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21/08/2011

Tim Burton, La triste histoire du petit Enfant Huître

Tim Burton, l'Enfant Huître, conte

                                   La fille avec plein d’yeux

 

 

Un jour, au parc,

surprise : cette fille, grand Dieu !

Je la remarque,

parce que sur la face elle a plein d’yeux !


Elle était des plus girondes

(mais aussi des plus immondes).

   « Elle a une bouche, néanmoins », me

dis-je, si bien qu’à parler nous en vînmes.


 Nous parlâmes de fleurs,

de ses cours pour être poète,

et que ce serait in malheur

si elle portait des lunettes.


C’est bien de connaître une pépée

qui a tant d’yeux en trop,

mais on est vraiment tout trempé

quand elle fond en sanglots.

 

 

Tim Burton, l'Enfant Huître, conte

The Girl with Many Eyes

 

One day in the park

I had quite a surprise.

   I met a girl

Who had many eyes.


She was really quite pretty

(and also quite shocking !)

   and I notice she had a mouth,

so we ended up talking.


We talked about flowers,

   and her poetry class,

and the problems she’d have

   if she ever wore glasses.


It’s great to know a girl

who has so many eyes,

   but you really get wet

when she breaks down and cries.

 

Tim Burton, La triste fin du petit Enfant Huître et autres histoires, traduit de l’américain par René Belletto, édition bilingue illustrée par Tim Burton, U . G . E . Poche, éditions 10/18, 1998.

 

19/08/2011

Robert Pinget, Quelqu'un

 

   

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   Il était là ce papier, sur la table, à côté du pot, il n’a pas pu s’envoler. Est-ce qu’elle a fait de l’ordre ? Est-ce qu’elle l’a mis avec les autres ? J’ai tout regardé, j’ai tout trié, j’ai perdu toute ma matinée, impossible de le trouver. C’est agaçant, agaçant. Je lui dis depuis des années de ne pas toucher à cette table. Ça dure deux jours et le troisième elle recommence, je ne retrouve plus rien. Il paraît que c’est partout la même chose, dans toutes les maisons, dans tous les ménages. Alors il faudrait supprimer les bonnes ou les femmes. Moi je m’en passerais. J’ai mes petites affaires, mon petit travail, je peux me passer de tout le monde, je peux vivre seul. La bouffe ce n’est pas compliqué et le reste ça n’existe pas. Il n’y a que le travail qui compte. C’est vrai ça, se laisser emmerder toutes sa vie par des personnes qui mettent en ordre vos papiers. Il aurait fallu que je m’arrange autrement mais voilà, on est embringué dans l’existence, on ne sait pas seulement comment. Je n’ai pas l’intention d’en parler de mon existence mais probable qu’il va falloir. C’est d’un inintérêt, d’un plat. À se demander si c’est vrai, à se demander si on peut vivre comme ça. À croire qu’on ne choisit pas. Moi il y a longtemps que je le sais qu’on ne choisit pas mais il y a des gens pour vous dire que si, qu’on est responsable, qu’on est libre, un tas de foutaises. Et ils vous développent des arguments, ils vous prouvent par A plus B, ils vous mettent au pied du mur. Moi j’y suis tout le temps. Ils me coincent chaque fois. Alors pour développer mes arguments à moi c’est vite fait, je n’en ai pas. J’essaie de partir sur un raisonnement, de finasser, de faire croire que je sais des choses, que j’ai une expérience. Je parle du malheur, des tuiles, des machins qui vous bloquent, qui vous coupent l’herbe sous le pied. J’essaie de donner une forme à ce que je dis, j’ai des références toutes fausses, je confonds les penseurs, les mystiques, et tout de suite on se rend compte que je radote, que je n’ai aucune culture, rien, sauf de la prétention. Et c’est justement l’erreur, je n’ai aucune prétention, c’est eux qui m’y forcent. Ce n’est pas une fois, c’est mille fois qu’ils m’ont foutu dans cette situation. On ne devrait pas se laisser prendre, on devrait envoyer tout dinguer et se retirer à la campagne mais on se dit tout le temps que ce n’est pas encore le moment, qu’on a besoin des autres, qu’il faut bien vivre en société, un tas de mignardises qui peuvent nous coincer définitivement. Et qui nous coincent.

 

Robert Pinget, Quelqu’un, éditions de Minuit, 1965, p. 7-8.

18/08/2011

Saint-John Perse, Éloges

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                                   XIII

 

La tête de poisson ricane

entre les pis du chat crevé qui gonfle — vert ou mauve ? —

Le poil, couleur d’écaille, est misérable, colle,

comme la mèche que suce une très vieille petite fille osseuse, aux   mains blanches de lèpre.

La chienne rose traîne, à la barbe du pauvre, toute une viande mamelles. Et la marchande de bonbons

se bat

contre les guêpes dont le vol est pareil aux morsures du jour sur le dos de la mer. Un enfant voit cela,

si beau

qu’il ne peut plus fermer ses doigts… Mais le coco que l’on a bu et lancé là, tête aveugle qui danse affranchie de l’épaule,

détourne du dalot

la splendeur des eaux pourpres lamées de graisses et d’urines, où trame le savon comme de la toile d’araignée.

                                                   *

Sur la chaussée de cornaline, une fille vêtue comme un roi de Lydie.

 

Saint-John Perse, Éloges, dans Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1972, p. 45.

17/08/2011

Christian Prigent, Suite Diderot

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(Pour un souper fin)

 

Ah, ces orages domestiques (« vie de mer ») !

Demain 84 gouttes et adieu + un tube (et

Adieu vacheries des planchers !) : si amer

Est ce ressassement d’ébats chiffonniers


Le jour — Madame allons aux volières de la nuit

Huiler nos viandes dans ces spas grand chic pur

Beurre (www.gayfriendly.com) : là fur

Tivement gouttent vos secrets vos pipis.


Puis carpaccio de cheval et la garbure

De coq de luxe et l’épure (titubant / pas

Tombant) de vos chaloupés chous (Gradiva !)

Parmi ces si incorrectes nourritures.

 

Christian Prigent, Suite Diderot, illustré par Detlef Baltrock, ficelle n° 103,

Atelier Rougier. V., "Les Forettes", 61380 Soligny le Trappe.

 

 

14/08/2011

Jean Genet, Le condamné à mort

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                Le condamné à mort

 

[…]

 

Sur mon cou sans armure et sans haine, mon cou

 

Que ma main plus légère et grave qu’une veuve

 

Effleure sous mon col, sans que ton cœur s’émeuve,

 

Laisse tes dents poser ton sourire de loup.

 

 

O viens mon beau soleil, ô viens ma nuit d’Espagne,

 

Arrive dans mes yeux qui seront morts demain.

 

Arrive, ouvre ma porte, apporte-moi ta main.

 

Mène-moi loin d’ici battre notre campagne.

 


Le ciel peut s’éveiller, les étoiles fleurir,

 

Ni des fleurs soupirer, et des prés l’herbe noire

 

Accueillir la rosée où le matin va boire,

 

Le clocher peut sonner : moi seul je vais mourir.

 


O viens mon ciel de rose, ô ma corbeille blonde !

 

Visite dans sa nuit ton condamné à mort.

 

Arrache-toi la chair, tue, escalade, mords,

 

Mais viens ! Pose ta joue contre ma tête ronde.

 


Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour.

 

Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes.

 

On peut se demander pourquoi les Cours condamnent

 

Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour.

 


Amour viens sur ma bouche ! Amour ouvre tes portes !

 

Traverse les couloirs, descends, marche léger,

 

Vole dans l’escalier plus souple qu’un berger,

 

Plus soutenu par l’air qu’un vol de feuilles mortes.

 


O traverse les murs , s’il le faut marche au bord

 

Des toits, des océans ; couvre-toi de lumière,

 

Use de la menace, use de la prière,

 

Mais viens, ô ma frégate, une heure avant ma mort.

 

[…]

 

 

Jean Genet, Le condamné à mort [1945]suivi de poèmes, L’enfant criminel [1948], Le funambule [1955], Marc Barbezat – L’Arbalète, 1966, p. 18-19.

 

12/08/2011

Aragon, Le paradis terrestre

Louis Aragon, Le paradis terrestre, La grande gaîté

             Le paradis terrestre

 

Le collectionneur de bouteilles à lait

Descend chaque jour à la cave

Il halète à la

Onzième marche de l’escalier

Et tandis qu’il disparaît dans l’entonnoir noir

Son imagination se monte se monte

Kirikiki ah la voilà

La folie avec ses tempêtes

Tonneaux tonneaux les belles bouteilles

Elles sont blanches comme les seins vous savez

Vers la gorge

Où le couteau aime les très jeunes filles

Il y a des hommes dans les restaurants

Et dans les pâtisseries

Ils regardent les consommatrices et leurs repas

Froidit Leur chocolat

Ils aiment les voir prendre un sorbet

Ça c’est pour eux comme pour d’autres

La forêt féérique où les apparitions du soir

Se jouent et chantent

Mais quand par surcroît de délices une voilette

Sur la crème ou la glace met son château de transparence

On peut voir soudainement pâlir et rougir

Le spectateur aux dents serrées

 

Des exemples comme ceux-là la rue en

Est pleine

Les cafés les autobus

Le monde est heureux voyez-vous

 

 

Louis Aragon, La Grande Gaîté [1929], dans Œuvres poétiques complètes, tome I, préface de Jean Ristat, édition publiée sous la direction d’Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 435.

 

 

 

 

 

 

10/08/2011

Christiane Veschambre, Fente de l'amour

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au chemin creux

glaise et pierres

demeure

ma demeurée

 

m’attend

— pas moi

mais celle que la mort lavera

 

l’amour cherche

une chambre en nous

déambule dans nos appartements meublés

parfois

se fait notre hôte

dans la pièce insoupçonnée mise à jour par le rêve

creuse

entre glaise et pierres

                  un espace pour mon amour

 

 

n’ai que lui

pour osciller

        comme la tige à l’avant de l’aube

au respir de l’amour

— la vaste bête

qui tient contre elle

embrassée

        la demeurée du chemin creux

 

Christiane Veschambre, Fente de l’amour, illustrations de Madlen Herrström ; Odile Fix (Bélinay, 15430 Paulhac), 2011, n.p.

   

08/08/2011

Cédric Demangeot, Éléplégie

 

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                      Un raté dans l’étang

 

                  I

 

                   Aujourd’hui j’ai

vu le grand arbre sur la place

amputé de moitié.

Pas un passant


n’avoue qu’il sait.

Donc je suis

l’idiot du village.

Et la face que j’ai


dans le lac vertical

ne me connaît pas :

nul ne m’a


appris la soif (si dangereuse

aux bêtes la nuit) ni à me

connaître au fond de mon


verre bouché d’eau noire.

 

II

Elle est loin

la maison

de l’idiot

  loin dans l’impasse. On


s’y rend rarement. L’idiot, lui,

sort tous les jours

de sa maison — va

au village voir. La fragilité


des fenêtres au moindre souffle (entre

autres formes brisées) : voir

les gens propriétaires de leurs jambes


  leur vitesse et comme ils font

mal le droit — mal l’amour — comme

ils font. Puis l’idiot s’en


retourne à la nuit : le voici qui vient.

[...]

 Cédric Demangeot, Éléplégie, Atelier La Feugraie, 2007, p. 9-10.

07/08/2011

James Sacré, Portrait du père en travers du temps

 

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Me promenant dans Pertuis

Je pense à mon père sans trop imaginer

Aucun de ses gestes ni même son visage

Les rues de la vieille ville s’en vont

Sans qu’on sache trop où,

Mais ça n’est jamais si loin, jusqu’à

Par exemple un lavoir ou telle petite place de l’Ange

Avec une belle fontaine vivante et d’anciennes façades

Maisons du seizième siècle, naguère (on le voit sur une photo)

Un grand orme poussait là, tout frôlant sans doute

Les murs proches des maisons…

On s’en revient toujours à une place un peu centrale

Et qui semble tenir dans sa main toutes ces rues lâchées, mais

pas trop, autour d'elle

y voit beaucoup de vieux Maghrébins

Qui prennent le premier soleil du matin

Et c’est peut-être pour cela que j’ai pensé à mon père

À cause de leurs visages qui ont été mélangés à du temps, à du

travail longtemps

Et qui sont là maintenant quasiment sans bouger

Entre de la campagne en allée

Et quelque chose aussi de parti

Dans cette vieille ville de Pertuis.

(9 mars 2004)

 

Ton visage si fortement

Entre le faux et le vrai, des colères,

La solitude et ce mélange

De plaisir et de distance gênée

Avec les autres, et les choses du monde.

Le visage vivant de mon père.

À quoi penser maintenant qu’il est

Des matières pourries qui ont séché ?

Il me reste de son corps

La couperose des joues, l’œil

Comme une question dure,

Son allure à la fin mal balancée.

Ça me reste où ça ? Et quelle importance ?

(21 juin 2005)

 

James Sacré, Portrait du père en travers du temps, Lithographies de Djamel Meskache, La Dragonne, 2009, p. 33 et 43.

©Photo Tristan Hordé

06/08/2011

Apollinaire, Les fenêtres (Calligrammes)

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                                       Marie Laurencin (Apollinaire au centre, Picasso à gauche) 

 

 

                                 Les fenêtres

 

Du rouge au vert tout le jaune se meurt

Quand chantent les arts dans les forêts natales

Abatis de pihis

Il y a un poème à faire sur l’oiseau qui n’a qu’une aile

Nous l’enverrons en message téléphonique

Traumatisme géant

Il fait couler les yeux

Voilà une jolie jeune fille parmi les jeunes Turinaises

Le pauvre jeune homme se mouchait dans sa cravate blanche

Tu soulèveras le rideau

Et maintenant voilà que s’ouvre la fenêtre

Araignées quand les mains tissaient la lumière

Beauté pâleur insondables violets

Nous tenterons en vain de prendre du repos

On commence à minuit

Quand on a le temps on a la liberté

Bigorneaux Lotte multiples Soleils et l’Oursin du couchant

Une vieille paire de chaussures jaunes devant la fenêtre

Tours

Les Tours ce sont les rues

Puits

Arbres creux qui abritent les Câpresses vagabondes

Les Chabins chantent des airs à mourir

Aux Chabines marronnes

Et l’oie oua-oua trompette au nord

Où les chasseurs de ratons

Raclent les pelleteries

Étincelant diamant

Vancouver

Où le train blanc de neige et de feux nocturnes fuit l’hiver

O Paris

Du rouge au vert tout le jaune se meurt

Paris Vancouver Hyères Maintenon New York et les Antilles

La fenêtre s’ouvre comme une orange

Le beau fruit de la lumière

 

Apollinaire, Ondes, dans Calligrammes [1918], dans Œuvres poétiques, édition de Marcel Adéma et Michel Décaudin, avant-propos d’André Billy, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 168-169.

04/08/2011

Peter Huchel, Jours comptés (traduction M. Jacob & A. Villani)

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                  Macbeth

 

Avec les sorcières j’ai parlé,

en quelle langue,

je ne sais plus.


Arrachées,

les portes du ciel,

laissé libre, l’esprit,

l’engeance de la lande

dans le tourbillon du vent.


En bord de mer

les orteils sales de la neige,

quelqu’un attend là,

les mains à vif.

J’aurais préféré que ma mère

m’eût étouffé.


Des écuries du vent

il surgira,

là où les vieilles femmes

hachent le foin.


Méfiance ! Mon heaume,

je le suspends

à la charpente de la nuit.

 

 

                  Macbeth

 

Mit Hexen redete ich,

in welcher Sprache,

ich weiß es nicht mehr.


Aufgesprengt

die Tore des Himmels,

freigelassen der Geist,

in Windwirbeln

das Gelichter der Heide.


Am Meer

die schmutzigen Zehen des Schnees,

hier wartet einer

mit Händen ohne Haut.

Ich wollt, meine Mutter

hätt mich erstickt.


Aus den Ställen des Winds

wird er kommen,

wo die alten Frauen

das Futter häckseln.


Argwohn mein Helm,

ich häng ihn

ins Gebälk der Nacht.

 

 

                  Pas de réponse

 

Sur la cime noyée de brouillard,

sur le chêne

la corneille se pose.

La poutre aux chats est déserte.

 

Ombres

de sarments secs

au plafond de la chambre.

Signes

qu’un mandarin

a tracés de sa main.

 

L’alphabet

que tu possèdes

ne suffit pas

pour souffler réponse

à l’écriture sans défense.

 

              Keine Antwort

 

Aufs schwimmende Nebelhaupt

der Eiche

setzt sich die Krähe.

Der Katzenbalken ist leer.

 

Schatten von dürrem

Weingerank

an der Zimmerdecke.

Zeichen,

von eines Mandarinen Hand

geschrieben.

 

Das Alphabet,

das du besitzt,

reicht nicht aus,

Antwort zu geben

der wehrlosen Schrift.

 

Peter Huchel, Jours comptés, [Gezählte Tage, 1972], traduit de l’allemand par Maryse Jacob et Arnaud Villani, Atelier La Feugraie, 2011, p. 76-77 et 96-97.

 

 

02/08/2011

Charles Cros, Banalité

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              Banalité

 

L’océan d’argent couvre tout

Avec sa marée incrustante.

Nous avons rêvé jusqu’au bout

Le legs d’un oncle ou d’une tante.

 

Rien ne vient. Notre cerveau bout

Dans l’idéal, feu qui nous tente,

Et nous mourons. Restent debout

Ceux qui font le cours de la rente.

 

Étouffé sous les lourds métaux

Qui brûlèrent toute espérance,

Mon cœur fait un bruit de marteaux.

 

L’or, l’argent, rois d’indifférence

Fondus, puis froids, ont recouvert

Les muguets et le gazon vert.

 

Charles Cros, Douleurs et colères, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, édition établie par Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 198. 

31/07/2011

Georges Lambrichs, Mégéries

imgres-4.jpeg   Ce qui va suivre commence ou finit une histoire vraie, comme la braise refroidit. Partant de ce qu’il faut considérer comme connu pour continuer de vivre sans illusions, j’avance en tâtonnant vers ce lieu sûr que fréquentent habituellement ceux qui ne s’aperçoivent qu’après coup qu’il s’est passé quelque chose sur laquelle il n’est plus temps de s’interroger. Lieu sûr et redoutable comme un passage réservé à ce qui n’est pas destiné à l’oubli, bien que cela relève en général de l’inaperçu comme la couleur des yeux ou le sourire intérieur. À ce prix, l’on peut rendre à la parole son usage comme il arrive à d’autre silencieusement de rendre l’âme (à qui ?) considérant qu’on a été bien joué et qu’il s’agit maintenant d’achever en connaissance de cause le spectacle auquel on a participé dans l’ignorance. Il suffit alors de faire un signe de connivence au très haut machiniste voyeur pour qu’il fasse tomber sur le soir tragique ce rideau de larmes qui permet de découvrir à nouveau le déjà vu. Maintenant que je sais ce que je veux faire, sans pour l’avoir autant décidé, je redoute d’y parvenir. Dans quel état en effet, serais-je après s’il m’arrive de me retrouver ?

 

Georges Lambrichs, Mégéries, Gallimard, 1974, p. 11-13.

29/07/2011

Malcolm Lowry, Pas de compagnie... (traduction Jean Follain)

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                         Pas de compagnie hormis la peur

 

Comment tout a-t-il donc commencé

et pourquoi suis-je ici à l’arc d’un bar à peinture brune craquelée

de la papaya, du mescal, de l’Hennessy, de la bière

deux crachoirs gluants

pas de compagnie sauf celle de la peur

peur de la lumière du printemps

de la complainte des oiseaux et des autobus

fuyant vers des lieux lointains

et des étudiants qui s’en vont aux courses

des filles qui gambadent les visages au vent,

peur même de la source jaillissante.

Toutes les fleurs au soleil me semblent ennemies

ces heures sont-elles donc mortes ?

 

Malcolm Lowry, traduction de Jean Follain, dans Les Lettres Nouvelles, n° spécial, mai-juin 1974, "Malcom Lowry", p. 229.

28/07/2011

Edgar Allan Poe, Un rêve (A dream), traduction de Mallarmé

 

 

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                               Un rêve

 

En des visions de la sombre nuit, j’ai bien rêvé de joie défunte, — mais voici qu’un rêve, tout éveillé, de joie et de lumière m’a laissé le cœur brisé.

 

Ah ! qu’est-ce qui n’est pas un rêve le jour, pour celui dont les yeux portent sur les choses d’alentour un éclat retourné au passé ?

 

Ce rêve béni, ce rêve béni, pendant que le monde entier grondait, m’a réjoui comme un rayon cher guidant un esprit solitaire.

 

Oui, quoique cette lumière, dans l’orage et la nuit, tremblât comme de loin ; que pouvait-il y avoir, brillant avec plus de pureté, sous l’astre du jour de Vérité !

 

Les poèmes d’Edgar Poe, traduits par Stéphane Mallarmé, Gallimard, 1928, p. 133.

 

 

A dream

 

In visions of the dark night

       I have dreamed of joy departed—

But a waking dream of life and light

       Hath left me broken-hearted.

 

Ah! what is not a dream by day

       To him whose eyes are cast

On things around him with a ray

       Turned back upon the past?

 

That holy dream—that holy dream,

       While all the world were chiding,

Hath cheered me as a lovely beam

       A lonely spirit guiding.

 

What though that light, thro' storm and night,

       So trembled from afar—

What could there be more purely bright

   In Truth's day-star?

 

Collected Tales end Poems of Edgar Allan Poe, Ramdon House, 1994.