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06/09/2011

Max Jacob, Lettre, Ballades, Le Laboratoire central

 

                                                     Autoportrait


images.jpegElles sentent le tabac ! Elles sont trop petites, trop larges, dures, aux ongles minuscules et rognés, mais elles portent une très belle émeraude et un saphir. J’ai sur des poignets en cellular (mode 1910) des sélénites. Je suis petit, chauve, rasé, blanc, 50 ans, à peine voûté ; j’ai un gros front bête ridé, un grand pardessus noir, un col rabattu et une petite cravate d’instituteur. Sabots ! Voilà pour l’élégance. En voyage, j’ai un air d’évêque ou d’Américain ; ici, l’air d’un paysan, d’un vieux cabotin en casquette, avec, vaguement, une ressemblance avec Baudelaire ou Marcel Schwob. En réalité je suis indéfinissable : une bonne personne bavarde, méchante en paroles vengeresses, commère. [...]

 

Lettre du 4 mars 1927, de Saint-Benoît-sur-Loire, à Yvon Belaval, dans Yvon Belaval, La rencontre avec Max Jacob, Vrin, 1974, p. 16.

 

 

Le sommeil

 

Au Cher Igor Markevitch

Veilleur de nuit, veilleur de nuit,
Dans les rais d’argent de la nuit.

Qu’y a-t-il de plus pauvre que l’homme endormi ?
La nuit ne caresse pas. Ô prison de la nuit !
Mais la pensée est une eau froide
Qui tombe sur ton cadavre vide.

Qu’y a-t-il de plus pauvre que la pensée ?
Elle féconde la misère de l’homme endormi.
Elle arrose la tête, elle l’ensemence.

Pitoyable être, je n’ai compris ton silence
Que dans le sommeil. Pas de dimanche
Pour le sommeil impitoyable de l’homme nu,
Même le songe n’est pas à lui.

Terne oreiller, ô dure terre pour mon épaule,
Songe mystère qui vient du pôle
À l’arbre qui rêve, à l’arbre qui dort,
Pareil est notre sort.
Veilleur de nuit, veilleur de nuit,
L’océan ne fait aucun bruit.
 
Voici la voile qui s’étale
Le bateau du lac de Stymphale.
Tamponnez le môle du sommeil
Rame nocturne, sabot, je m’éveille.


Max Jacob,
 Rivage (1931), dans Ballades, Gallimard, 1970, p. 175-176.

Madame la Dauphine
    Fine, fine, fine, fine, fine, fine,

Fine, fine, fine, fine,
Ne verra pas, ne verra pas le beau film
Qu’on y a fait tirer
Les vers du nez –
Car on l’a mené en terre avec son premier né
En terre et à Nanterre
Où elle est enterrée.

Quand un paysan de la Chine,
Shin, Shin, Shin, Shin, Shin, Shin,
veut avoir des primeurs
Fruits mûrs –
Il va chez l’imprimeur
Ou bien chez sa voisine
Shin, Shin, Shin, Shin, Shin, Shin,
Tous les paysans de la Chine
Les ayant épiés
Pour leur mettre des bottines
Tine ! tine !
Ils leur coupent les pieds.

M. le comte d’Artois
Est monté sur le toit
Faire un compte d’ardoise
Toi, toi, toi, toi,
Et voir par la lunette
Nette ! nette ! pour voir si la lune est
Plus grosse que le doigt.
Un vapeur et sa cargaison
Son, son, son, son, son, son,
Ont échoué contre la maison
Son, son, son, son.
Chipons de la graisse d’oie
Doye, doye, doye,
Pour en faire des canons.


Le Laboratoire central, Poésie/Gallimard, 1980, p. 119-120.

 

 

05/09/2011

Antonin Artaud, L'Anarchie sociale de l'art, Le Théâtre de la cruauté

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               Antonin Artaud dans La Passion de Jeanne d'Arc, Carl Dreyer, 1928
 
  

 

 Au cours de la première Révolution Française on a commis le crime de guillotiner André Chénier. Mais dans une époque de fusillades, de faim, de mort, de désespoir, de sang, au moment où se jouait rien de moins que l’équilibre du monde, André Chénier, égaré dans un rêve inutile et réactionnaire, a pu disparaître sans dommage ni pour la poésie ni pour son temps.

   Et les sentiments universels, éternels d’André Chénier, s’il les a éprouvés, étaient ni tellement universels ni tellement éternels qu’ils puissent justifier son existence à une époque où l’éternel s’effaçait derrière un particulier aux préoccupations innombrables. L’art, justement, doit s’emparer des préoccupations particulières et les hausser au niveau d’une émotion capable de dominer le temps.
   
Or tous les artistes ne sont pas en mesure de parvenir à cette sorte d’identification magique de leurs propres sentiments avec les fureurs collectives de l’homme.

  Et toutes les époques ne sont pas en mesure d’apprécier l’importance sociale de l’artiste et cette fonction de sauvegarde qu’il exerce au profit du bien collectif.

 

Antonin Artaud, L’Anarchie sociale de l’art, dans Œuvres complètes, tome VIII, Gallimard, 1971 et 1980, p. 233.

 

 POST-SCRIPTUM

Qui suis-je ?
D’où je viens ?
Je suis Antonin Artaud
et que je le dise
comme je sais le dire
immédiatement
vous verrez mon corps actuel
voler en éclats
et se ramasser
sous dix mille aspects
notoires
un corps neuf
où vous ne pourrez
plus jamais m’oublier

Antonin Artaud, Le Théâtre de la cruauté, dans Œuvres complètes, tome XIII, Gallimard, 1974, p. 118.




 

04/09/2011

Jacques Dupin, Gravir, Chansons troglodytes

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                           Francis Bacon, Portrait of Jacques Dupin, 1990

 

             Ta nuque, plus bas que la pierre,

Ton corps plus nu

Que cette table de granit…

 

Sans le tonnerre d’un seul de tes cils,

Serais-tu devenue la même

Lisse et insaisissable ennemie

Dans la poussière de la route

Et la mémoire du glacier ?

 

Amours anfractueuses, revenez,

Déchirez le corps clairvoyant.

 

Jacques Dupin, Gravir, Gallimard, 1963, p. 94.

 

 

           Romance aveugle

 

Je me suis perdu dans le bois

dans la voix d’une étrangère

scabreuse et cassée comme si

une aiguille perçant la langue

habitait le cri perdu

 

coupe claire des images

musique en dessous déchirée

dans un emmêlement de sources

et de ronces tronçonnées

comme si j’étais sans voix

 

c’en est fait de la rivière

c’en est fini du sous-bois

les images sont recluses

sur le point de se détruire

avant de regagner sans hâte

 

la sauvagerie de la gorge

et les précipices du ciel

le caméléon nuptial

se détache de la question

 

c’en est fini de la rivière

c’en est fait de la chanson

 

l’écriture se désagrège

éclipse des feuilles d’angle

le rapt et le creusement

dont s’allège sur la langue

la profanation circulaire

 

d’un bond de bête blessée

la romance aveugle crie loin

 

que saisir d’elle à fleur de cendre

et dans l’approche de la peau

et qui le pourrait au bord

de l’horreur indifférenciée

[…]

Jacques Dupin, Chansons troglodytes, Fata Morgana, 1989, p. 21-23.

03/09/2011

Pierre Bergounioux, Trois années

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Tout ce que j’aurai jamais voulu, aimé, redouté, haï m’avait été révélé à quatorze ans et l’impossibilité, dans le même temps, de l’avoir ou d’y échapper. Ce qui tenait à l’heure, au lieu, qui nous font ce que nous sommes, je le mettais au compte d’une disgrâce spéciale, obscure, dont j’étais la victime désignée. Qu’elle fût partagée n’y changeait rien. Elle ne s’exerçait qu’autant qu’on avait la fantaisie d’élever ses regards au-delà du périmètre exigu qui enfermait toutes choses. Il était permis, recommandé même, d’ignorer la soudaine dissonance entre ce qui se donnait pour la réalité et l’éveil d’un arrière-plan qui la disqualifiait. Celui-ci restait suffisamment ténu, intermittent pour qu’on n’y prête pas autrement attention. Aux motifs de perplexité qu’il m’inspirait, s’ajoutait celui de ne pas voir ceux qui m’entouraient s’en soucier.

   Je ne me rappelle plus l’époque à laquelle il est tacitement acquis que ce que racontent les adultes ne concorde plus avec ce dont j’ai l’intuition mais non pas l’intelligence ni la force qui me permettraient d’être fixé, d’agir différemment, à bon escient. Je ne compte plus qu’un homme mûr m’éclaire si peu que ce soit sur ce qui se passe et s’accompagne, pour ce qui me concerne, de la déconvenue chronique qui confinera, vers seize ans, au désespoir. J’écoute toujours, parce que je n’ai pas les moyens de me déterminer positivement, de me représenter avec la netteté nécessaire ni les choses prochaines ni les faits lointains qui y contredisent. Avec ça, je suis privé de la possibilité physique, de la plus élémentaire liberté d’agir à ma guise. Il faut donc se conformer, extérieurement, à l’usage courant mais c’est plein de restrictions et de réticences, de dépit, d’impatience, d’ennui.

 

Pierre Bergounioux, Trois années, dessins de Axel Cassel, Fata Morgana, 2011, p. 10-11.

© Photo Tristan Hordé, 2007.

02/09/2011

Lorand Gaspar, Sol absolu

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Écailles

 

Mort où tant de vie s’égare

de nos faibles yeux abandonnée.

Torrent tu nous étonnes

étincelant et boueux

de bouche en bouche

le doux et l’amer

cailloux et bois

achevés repris.

Ces photos floues

que le temps a bougées.

La lumière se cherche sur nos mains

et soudain tout est plume

neige neige —

 

Le même vent traîné dans le feu

la même nuit avec la même texture de branches

d’un bonheur inavoué.

La même croissance dans les gestes

et l’effeuillement des mains sur la peau

trouées soudaines dans les formes

quand l’espace nous entend —

 

Nous avons vécu tout juste

le temps de ce poids

de tout ce qui sans plainte se déchire

ta vue hier soir

et ces tout petits ports des yeux

les paupières repeintes.

 

[…]

 

Lorand Gaspar, Sol absolu et autres textes, Poésie / Gallimard, 1982, p. 67-69.

01/09/2011

Jacques Serena, Fleurs cueillies pour rien

 

 

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        Klimt, Le Baiser

 

 

Ça recommence, on dirait, d’autres respirations, lentes. Et, comment dire. Oscillantes. Pour commencer, recommencer. Ou pour, qui sait, cette fois, peut-être, finir. Non. Pas encore. D’accord, pas encore. On a le temps. Et microclimats, donc, et teintes sourdes. Semblant à peu près se figer. Bouts de corps se frôlant, entraperçus. Sans bruit, et peut-être une espèce de musique, ou putôt de sons diffus, c’est peu dire que dire aux confins de l’audible. À en douter. En prendre son parti. Au point où j’en suis. Voyons voir, si moyen que, oui. Ça se précise. De la joie, cette fois, dans l’air. De l’air, donc. Avec, dedans, des tourbillons de. Disons de silence, de ces infimes sons qui, interférant, font le silence. C’est moi, encore, au centre, à ce qu’il semblerait, mais elles. Parce que ces corps, oui, c’est encore elles, souvent. Ce qui frappe, là, c’est l’or, la sensation d’ineffable que ça donne, pour ne as dire de céleste à cause de. Elles passent à portée. J’en frôle, j’en touche, au passage. Je n’en touche plus. N’en toucherai plus. Si, encore. Il faudrait qu’elles sachent que jamais je n’ai touché de corps plus voluptueux. De plus réel, jamais.

 

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En bas, un bois, troncs de bouleaux luisants faiblement, troupes de vieille cavalerie s’entrechoquant, antiques revenants encombrés d’armes rouillées, entrant en collision maladroite les uns contre les autres, silhouettes de fosse commune tondues, projetées déguisées  à travers la nuit, au bas des pentes au fond invisible, entre le noir et la noirceur pire pressentie. Et rires, clameurs de carnaval. Je sens avec la lucidité du fou la nature périssable de ma chair. Des prostituées laides appellent dans la nuit, mal drapées dans des hardes voyantes. Vieilles poupées sorties d’un rêve scabreux.

La dernière bougie flanche, la mèche penche, s’affaisse dans un mince sifflement. J’en perds mes propres limites. Ne sais plus où je finis et où commence le monde. Devenu grand comme l’atelier. Ou aussi bien petit, infiniment. Sentant le sol. Mon poids sur le sol. Sentant sous moi la terre aspirer mes os.

 

Jacques Serena, Fleurs cueillies pour rien, Gustav Klimt, éditions Flohic, 1999, p. 43-44 et 77-78.

31/08/2011

Pascal Quignard, Sordidissimes

 

Pascla Quignrad, Sordidissimes, le perdu

                    Lien perdu. Objet perdu. Océan perdu. Cité perdue. Errant sans                retour.

   Comme Dante allait de petites cours en petites cours.

   Navire sans voiles, sans but, sans astres pour les nuages,

avançant à l’aveugle dans la nuit de sa langue.

   Hommes qui même dans la nuit de la langue ne s’avancent que dans le souvenir d’une nuit qui précède la nuit.

  Car ils se souviennent d’une nuit d’avant la nuit, tous les hommes,

  poissons perdus, eau perdue, chaleur perdue, pénombre perdue.

   Au gouvernail non pas un ni deux ni trois

rois

   un amas de pilotes morts

   les uns sur les autres, le ventre nu.

  Car ils ont tous le ventre nu pour qu’ils se succèdent ceux qui se suivent dans le temps.

 C’est une masse d’autres mondes nus inextricablement imbriqués sur le pont,

   lisant, aimant, écrivant, parlant, errant,

   inquiets des paysages, des lumières, du flot, des ombres,

ouvrant les jambes nues, ouvrant toujours les jambes nues, les cuisses nues, les femmes nues, désirant, défaillant, découvrant

   vieilles odeurs, vieux trésors.

 

Pascal Quignard, Sordidissimes, Dernier royaume,V, chapitre XXXIV, Folio/ Gallimard, 2007 [Grasset & Fasquelle, 2005], p. 121-122.

 

30/08/2011

Jude Stéfan, À la Vieille Parque

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                                                     la lise

 

… et puis l’automne va vous pincer le cœur

l’hiver transir blême désespoir après plein

été des luxures vite enfui le printemps en

blancs regrets fleuri à savourer ta balèvre

       ,mon amour — ma haine,

après la rixe se fait plus douce la rage

sur nos deux visages qui chaque jour fuient

       peu à peu tombant dans la lise

       sombrant peu à peu dans la lise

sous la scie des hivers les abois de chiens

crevants dans la désolation d’un grenier où

passent en bas les bicyclettes par vos yeux

la guerre approche les arbres gisent plus que

       démembrés décimés

et tous ces corps malheureux qui sont seuls

en chiant dès le matin sur les chemins de dieu

 

Jude Stéfan, À la Vieille Parque, Gallimard, 1989, p. 37.

 

©Photo Chantal Tanet, juillet 2010 

 

 

29/08/2011

André Frénaud, Hæres

 

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La double origine du langage

 

                                                                      à Alain Lévêque

 

 

Le perdu inoubliable, inconnu,

le sein où j’avais part, originel,

j’essaie avec ma langue,

et cette rumeur dans l’oreille qu’elle fomente

et qu’il me semble reconnaître,

de recouvrer — oh ! je tâtonnerai — une parole

où être aspiré, respirer,

où me dissiper dans la mer.

 

… Ou si le discours qui s’acharne,

qui s’arrache de ma bouche,

venait d’un élan sans cesse intimidé,

  et qui se hérisse d’autant plus, qui raffine,

que je n’y arrive pas ! —

                pour mimer

la syllabe initiatrice,

                dominatrice,

lorsque le père émit

                 l’univers en mouvement,

où je figure au rôle, ces jours-ci,

                                    d’où je parle.

 

André frénaud, Hæres 1964-1974, Gallimard, 1982, p. 202.

28/08/2011

Colette, "Bleu", Pour un herbier

Colette, pour un herbier, bleu

                                               Bleu

 

  À part le grand aconit, une scille, un lupin, une nigelle, la véronique petit-chêne, le lobélia, et le convolvulus qui triomphe de tous les bleus, le Créateur de toutes choses s’est montré un peu regardant quand il a distribué chez nous les fleurs bleues. On sait que je ne triche pas avec le bleu, mais je ne veux pas qu’il m’abuse. Le muscari n’est pas plus bleu que n’est bleue la prune de Monsieur… Le myosotis ? Il ne se gêne pas pour incliner, à mesure qu’il fleurit, vers le rose. L’iris ? Peuh… Son bleu ne se hausse guère qu’à un très joli mauve, et je ne parle pas de celui qu’on nomme « flamme », dont le violet liturgique et le profane parfum envahissent au printemps les montagnettes, autour de La Garde-Freinet. L’iris des jardins s’habitue docilement à tous les sols, se baigne les pieds dans les petits canaux de Bagatelle, se mêle à ses cousins les tigridias, embrasés et éphémères. Il a six pétales, trois langues nettes, étroites, et trois larges un peu chargées de jaune — le foie, sans doute — et il passe pour bleu, grâce à l’unanimité d’une foule de personnes qui n’entendent rien à la couleur bleue.

     Il y a des connaisseurs de bleu comme il y a des amateurs de crus. Quinze étés consécutifs à Saint-Tropez ne me furent pas seulement une cure d’azur, mais une étude aussi, qui ne se bornait pas à la contemplation du ciel provençal et négligeait parfois la Méditerranée. Je n’allais pas mendier le bleu aux clairs lits de sable fin où la vague se repose, sachant bien qu’à peine né de l’aurore, le bleu de la mer serait mordu cruellement par le vert insidieux qui éteint au ciel la dernière étoile, et que chaque point cardinal, quittant le bleu instable, choisit sa couleur céleste : l’est est violacé, le nord d’un rose glacial, l’ouest rougeoyant et gris le sud. Au plus fort du jour provençal le zénith se coiffe de cendre. Ombres courtes réfugiées sous l’arbre et tapies au pied du mur, oiseaux muets, la chatte cueillant une à une les gouttes au bec de la fontaine, l’heure de midi nous chicanait à tous notre ration vitale de bleu et de sérénité.

    Nous attendions qu’une petite aile de poussière voletante aux coudes de la route, une frisure blanche à la lèvre du golfe marquassent la résurrection de tous les bleus. Une couleur de dur lapis, rendue à la mer, bondissait réverbérée sous la tonnelle, et chacun des gobelets de verre berçait un dé de glace soudain teinté de saphir.

    Au-dessus des Alpes encore dorées, une pelote orageuse, bleue comme un ramier, touchait les cimes. Dans peu d’heures, la pleine lune cheminerait parmi la neige d’étoiles, et jusqu’à l’aube les blancs lys des sables, qui se ferment pendant le jour, seraient bleus.

 

 

Colette, Pour un herbier, Œuvres, IV, édition publiée sous la direction de Claude Pichois et Alain Brunet, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2001, p. 900-901.

27/08/2011

Jean Ristat, Du coup d'état en littérature...

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     La littérature n’a cessé de se rêver ; elle secrète son mythe. Elle se remet en question en prétendant se donner des institutions idéales : elle codifie, institue. Aujourd’hui, elle voudrait que les lecteurs disent : la littérature c’est nous. Elle complote de renverser l’auteur qui règne en despote sur son œuvre, bastion réputé imprenable. Il n’est que trop vrai que nous fûmes abusés.

Moi, je dis : le cercle est bouclé mais je passe outre. Puisque tout est fini, achevé, alors je puis écrire. Je ne serai plus dévoré de scrupules. C’est moi qui pose le sens.

Je décide de répéter, ostensiblement, volontairement. J’accepte même de plagier. Ainsi je prends la parole, j’usurpe le sens. J’organise un rapt en plein jour. Je fais la chasse au sens tout en le déclarant mien. Ceci est mon cheval de Troie. Je prends tous les masques ; je n’ai pas d’identité propre. Je me dissimule. Je ne crains pas d’être duplice. Si Dieu il y a, il n’est qu’un travesti. Je ne serai plus révolté, mais pratique. Je ne projetterai pas ma parole en une quelconque prophétie. Ma question est : comment prendre le pouvoir en littérature ? Je dis que les mythologies sont usées. La littérature est à elle-même une mythologie qui entrave son propre fonctionnement. Nous avons perdu le bon usage des mythes.[…]. Falsification du mythe la poésie égare, elle dévie le sens, insensiblement. Ô je le sais, la littérature souffre de n’être plus poésie ; elle a mauvaise conscience. Platon là-dessus a dit juste. Les poètes n’ont pas de place dans la cité. Je comprends : tout coup d’état en littérature opèrera une séparation des pouvoirs. La poésie n’est pas philosophie, pas plus que la philosophie n’est poésie. Voilà la salubrité. Aujourd’hui je ne rêverai plus de la « poésie-connaissance ». Je ne ressusciterai pas le poète, comme guide des peuples en péril. La poésie n’est connaissance de rien. Les poètes, littéralement et dans tous les sens, ne savent pas et n’ont pas à savoir ce qu’ils disent. Mais qu’on y prenne garde ! Je ne dirai pas non plus que le poète est un inspiré. J’irai jusqu’à prétendre que le langage, pour lui, ne fait pas problème. Je préfèrerais dire : la poésie est le langage se faisant problème. Aussi bien le tragique de la poésie n’est pas dans la connaissance. Le poète quand il philosophe est ridicule. Le tragique est de l’ordre du poème en ce qu’il est un langage replié sur lui-même et se suffisant à soi seul. Posé là, comme objet. Le poète est un baroque parce qu’il dit la liberté du désordre. Il nous fait rêver à des lieux débauchés. Et puis laissons là la poésie. Je lui donne son congé. La littérature est mensonge. J’ai horreur de la vérité.

Je ferai comme si. Je considèrerai la littérature comme jeu. Je n’ai pas à distinguer entre ne pas dire ce qui est vrai et dire ce qui est faux, comme ce bon Jean-Jacques. Il n’y a pas de vérité. Les sens d’un discours sont autant de masques. Supposer qu’on puisse les ôter tous n’a pas d’intérêt ; hors le masque il n’y a rien.

 

Jean Ristat, Du coup d’état en littérature suivi d’exemples tirés de la Bible et des Auteurs anciens, collection Le Chemin, Gallimard, 1970, p. 56-57.

 

26/08/2011

Jean-Pierre Duprey, La Fin et la manière

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Cri

 

Un cri barré de foudre en jet enlumineur,

Appel happé sur un fil d’aiguille…

Au tranchant mouillé d’ombre,

Contre quoi s’est troquée

La tête mouillé noire,

L’oiseau du mal-passage

S’est barré les ailes en croix.

 

Armé de foudre sèche, un cri

Arrache la voix et crache la bouche…

Muet, creusé de sang, taillé

En pointes vives,

La mort a desserré sa voix et morcelé

Son rire

En glaçons épousant les regards bleu-noyé.

 

La glas fait pierrement au coulement du froid

 

Au tranchant rouillé d’ombre,

Contre quoi s’est troquée

La tête mouillée noire,

Le cri file un ciseau de deux pointes fermées,

L’oiseau d’ombre-passage,

S’ouvrant le corps au souffle bas,

A labouré la houle sourde.

 

Puis

Retenu, griffé, forcé

S’est encastré aux griffes basses.

 

Jean-Pierre Duprey, La Fin et la manière, en préface Lettre rouge d’Alain Jouffroy, couverture illustrée par Matta, Le Soleil Noir, 1965, p. 55-56.

25/08/2011

Jean-Pascal Dubost, Fatrassier

 

 

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Poisson, tulipe et diamants dans le dictionnaire aussi

ça signifie d’eux mais dans le réel choisi ce sont les bois, les fourrés, la boue, les amis nocturnes et les ennemis séculaires, les hommes, qu’ils n’approchent pas vraiment lorsque le soir la dernière lumière la lumière de dehors s’éteint (Homme solitaire, rude et brutal) —

 

 

Un matin j’ai tourné tout autour de la maison plusieurs fois je tournais en rond je tournais cheminant d’un pas lent dans la neige silencieuse où je voyais des traces, des oreilles de lapins d’abord, et qui se mêlaient à celles des oiseaux, puis, à force, aux miennes, et qui, sur le blanc finalement, me donnaient l’impression d’eux (Les étincelants) —

 

 

Il y a ces choses qui reviennent en tenue de prétexte un peu des obsessions sinon des vieux regrets qu’on maintient là en surface et qu’on trouve agréables même rêches et durs (Espèces de sangliers)

 

Jean-Pascal Dubost, Fatrassier, Tarabuste, 2007, p. 31, 47 et 49.

23/08/2011

Paul Éluard, L'amour la poésie

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Où la vie se contemple tout est submergé

Monté les couronnes d’oubli

Les vertiges au cœur des métamorphoses

D’une écriture d’algues solaires

l’amour et l’amour.

 

Tes mains font le jour dans l’herbe

Tes yeux font l’amour en plein jour

Les sourires par la taille

Et tes lèvres par les ailes

Tu prends la place des caresses

Tu prends la place des réveils.

      

                     *

 

Toutes les larmes sans raison

Toute la nuit dans ton miroir

La vie du plancher au plafond

Tu doutes de la terre et de ta tête

Dehors tout est mortel

Pourtant tout est dehors

Tu vivras de la vie d’ici

Et de l’espace misérable

Qui répond à tes gestes

Qui placarde tes mots

Sur un mur incompréhensible

 

 Et qui donc pense à ton visage ?


Paul Éluard, L’amour la poésie, Gallimard, 1929, p. 21 et 47.

22/08/2011

Sylvia Plath, Ariel (traduction Valérie Rouzeau)

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Mort & Cie

 

Deux, bien sûr, ils sont deux.

Ça paraît tout à fait évident maintenant —

Il y a celui qui ne lève jamais la tête,

L’œil comme une œuvre de Blake,

Et affiche

 

Les taches de naissance qui sont sa marque de fabrique —

La cicatrice d’eau bouillante,

Le nu

Vert-de-gris du condor.

Je suis un morceau de viande rouge. Son bec


Claque à côté : ce n’est pas cette fois qu’il m’aura.

Il me dit que je ne sais pas photographier.

Il me dit que les bébés sont tellement

Mignons à voir dans leur glacière

D’hôpital : une simple


Collerette,

Et leur habit funèbre

Aux cannelures helléniques,

Et leurs deux petits pieds.

Il ne sourit pas, il ne fume pas.

L’autre si,

Avec sa longue chevelure trompeuse.

Salaud

Qui masturbe un rayon lumineux,

Qui veut qu’on l’aime à tout prix.


Je ne bronche pas.

Le givre crée une fleur,

La rosée une étoile,

La cloche funèbre,

La cloche funèbre.

 

Quelqu’un quelque part est foutu.

 

Sylvia Plath, Ariel, présentation et traduction de Valérie Rouzeau, Poésie / Gallimard, 2011, p. 45-46.

 

 

        Death & CO.

 

Two, of course they are two.

It seems perfectly natural now —

The one who never looks up, whose eyes are lidded

And balled, like Blake’s,

Who exhibits


The birthmarks that are his trademark —

The scald scar of water,

The nude

Verdigris of the condor.

I am red meat. His beak


Claps sidewise : I am not his yet.

He tells me how badly I photograph

He tells me how sweet

The babies look in their hospital

Icebox, a simple


Frill at the neck,

Then the flutings of their Ionian

Death-gowns,

Then two little feet.

He does not smile or smoke.

 

 

 

 

The other does that,

His hair long and plausive.

Bastard

Masturbating a glitter,

He wants to be loved.

 


 

I do not stir,

 

The frost makes a flower,

 

The dew makes a star,

 

The dead bell,

 

The dead bell.

 

 

Somebody’s done for.

 

Sylvia Plath, Ariel, Faber and Faber, London, 1988 [1965 by Ted Hughes], p. 38-39.