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03/11/2011

Bernard Noël, la face du silence, dans Poésie I

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au ciel de tête

mon ombre mûre a fait mûrir l'oubli

 

                                                   qui fut moi

                            cet autre attaché à la roue

                          ou ce sourire pour mémoire

                                                         flottant

     

                                                                     laissé

                                                                                     

quelqu'un rêve d'une journée durable

vague culminante qui ne retomberait

 

                        mais le sang s'arrête à la lisière

                        et l'idée recule

                                                    

                                                       amer repli

                                       qui préfère la cendre

                                      au diamant immobile

 

et   le   seuil   aperçu   se  vitrifie  sous  l'ongle

tandis que la nuit close se  transforme  en  cri  blanc

 

Bernard Noël, la face du silence [1963-1964], dans Poèmes 1, textes / flammarion, 1983, p. 79.

 

Bernard Noël, la face du silence, dans Poésie I

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au ciel de tête

mon ombre mûre a fait mûrir l'oubli

 

                                                   qui fut moi

                            cet autre attaché à la roue

                          ou ce sourire pour mémoire

                                                         flottant

     

                                                                     laissé

                                                                                     

quelqu'un rêve d'une journée durable

vague culminante qui ne retomberait

 

                        mais le sang s'arrête à la lisière

                        et l'idée recule

                                                    

                                                       amer repli

                                       qui préfère la cendre

                                      au diamant immobile

 

et   le   seuil   aperçu   se  vitrifie  sous  l'ongle

tandis que la nuit close se  transforme  en  cri  blanc

 

Bernard Noël, la face du silence [1963-1964], dans Poèmes 1, textes / flammarion, 1983, p. 79.

 

02/11/2011

Jacques Roubaud, Tombeaux de Pétrarque, dans Dors

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                           Tombeaux de Pétrarque

 

                                    cobla I

 

Ou le soleil mange les étoiles dans l'aube

ou dans la neige tes cheveux prendront rive

comme les vents aux fleuves liés de glace

si des écueils    but amer de ma voile

une lumière    de collines    entre branches

m'écarte neuf    j'aborde au cours d'un bois

contre la lune    dans tes bois c'est le soir

pas une fleur    que la trame    de ces notes

poisse les nuits comme rimes    à la mort

 

                                    cobla II

 

Poisse des fleurs    ou dans le style joyeux

si la forêt    d'un seul jour sur la terre

s'éveille force    de ces vers qui voient l'air

vibrer des yeux    s'emplir d'années-laurier

qu'ainsi la pente    (la nuit jette les eaux

à ces vallées    soit de pluie soit de brume)

partout légère    (c'est le prix de ce lieu

nommé le port mais sans navires) : la vie

la nôtre Temps du ciel gavé de feuilles

 

Jacques Roubaud, Dors, précédé de Dire la poésie, Gallimard, 1981, p. 109-110.

 

 

01/11/2011

Aragon, Théâtre / Roman

                         Il y a Marie...aragon.jpeg

 

Rien ne vient à sa place dans l'homme, ni les rêves ni sa vie. Si je ferme les yeux, je commence une histoire ou je la reprends. Quelque part, dans la mémoire ou dans l'imagination. La pièce , je me la joue. Peut-être bien seul à la voir. Rien n'est à sa place, rien. Ni l'anecdote ni les années. Ah la chronologie, la chronologie en prend un bon coup. Y mettre de l'ordre. À commencer par le commencement : je suis né en 1926. Je suis un petit meuble d'après l'Exposition des Arts Décoratifs, voilà. Tout de même, quand est-ce donc, par exemple, que j'ai rêvé toute cette affaire dans les bois vers Paris, et ce fichu bordel qui, révérence parlée, surgit les doigts dans le nez. Il n'y a pas d'ordre pour les souvenirs, on y saute à la corde des années... il ne s'agit guère de replacer les faits, j'entends les miens, dans le déroulement des septennats, qui pouvait bien être président de la République quand j'ai perdu ma virginité ? J'essaie plutôt de disposer mon passé suivant le déroulement des femmes, femmes ou pas d'ailleurs, des petites qui sont depuis devenues des femmes, mais pour compter les jours, les années, ce ne serait pas une si mauvaise façon de faire, d'aller de fille en fille. Si on pouvait se souvenir, ne pas en passer. Il n'y a pas, à toutes les époques, la même densité de points de repère. On mêle, on mêle. Par quel bout prendre ma vie, mon théâtre ? Il y a des jours, j'oublie la veille. Pour ne plus voir qu'un temps lointain, soudain réveillé. Je me dis... Qu'est-ce que je me dis ?

Je ne me dis rien du tout. Ce sont elles qui renaissent, celle-ci, celle-là, Morgane, une autre, et l'heure de succession des choses n'en demeure pas moins hasardeuse. C'est tout le temps comme si, à je ne sais quel jeu de cartes, je laissais tomber les miennes, et les ramenant au hasard je ne savais plus trop où j'en étais, dans les années, les amours, le travail, les malheurs. Tout à coup, un paysage, un parfum s'impose. Une chanson revient. Ou une phrase qu'on ne savait même pas  avoir entendue, retenue. Les phrases et les femmes, c'est tout un. On croirait pouvoir dater les étapes de la vie. Puis on se souvient d'une robe ou d'un mot : il s'agissait d'une autre. Qui frappe à la porte ? Pas forcément ce personnage sans doute imaginaire. Pas forcément. Une maison. Une couleur, une saison.

 

Aragon,  Théâtre / Roman, Gallimard, 1974, p. 113-114.

Aragon vers 1926

31/10/2011

Michel Leiris, Journal, 1922-1989

 

images-1.jpegContre la tendance (ou mieux : les prétentions) totalitaire du surréalisme : l'artiste n'a pas à se mêler à tout prix de tous les problèmes du jour (qu'il envisage fatalement sous un angle esthétique, mettant de l'art partout, infestant toutes choses, — alors qu'à l'origine il se proposait de nier l'art en abattant ses barrières (ce faisant, il n'a réussi qu'à libérer, rendre plus pernicieux le fauve)) ; il ne doit pas non plus viser à l'art pur, s'enfermer dans sa tour d'ivoire, se mettre en cage ; simplement, qu'il se pose tous les problèmes du jour, mais qu'il les résolve à sa manière, selon ses moyens propres. Échec pratique de Dada qui, supprimant ces barrières, n'a amené que la pire confusion, le mélange de l'esthétisme à tout.

 

Qu'il y ait pour l'individu une mort sans au-delà, et pour le monde une fin par retour à l'équilibre, enlève aux choses tout « sérieux ». Et c'est pourquoi l'on ne peut parler que de  « jeu ».

Que tout soit jeu, cela veut dire que tout est théâtre, simulation, illusion, etc., et qu'en somme « tout n'est que vanité ». Sûr de cela comme je le suis, je pourrais être un pataphysicien conséquent, qui tiendrait pour allant de soi que toutes les solutions sont imaginaires, donc égales entre elles et finalement égales à zéro (car une solution, pour être quelques chose, doit être la solution juste, à l'exclusion des autres). Ainsi, l'idée que je ne fais que jouer mon propre jeu — solution imaginaire entre autres solutions imaginaires  — selon mon propre système de valeurs ou choix originel ne me gênerait nullement. Mais le fait est — et là est ma contradiction — que j'éprouve un désir impérieux de justifier objectivement ce système subjectif, de lui trouver des fondements qui dépassent ma propre personne et soient pour mes actions des sortes de lettres de créance, ce qui revient à transformer le jeu en quelque chose de sérieux, de non gratuit, et donc à récuser le côté « bon plaisir » sans lequel il n'est pas de jeu.

 

Question : une œuvre d'art peut-elle (à elle seule) donner la joie quasi-extatique que donne parfois un spectacle naturel ?

— Il semblerait que non. Mais le spectacle naturel donnerait-il cette joie s'il ne renvoyait à des œuvres qu'on a vues ou à des lectures qu'on a faites ?

Vœu : rester capable de « faire l'art »quand on n'est plus en âge de faire l'amour.

 

 

Michel Leiris, Journal, 1922-1989, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin, Gallimard, 1992, 26 décembre 1935, p. 294, 22-24 août 1969, p. 639, 17 août 1977, p. 683.

 

30/10/2011

George Oppen, Poésie complète, traduction Yves di Manno

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                                Si tout partait en fumée

 

cette fumée

demeurerait


la contrée à 

jamais sauvage la lumière du poème la lumière


empruntée du paysage et d’une série d’empreintes l’éloge


au loin

dans la foule

proche tout


ce qui est étrange les sources


les puits le poème ne commence


pas avec le mot

ni le sens mais les petites

entités qui nous


hantent dans les pierres et vaut toujours


moins que cela aidez-moi je suis

de ce peuple les brins


d’herbe se


touchent et dans leur peu


d’écart le poème

commence

 

George Oppen, Poésie complète, traduit par Yves di Manno, préface de Eliot Weinberger, Éditions Corti, 2011, p. 309-310.

 

29/10/2011

Yves Bonnefoy, L'heure présente

                            

   

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                    Bête effrayée

 

   Ils l’ont heurtée dans ces buissons qu’ils écartaient pour se faire voie. À hauteur de leurs yeux dans les branches où elle avait grimpé, maintenant enchevêtrée dedans, prise au piège. Il la voient, elle les regarde. Son regard est un cœur battant , une pensée.

 

   Et voici que tu la prends dans tes mains, la retire de ce feuillage, elle ne se débat pas, dirais-tu même que tout son corps se détend ? Comme si elle se savait déjà morte, avec l’ultime recours, sous le ciel clair, c’est l’après-midi encore, d’essayer de feindre de l’être.

 

   Morte, pour être abandonnée sur ces pierres qui n’ont pas de cesse sous leurs sandales, et là-bas, dans cette garrigue, c’est déjà un peu de la nuit.

 

   Touche ce pelage, c’est doux. Mais attention à ces griffes !

 

   Le pelage est le marron sombre d’une châtaigne tombée, il a même cette étroite bande de blanc qu’offrent, par en-dessous, les châtaignes. Mais c’est aussi la couleur que prend maintenant le flanc de cette colline que jusqu’à présent nous suivions. Bien finies les étincellances qui bougeaient dans ses ajoncs, il y a un instant encore. Monte la terre brune sous le vert sombre et le peu de jaune et de rouge.

 

   Et regarde ces yeux !

 

   Les yeux sont l’énigme du monde. Car est-ce un regard, ce que tu vois dans cette vie que tu tiens dans tes mains, en commençant à te demander ce que tu vas faire d’elle, oui, lui rendre la liberté, mais quoi d’autre, d’abord ? D’autant que ni toi ni moi ne savons lui donner de nom.

 

   Une belette, une baleine, disait Hamlet. Ou rien que la dérive des nuages dans le ciel de la nuit maintenant tombée. Le flageolet a des trous sur lesquels nos doigts ne savent pas se poser ! une belette, dis-tu, un furet ? Qu’est-ce qu’un furet, qu’est-ce qu’un blaireau ? Je voudrais connaître les noms, dis-tu. Moi je voudrais en imaginer, mais le langage est aussi fermé sur ses ajoncs et ses pierres que le sol de cette colline, tout près de nous, même sous nos pieds. Et je ne vois même plus, si, tout de même un peu, ces petits yeux, ce regard.

 

   Et brusquement la bête se débat, se libère presque. Et tu resserres tes mains, tes doigts. Elle est à nouveau tout immobile.

 

   Va la poser sur cette pierre, là, devant nous. Cette pierre qui brille un peu, car voici que la lune s’est levée, elle a quelques formes pour cet affleurement du rocher, une étendue presque nue, et plate, bien qu’elle ait des bosses mais légères. On croirait la table d’un sacrifice.

 

   Je touche le dos de la bête, ne dois-je pas lui dire adieu, avant qu’elle ne s’échappe, dans ce monde qui ne nous a pas enseigné tous les mots qu’il faudrait, tous les gestes qui délivreraient ?

 

   Et déjà tu te penches, mais nous sursautons, l’un et l’autre, un cri a été poussé, là-bas, près de ces ruines où nous étions, tout à l’heure. Un cri, puis, nous écoutons, quel silence, et à nouveau c’est lui, et qui se prolonge, ce hululement, puis s’arrête.

 

   C’est le même, nous disons-nous. Et de même qu’auprès du temple, nous avons peur.

 

   Mais rien, rien d’autre, rien de plus dans le silence de là-bas et de toutes parts, ce silence qui fait corps avec ce qu’il y a de nuit autour de nous, et ne nous. Car c’est vrai, je l’ai déjà dit, qu’il fait nuit maintenant, sauf toutefois sur cette petite étendue de pierre grise, presque brillante.

 

   Distraitement tu as posé sur la pierre la bête qui est sans mouvement. Et d’un bond elle se déploie et déjà elle a disparu dans les broussailles sombres voisines.

 

Yves Bonnefoy, L’heure présente, Mercure de France, 2011, p. 47-50.

27/10/2011

Pierre Alferi, ET JUDE ?

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                                  ET JUDE ?

 

ET JUDE où est-il ? dans son trou

normand ? mais non ce mur

de verdure est sa couverture

Jude est en l’air pas loin

au ciel ? mais non pas chez le père

alors il reste dans sa tour

d’ivoire ? mais non

Jude n’est pas obscur ni haut

Jude est chépèr il chine

la quincaillerie

du tapin catholique

à la recherche de la perle

à dissoudre dans le vinaigre

du temps menton volé

de gris démarche

chansautilante voix

raclée reprise fluettranchante

regard papillon qui se pose

à peine larme slave à l’œil

lorgnant le guignon

du siècle dernier il nous reste

tant de cartouches pleines

il lâche eh Jude ne nous lâche pas

le guidon il manque verser

dans le fossé de sa campagne grasse

une luxuriance de serre

chaude frayée à la machette

moderne et il en sort content

du sort il a aimé la scène

qu’il a lue dans un nuage noir

morbide fut macabre

serai dit-il bandant

son arc métrique

d’Actéon forcé

de serf pris en flag

avec la tsarine ou la vierge

aux moches seins

lyrique formaliste ironique

Jude est jalousé par les gros

barons de l’avant-scène

car il est là il reste

dans le siècle n’importe

lequel mais à l’arrière

notre champion notre victor

mature dont Marlene disait

si on le cherche il est derrière

dans la roulotte avec les filles

 

Pierre Alferi, ET JUDE ?, Lnk, 17, 2011, np.


26/10/2011

Jacques Roubaud, Dix hommages

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                    Aux fleurs d’Obermann

 

                                             Hommage à Jude Stéfan

 

 

                        I

 

ciel chaotique lacéré cendreux sous

sous les mots chien désœuvrés d’un memento mori

galons, laure blanc pied, bas filés,

trouble-moi, parque : que le temps est un rat,

semblables les vaches dans les années ronsard

et les tourterelles dans les cyprès … jadis jadis

 

                  II

 

heureux, calme ciel, je ne saurais l’être

de 80 poèmes, autant de cyprès

années dédicaces à une lectrice d’arbres

 

parque, une fille qui pouffe

geste lent des bras de laure dans rousseur

 

                  III

 

pour toi, laure, je m’envole de l’ex-poème

une pierre à mon dos attachée de ciel

 

la maison et ses vitres lentement tourne sous le cyprès

 

j’attends la mort des années comme à la selle

 

                  IV

 

in secula avec l’humilité d’un liseron

laure

 

porte moi comme un cyprès

 

                  V

 

des années, laure, laures

vanités, limon, et de plus en plus loin

 

                  VI

 

 

vanités, limon, plus loin

 

Jacques Roubaud, Dix hommages, Lnk, 22, 2011, np.

25/10/2011

Patrick Beurard-Valdoye, Amour en cage

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                  Amour en cage

 

La parole volante était proscrite

qu’était prison sans parloir ?

dans ses moment perdus l’Europe est une prison

juste un chiriklo qui tend l’espace et le clôt

en effet les tsiganes volaient des poules parfois des enfants ils étaient même des voleurs de langue empruntant où ils passaient des mots et sans les rendre allant jusqu’à corrompre leur sens les savants réputés considéraient l’idiome tsigane comme fait d’éléments de bric et de broc volés aux langues pures l’emprunt étant souvent et explicitement interprété en termes de perte de l’identité linguistique et si l’on avait interdit l’usage de ces mots détournés qu’auraient-ils donc eu à dire à se taire ? aussi les instituteurs faisaient-ils payer une couronne aux garçons surpris parlant le romani les filles on leur rasait la tête.

quant aux gitanes autant jeteuses de sorts que voleuses d’hommes on se souvenait justement de cette affaire du paysan Janik disparu avec la tsigane sans laisser d’autre trace qu’un journal intime versifié publié en feuilleton valache dans le morave Lidové Noviny

le parti agraire prêtait désormais l’oreille aux pétitions paysannes et la loi du 14 juillet combattant la peste tsigane obligeait les nomades et tous mauvestis se livrant à ce mode de vie à se déclarer pour obtenir l’indispensable carnet anthropométrique — la CIKÁNSKÁ LEGITIMACE — avec empreinte des dix doigts mention de noms et surnoms — mais le prénom romani que la mère souffle une seule fois à son nourrisson, l’administration ne l’aurait jamais — et tout détail hauteur poids visage cheveux barbe yeux front menton nez lèvres dents suivi de dix-neuf pages destinées aux observations particulières (à la rubrique profession de ces illettrés qui n’en avaient pas vraiment, le fonctionnaire écrivait TSIGANE) des panneaux d’interdiction fleurissaient accrochés aux branches des êtres ou chênes vénérables parce que les tsiganes illettrés savaient tout de même lire dans l’essence et l’écorce d’un des vingt-quatre hommes-arbres.

 

Patrick Beurard-Valdoye, Amour en cage, extrait de Gadjo-Migrandt (à paraître), publié dans L’étrangère, n° 26-27, 2011, p. 55-56.

24/10/2011

Jean-Baptiste Clément, Chansons du peuple

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                       Le temps des Cerises

 

Quand nous en serons au temps des cerises ,

Et gai rossignol et merle moqueur

    Seront tous en fête. 

Les belles auront la folie en tête

Et les amoureux du soleil au cœur.

Quand nous en serons au temps des cerises

Sifflera bien mieux le merle moqueur.

 

Mais il est bien court le temps des cerises,

Où l’on s’en va deux cueillir en rêvant

                                      Des pendants d’oreilles,

Cerises d’amour aux robes pareilles,

Tombant sur la feuille en gouttes de sang.

 Mais il est bien court le temps des cerises,

Pendants de corail qu’on cueille en rêvant.

 

Quand vous en serez au temps des cerises,

Si vous avez peur des chagrins d’amour

                      Évitez les belles.

Moi qui ne craint pas les peines cruelles,

Je ne vivrai pas sans souffrir un jour.

Quand vous en serez au temps des cerises,

Vous aurez aussi des chagrins d’amour.

 

J’aimerai toujours le temps des cerises :

C’est de ce temps-là que je garde au cœur

                       Une plaie ouverte,

Et dame fortune, en m’étant offerte,

Ne saurait jamais calmer ma douleur.

J’aimerai toujours le temps des cerises

Et le souvenir que je garde au cœur. 

                                             Paris-Montmartre, 1866

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Jean-Baptiste Clément, Chansons du peuple, Le Temps des Cerises, 2011, p. 59-60.

23/10/2011

Edgar Allan Poe, Un rêve dans un rêve, traduit par Mallarmé

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                                       Un rêve dans un rêve

 

Tiens ! ce baiser sur ton front! et, à l’heure où je te quitte, oui, bien haut, que je te l’avoue : tu n’as pas tort, toi qui juges que mes jours ont été un rêve ; et si l’espoir s’est enfui en une nuit ou en un jour — dans une vison ou aucune, n’en est-il pour cela pas moins PASSÉ ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est qu’un rêve dans un rêve.

 

      Je reste en la rumeur d’un rivage par le flot tourmenté et tiens dans la main des grains du sable d’or — bien peu ! encore comme ils glissent à travers mes doigts à l’abîme, pendant que je pleure —pendant que je pleure ! O Dieu ! ne puis-je les serrer d’une étreinte plus sûre ? O Dieu ! ne puis-je en sauver un de la vague impitoyable ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est-il qu’un rêve dans un rêve ?

 

Les poèmes d’Edgar Poe, traduits par Stéphane Mallarmé, Paris, Gallimard, 1928, p. 55-56.

 

A Dream within a Dream

 

Take this kiss upon the brow !

And, in parting from you now,

Thus much let me avow —

You are not wrong, who deem

That my days have been a dream ;

Yet if hope has flown away

In a night, or in a day,

In a vision, or in none,

Is it therefore the less gone ?

All that we see or seem

Is but a dream within a dream.

 

I stand amid the roar

Of a surf-tormented shore,

And I hold within my hand

Grains of the golden sand —

How few ! yet how they creep

Through my fingers to the deep,

While I weep — while I weep !

O God ! can I not grasp

Them with a tighter clasp ?

O God ! can I not save

One from the pitiless wave ?

Is all that we see or seem

But a dream within a dream ?

 

Edgar Allan Poe, The Complete Tales and Poems, New York, Vintage Books, 1975.

 

 

 

 

22/10/2011

Max Jacob, Ballades, Derniers poèmes

Max Jacob, Ballades, Derniers poèmes, ruine, nocturne

                     Ruine 

Trois morceaux de tarte sur un coin de commode et sur une assiette. À cela, on voit que cette boutique fut une pâtisserie. Il paraît qu’il y eut là une boutique. Combien de fois les cloisons de plâtre furent avancées ! Il ne reste plus que la place d’un lit et ce lit même. Trois poils de barbe sur un coin de visage ! Trois coins d’un miroir brisé ! Il s’examine, c’est le fils de la maison : il n’y a plus de maison ! Un veston neuf ajusté à la taille. Un chapeau de paille sur le coin d’une oreille. Trois vieux faux-cols désempesés ont servi de serviette à sa toilette. On sort ? Il regarde... Personne ! le désert avant d’arriver à la plage déserte.

Derniers poèmes en vers et en prose [1961], Poésie/Gallimard, 1982, p. 112.

 

 

Nocturne

Sifflet humide des crapauds

bruit des barques la nuit, des rames...

bruit d’un serpent dans les roseaux,

d’un rire étouffé par les mains,

bruit d’un corps lourd qui tombe à l’eau

bruit des pas discrets de la foule,

sous les arbres un bruit de sanglots,

le bruit au loin des saltimbanques.

Max Jacob, Les Pénitents en maillots roses (1925), dans Ballades, Gallimard, 1970, p. 217.

 

 

21/10/2011

Thomas Hardy, À la tombée du jour en novembre

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À la tombée du jour en novembre

 

La lumière de dix heures tombe,

Et un oiseau captif vole,

Là où les pins, comme des valseurs qui attendent,

Relèvent leurs têtes noires.

 

Des feuilles de hêtre , qui colorent de jaune l’heure de midi,

Flottent aériennes comme des taches sur l’œil ;

J’ai planté chaque arbre au printemps de ma vie,

Et maintenant ils obscurcissent le ciel.

 

Et les enfants qui flânent par ici

Croient qu’il n’a jamais été

De temps où il ne poussait ici aucun de ces grands arbres,

Que l’on ne verra plus un jour.

 

 

Thomas Hardy, Poésies, édition bilingue, traduit par Marie-Hélène Gourlaouen et Bernard Géniès, éditions Les Formes du Secret, 1980, p. 73.

 

 

20/10/2011

Ezra Pound, ABC de la lecture, traduit par Denis Roche

 

Ezra Pound a précisé que son A B C de la lecture « ne s’adresse pas à ceux qui sont déjà arrivés à une pleine connaissance du sujet sans en connaître les données ».  

 

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QUAND ON SE MET À ÉCRIRE on imite toujours quelque chose qu’on a entendu ou lu.

La majorité des écrivains ne dépasse jamais ce stade.

 

La véritable éducation ne devrait être confiée qu’aux hommes qui INSISTENT sur le savoir, le reste est affaire de gardiens de moutons.[…] Il faut beaucoup d’expérience pour qu’un homme soit capable de définir une chose dans son propre genre, c’est-à-dire définir la peinture comme peinture, l’écriture comme écriture. On identifie tout de suite le mauvais critique à ce qu’il commence par discuter du poète et non du poème.

 

 Le mauvais poète fait de la mauvaise poésie parce qu’il ne perçoit pas les relations de temps. Il est incapable d’en jouer de manière intéressante, par le moyen des brèves et des longues, des syllabes dures ou molles et des diverses qualités du son qui sont inséparables des mots de son discours.

 

On ne peut tout mettre en quarante-cinq pages. Mais même si j’avais eu Quatre cent cinquante pages à ma disposition, je n’aurais certes pas écrit un traité convaincant sur l’art du roman. Je n’ai pas écrit de bon roman. Je n’ai pas écrit de roman. Je n’ai pas l’intention d’écrire de romans et je ne dirai à personne comment s’y prendre tant que je n’en aurai pas écrit un moi-même.

 

Ezra Pound, ABC de la lecture, traduit de l’anglais par Denis Roche, Gallimard, 1967, p. 66, 75, 80 et 179.