il remuait les rames, il disait :

  Je serai un mort dans la verte vallée.

 

 Johannes Bobrowski, Terre d’ombres fleuves, traduit de l’allemand par Jean-Claude Schneider, Atelier La Feugraie, 2005, p. 84-87.

24/04/2011

Horace, Odes, I, 5, traductions François Lallier, John Milton

Horace, Pyrrha, Ode, François Lallier, John Milton

Quis multa gracilis te puer in rosa

perfusus liquidis urget odoribus

grato, Pyrrha, sub antro ?

cui flauam religas comam,

simplex munditiis ? heu quotiens fidem

mutatosque deos flebit et aspera

nigris aequora uentis

emirabitur insolens,

qui nunc te fruitur credulus aurea,

qui semper uacuam, semper amabilem

sperat, nescius aurae

fallacis. Miseri, quibus

intemptata nites. Me tabula sacer

uotiua paries indicat uuida

suspendisse potenti

uestimenta maris deo.

 

Horace, Odes, I, 5

 

Quel est ce mince garçon parmi les roses,

Qui te presse, inondé de parfums

Pyrrha, sous une grotte charmante,

Et pour qui tu dénoues ta blonde chevelure

Avec une élégante simplicité ?

 

Hélas, combien de fois

Pleurera-t-il les dieux et ton amour changeants

Et, novice au naufrage, s’étonnera-t-il

Du flot qu’agitent les vents noirs,

Celui qui sans méfiance jouit en ce jour de ton corps lumineux,

Et croit que tu seras toujours vacante, et prête

À aimer, ignorant le vent trompeur ?

 

Malheur à ceux pour qui tu brilles, intouchée !

Une planche, sur la paroi sainte, proclame

Votive que j’ai pendu là mes habits trempés,

En l’honneur du puissant dieu des mers.

 

Traduction de François Lallier, dans Vita poetica, éditions L’Arbre à paroles, 2010, p. 118.

 

 

What slender youth, bedew’d with liquid odors,

Courts thee on roses in some pleasant cave,

                                     Pyrrha? For whom bind’st thou

                                     In wreaths thy golden hair,

Plain in thy neatness? O how oft shall he

Of faith and changed gods complain, and seas

                                     Rough with black winds, and storms

                                     Unwonted shall admire!

Who now enjoys thee credulous, all gold,

Who, always vacant, always amiable

                                     Hopes thee, of flattering gales

                                     Unmindful. Hapless they

To whom thou untried seem’st fair. Me, in my vow’d

Picture, the sacred wall declares to have hung

                                    My dank and dropping weeds

                                     To the stern god of sea.

 

Traduction de John Milton (1608-1674), dans Poems, etc, Upon Several Occasions, 1673.