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29/11/2011

François Rannou, là-contre

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      l'exactitude ne se plante qu'à la frontière

 

est-ce une terre promise : la précision peut-elle nous enseigner la vérité ? quelle vérité ?

 

ne vaut pas plus qu'une mouche (bombine la poésie sur la vitre lisse de nos mots-mots-mots) c'est sa valeur ajoutée : le charme du chat se dissout promet de nous montrer l'énigme à nu sur les étals

 

terre d'ailleurs dont la géographie n'a trace (cartes fluctuantes) que lorsque la paume qu'on ouvre montre le revers des paroles intraduisibles

précision des couleurs (vert, jaune) que distingue quelle légende

 

à quelle image impossible se raccrocher ?

 

sa précipitation noircit la bouche

 

j'ai tort de vouloir ?

 

l'appel : ô mémoire bousculée

rameutée

 

mais la justesse c'est sans appui savoir laisser venir à soi les références à mesure qui se perdent

 

en transit sans papiers c'est-à-dire croulant sous les fauxvrais récits les paysages dits les guerres avenues, les solitudes

 

(la main sur la tête l'autre dont l'index pointe la ligne de séparation)

 

noircit la bouche : personne à qui s'adresse notre requête (on est dans la zone, oui, nous, celle de la simple vérité qui a cours impératif après contrôle) qu'on loue (à taux variable selon le fret) et qui condamne (cela dépend des pays mais ceux traversés, oui, ceux-là)

[...]

 

François Rannou, là-contre, éditions le cormier, 2008, np.

28/11/2011

Sappho, fragment 31

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Mes yeux sont éblouis : il goûte le bonheur des dieux

cet homme qui, devant toi,

prend place, tout près de toi, captivé,

la douceur de ta voix

et le désir d'aimer qui passe dans ton rire. Ah ! c'est bien pour cela,

un spasme étreint mon cœur dans ma poitrine.

Car si je te regarde, même un instant, je ne puis

plus parler,

mais d'abord ma langue est brisée, voici qu'un feu

subtil, soudain, a couru en frissons sous ma peau.

Mes yeux ne me laissent plus voir, un sifflement

tournoie dans mes oreilles.

Une sueur glacée ruisselle sur mon corps, et je tremble,

tout entière possédée, et je suis

plus verte que l'herbe. D'une morte j'ai presque

l'apparence.

Mais il faut tout risquer...

 

Sappho, fragment 31, dans Yves Battistini, Lyra erotica, VIe siècle de notre ère, IXe siècle avant Jésus-Christ, Imprimerie nationale éditions, 1992, p. 263-264.

27/11/2011

Michel Leiris, Le Ruban au cou d'Olympia

Michel Leiris, le Ruban au cou d'Olympia, jeu de mots

À main droite

ma manie de manipuler,

démantibuler,

désaxer et malaxer les mots,

pour moi mamelles immémoriales,

que je tète en ahanant.

Murmure barbare, en ma Babel,

tu me tiens saoul sous ta tutelle

et, bavard balourd, je balbutie.

À main gauche, mes machins,

mes zinzins,

mes zizanies,

les soucis (chichis et chinoiseries) qui me cherchent noise,

mes singeries, momeries et moraleries.

Ô gagâchis qu'agacé j'ai sagacement jaugé et tout de go gommé,

jugeant superfétatoirement enquiquinant son chuchotis ?

Au milieu

le mal mou qui me moud,

me mord,

me lime, m'annule,

m'humilie

et que, miel amer, je mettrais méli-mélo à mille lieues mijoter,

mariner,

macérer.

N'a-t-il dit que ce monde dément demande un démenti,

le démon qui m'enmantèle, m'enmêle et me démantèle.

 

 

 

 Qu'est-ce que, pratiquement, je poursuis ?

   — La combinaison de mots, phrases, séquences, etc., que je suis seul à pouvoir bricoler et qui — dans ma vie pareille, comme toute autre, à une île où les conditions d'existence ne cessent d'empirer — serait mon vade-mecum de naufragé, me tenant lieu de tout ce qui permet à Robinson de subsister : caisse d'outils, Bible, voire Vendredi (si je dois finir dans une solitude à laquelle je n'aurai pas le cœur d'apporter le catégorique remède).

   ... Ou plutôt ce qui me fascine, c'est moins le résultat, et le secours qu'en principe j'en attends, que ce bricolage même dont le but affiché n'est tout compte fait qu'un prétexte. Au point exact où les choses en sont au-dedans comme au dehors de moi, quoi d'autre que ce hobby pourrait m'empêcher de devenir un Robinson qui, travaux nourriciers expédiés, ne ferait plus que se glisser vers le sommeil, sans même regarder la mer ?

 

Michel Leiris, Le Ruban au cou d'Olympia, Gallimard, 1981, p. 176-177 et 195.

26/11/2011

Pierre Dhainaut, Plus loin dans l'inachevé – Vocation de l'esquisse



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Oiseaux d'ici

 

Rieuses, dit-on, de ces mouettes

tête noire et bec rouge,

d'autant plus blanches

lorsque les ailes se déploient

sur la digue, sur le port,

sans trêve, le vent,

le vent est favorable

à la véhémence

de la trajectoire, à l'acuité

du cri : elles gravissent l'air,

elles s'y précipitent, là même

où nous ne voyons rien,

quelle était

leur victime ? cette clameur

de vagues qui s'abattent

nous rattrape, nous blesse

jusque dans les rêves.

 

Pierre Dhainaut, Plus loin dans l'inachevé, Arfuyen, 2010, p. 49.

 

Viatique pour l'hiver

 

L'espace, comme à l'entrée d'une terre sans arbres

ou sur les pentes d'un ravin, abrupt,

au carrefour des rues, ce n'est qu'un spectacle,

quelle est notre place, ici, ici et donc ailleurs ?

 

On s'arrête, on recule, on se résigne,

l'épaule s'y refuse, à la lisière qui chancelle

on reste à recevoir les souffles,

à les interpréter : ils disent « vigilance ».

 

« rien d'inaccessible », disent-ils encore. Qu'une voix

les regroupe, elle appartient à l'air

dont elle prend le relais pour le rendre,

 

et pour elle, avec elle, on accomplit

un premier pas toujours par temps de gel sonore,

l'espace clairvoyant sera notre hôte.

 

Pierre Dhainaut, Vocation de l'esquisse, encres d'Isabelle Raviolo,

La dame d'Onze heures, 2011, p. 41.

25/11/2011

Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue

 

imgres.jpegQu'un mot puisse être perdu, cela veut dire : la langue n'est pas nous-mêmes. Que la langue en nous est acquise, cela veut dire : nous pouvons connaître son abandon. Que nous puissions être sujets à son abandon, cela veut dire que le tout du langage peut refluer sur le bout de la langue. Cela veut dire que nous pouvons rejoindre l'étable ou la jungle ou l'avant-enfance ou la mort.

 

En jouant sur le mot qui se tient sur le bout de la langue, je ne joue pas sur les mots. Je ne tire pas par les cheveux de cette femme la tête érigée en l'air, étendant le bras dans un suspens comparable aux gestes des patriciennes effrayées devant le phallus voilé de la Villa des Mystères. La non-domination du souvenir d'un nom néanmoins connu ou d'une idée qu'on ressent en l'absence de ses signes — qu'on ne ressent pas vraiment mais qui brûle : «Je brûle ! Je brûle ! » — est la non-domination de soi et est l'ombre portée de la mort pour peu qu'on ne remette pas la main sur le mot qui fuit. C'est cette main dans le silence. C'est cette prédation silencieuse. Écrire, trouver le mot, c'est éjaculer soudain. Ce sont cette rétention, cette contention, cette arrivée soudaine.

C'est approcher non par le feu — « Je brûle ! » — mais le foyer central où le feu prend sa flamme.

Le poème est ce jouir. Le poème est le nom trouvé. Le faire-corps avec la langue est le poème. Pour procurer une définition précise du poème, il faut peut-être convenir de dire simplement : le poème est l'exact opposé du nom sur le bout de la langue.

 

Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue, P. O. L, 1993, p. 60, 76-77.

24/11/2011

Pierre Silvain & Jean-Claude Pirotte, Les chiens du vent

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Sous la poussière il retrouve

L'ardoise d'enfance fêlée

Avec les griffures intactes

Proclamant sa détresse d'être

Celui qui toujours demeure

Au seuil du monde déchiffrable

Dans l'attente d'une aveuglante

Révélation ou d'un anéantissement

Rien n'a changé

Tout continue de se refuser

Là derrière

              

 

Lueur tremblante et louche

Au fond de la nuit d'encre

C'est la fenêtre du logis

De l'ogre perdu dans les bois

Vers quoi conduisant la fratrie

Résolu même sans

Les cailloux en poche

Poucet avance

 

Pierre Silvain, Les chiens du vent, encres et pastels de Jean-Claude Pirotte, Cadex éditions, 2002, p. 62, 40.

22/11/2011

Yosa Buson, Haïku (traduction Joan Titus-Carmel)

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Buson : Paysage 


    La pauvreté

m'a saisi à l'improviste

  ce matin d'automne

 

    Près d'un poirier

je suis venu solitaire

  contempler la lune

 

    Le batelier —

sa perche arrachée des mains

  tempête d'automne

 

    Il brama trois fois

puis on ne l'entendit plus

   le cerf sous la pluie

 

      Une solitude

plus grande que l'an dernier

    fin d'un jour d'automne

 

      Le mont s'assombrit

éteignant le vermillon

des feuilles d'érables

 

Yosa Buson, Haiku, traduits du japonais et

présentés par Joan Titus-Carmel, Orphée/

La Différence, 1990, n.p.

21/11/2011

Édith Azam, Devant la porte, un paillasson : la parole

 

Unknown.jpegDevant la porte, un paillasson : la parole...

 

Nous avons eu jadis, peut-être, la parole.

 

Nous sommes dupes de nous-mêmes, de ce foutu langage qui nous dévisse la bouche, y voyons une forme de supériorité animale qui se résume, au bout du compte, à calfeutrer nos phantasmes les plus, non, les mieux lubriques croyant nous éloigner de la bête mais... nous sommes des brutes, des barbares.

 

Nous nous mentons depuis la langue, depuis cette épine molle et gluante qui nous creuse en quotidien la bouche ce toute la mort qu'on lui a fait.

 

Nous, en permanence, violons de la langue dans une bêtise abjecte qui nous sabote tout le squelette tant est si mal que, à défaut de marcher debout nous : nous rampons du gosier.

 

Nous nous traînons plus bas que taire, persuadés que le langage relèvera un peu les choses mais.., nous ignorons les massacres dont nous sommes les seuls responsables et qui fait le défaut de langue majeur : son mensonge.

 

Nous, à cause de cela, sommes devenus l'imbécile jouet du langage.

 

Nous ne comprenons rien, ne voyons pas le point où la pensée s'em-pute dressant la langue contre nous, et ne faisons rien du langage si ce n'est : le corrompre, le brûler, sans discontinuité altérer ce pour quoi il est fait.

 

Nous ne sommes pas capables — veulerie, sabotages, pleutres, bouffons, narcisses — de faire qu'une parole soit un acte.

 

Nous avons dévoyé la langue, nous l'avons salopée : Nous, massacreurs du langage, nous nous baisons tous d'abord par la bouche, d'abord par la bouche oui : de bouche à bouche, nous nous dévorons de la langue.

[...]

 

Édith Azam, Devant la porte, un paillasson : la parole..., dans Action Poétique, n° 204, juin 2011, p. 69.

20/11/2011

Jacques Prévert, Fatras - Choses et autres

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La fête secrète

 

Au carrefour impossible de l'immobilité

une foule d'objets inertes

ne cesse de remuer de frémir de danser

Et les facteurs du vent

comme ceux de la marée

éparpillent le courrier

Chaque chose sans doute est destinée à quelqu'un

       ou à quelque chose peut-être

La plume de l'oiseau

comme l'écaille de l'huître

la croix de la légion d'honneur

comme l'étoile de mer

ou la patte du crabe et l'ancre du navire

la grenouille de fer vert

et la poupée de son

et le coller du chien

Et dans ce paysage où rien ne semble bouger

sauf la bougie du naufrageur dans la lanterne rouillée

c'est la fête secrète

la fête des objets.

 

Jacques Prévert, Fatras, "Le point du jour", Gallimard, 1966, p. 237.

 

 

Ne rêvez pas

(L'ordinateur)

 

Ne rêvez pas

pointez

grattez vaquez marnez bossez trimez

Ne rêvez pas

l'électronique rêvera pour vous

Ne lisez pas

l'électrolyseur lira pour vous

Ne faites pas l'amour

l'électrocoïtal le fera pour vous

 

Pointez

grattez vaquez marnez bossez trimez

Ne vous reposez pas

le Travail repose sur vous

 

Jacques Prévet, Choses et autres, "Le point du jour",

Gallimard, 1972, p. 234.

 

 

 

19/11/2011

Bernard Noël, Sur un pli du temps

Pour l'anniversaire de Bernard Noël

 

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Toujours le plus

aura manqué

la langue a touché

trop d'ombre

trop compté

les lettres du nom

une fois

cent fois

mille fois

les mains

ont rebâti

la statue des larmes

mot

tombé

d'un mot

l'être

a roussi

dans le souffle

quelle fin

la bouche

troue

un visage

l'ombre

gouverne

sous les yeux

une pierre

pousse

entre nous

 

toujours en pays nain

la métamorphose

aura manqué

un gué

pour passer la salive

vers le tu

poussière

de sucre

dans la pluie

l'aile y bat

vainement

on s'est vêtu

de presque

de encore

on a dit

viens

le mot cœur

battait

de ne pas

battre

on touchait

le masque

pour le sang

la trace

de l'haleine

le pli

de la paupière

décousu

[...]

 

Bernard Noël, Sur un pli tu temps, dans La Chute des temps,

Poésie/Gallimard, 1993, p. 225-227.

18/11/2011

Giorgo Manganelli, Centuries, cent petits romans-fleuves

                                              Trente neuf

 

imgres.jpeg   Rapide, une ombre court le long des barbelés, à travers les tranchées, près des silhouettes des armes qui se découpent dans la nuit : le messager est pris d'une grande hâte, une furie heureuse le guide, une impatience sans répit. Il porte un pli qu'il doit remettre à l'officier responsable de la place forte, lieu de morts nombreuses et de quantité de clameurs, de lamentations, d'imprécations. Le messager agile traverse les grands méats de la longue guerre. Ça y est, il a rejoint le commandant : un homme taciturne, attentif aux bruits nocturnes, aux fracas lointains, aux éclairs rapides et insaisissables. Le messager salue, le commandant — un homme d'un certain âge déjà, au visage rugueux — déplie le message, l'ouvre et lit. Ses yeux relisent, attentifs. « Qu'est-ce que ça veut dire ?» demande-t-il curieusement au messager, étant donné que le texte de la dépêche est écrit noir sur blanc, et que clairs et communs sont les mots employés. « La guerre est finie, mon commandant », confirme le messager. Il consulte sa montre : « Elle est finie depuis trois minutes.» Le commandant relève la tête, et c'est avec une infinie stupeur que le messager aperçoit sur ce visage quelque chose d'incompréhensible : une impression d'horreur, d'effroi, de fureur. Le commandant tremble, il tremble de colère, de rancœur, de désespoir.  

« Fiche-moi le camp, charogne !» ordonne-t-il au messager ; celui-ci ne comprend pas, le commandant se lève et, de la main, il le frappe au visage. « Décampe ou je te tue ! » Le messager s'enfuit les yeux pleins de larmes, d'angoisse, comme si l'effroi du commandant s'était emparé de lui. Donc, pense le commandant, la guerre est finie. On en revient à la mort naturelle. Les lumières vont s'allumer. Il entend des voix lui parvenir des positions ennemies ; on crie, on pleure, on chante. Quelqu'un allume une lanterne. Partout la guerre est finie, il ne subsiste aucune trace de guerre, les armes précises et rouillées sont définitivement inutiles. Combien de fois l'ont-ils pris en mire pour le tuer, ces hommes qui chantent. Combien d'hommes a-t-il tué et fait tuer dans la légitimité de la guerre ? Car la guerre légitime la mort violente. Mais à présent ? Le visage du commandant est inondé de larmes. Ce n'est pas possible : il faut que l'on comprenne immédiatement, une fois pour toutes que la guerre ne peut pas finir. Lentement, péniblement, il soulève son arme et vise les hommes qui chantent, là-bas, qui rient et s'embrassent, les ennemis pacifiés. Aucune hésitation, il commence à tirer.


Giorgio Manganelli, Centurie, cent petits romans-fleuves, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para, prologue de Italo Calvino, éditions W, 1985, p. 89-90.

 

 

 


17/11/2011

Pierre-Yves Soucy, Traques

Pierre-Yves Soucy, Traques, Fragments de veilles, il particolare


Que prise          qui ne soit pas ruse

                mais

veille      au travers     et traquée

dès que l'œil          témoin de cécité

                               prévient du monde

 

chaque séquence s'attache

                 à l'incidence des événements

                 et la lisière des ombres

                                                  sépare

 

que              sans baisser les yeux

au milieu        du réel         vulnérables

 

nous sommes en chemin

rompus aux ferments de l'opacité

       à tenir nulle part ailleurs

                                          qu'aux limites

et cherchons à tendre

                        le nerf de l'étau

                                    pour le rompre...

                          *

... qu'à l'état singulier     de la tranche

de toute pause

se découpe l'ombre

                  au défaut de chaque jour

 

ce qui attend

exaspère le désarroi

              jusqu'au bleu du ciel

 

jusqu'au fil des dalles     le pari

                             que l'on abandonne

que la durée dresse          et arrime

à l'éclat aveuglant de chaque façade

et que du sol       imaginons l'écoute

                       échouant dans la poitrine

 

lorsque le cercle des corps

           à l'instant disparaît

et disparaissent

                      les semences séparées..

 

Pierre-Yves Soucy, Traques, extraits de Fragments de veilles, dans le revue

il particolare, "Pierre-Yves Soucy", n° 23, 2010-2011, p. 134-135.

16/11/2011

Pierre Chappuis, Muettes émergences, proses

 

                                        De près comme de loin

 

1219459494.jpeg   [...] Air vif, sur les hauts rejoints ce matin. Respiration élargie aux dimensions de l'espace. Allégresse et appréhension intimes — promesses, les fausses promesses de l'écriture —, comme qui se retrouverait dans un territoire sien. Déambulations par des sentes à peine marquées qui mènent d'un pâturage à l'autre à la faveur d'étroits passages quand il ne faut pas, ces murets doublés d'une clôture de barbelés, les enjamber au risque de tomber sur une pierre branlante.

 

   Aujourd'hui laissés par endroits à l'abandon, à demi écroulés, furent, ancestraux, élaborés, entretenus, périodiquement relevés. Autochtones absolument. Humble consécration de l'ici dans sa modestie de tous les jours. Auront de tous temps été faits de pierres arrachées au sol où la roche, à nu, sort de terre (ces affleurements, muettes émergences) et, patience et lenteur, disposées avec soin : parfois, lorsque rétives à toutes mise en rang, entassées grossièrement.

 

   Mon passé couturé au jour le jour, pluriel et uniforme. Appelé à se ternir. Qui peu à peu s'est ensauvagé. Plus rares se font les fleurs des herbiers de l'enfance qui émaillaient prairies et pâturages, aujourd'hui en voie de disparition ou tant s'en faut (l'effet d'engrais, d'ensemencements nouveaux) comme le thym, la raiponce, l'esparcette et, volontiers voisine du géranium champêtre, celle communément appelée, dans nos régions, le compagnon*.

 

Pierre Chappuis, Muettes émergences, proses, José Cori, 2011, p. 83-84.

* Le compagnon (blanc, rouge), nom assez répandu, est aussi appelé silène (T. H.)


15/11/2011

Giuseppe Conte, L'Océan et l'Enfant

 

Giuseppe Conte, ean-Baptiste Para, L'Océan et l'Enfant


Il y a le verre, le sable et le vide

le vase, l'entonnoir, la jonction

le miroir, la pluie, les dunes

en cônes de velours clivés par l'éclipse

 

Il y a la mer à sec, la grève

le soleil fluet d'un asphodèle

le froissement d'or de tout brocart

l'intime déroute des choses

 

la chute, le long déclin, la naissance

la cime renversée en plaine

et la digue des astres, scintillante

 

clepsydre*, sonnet baroque, structure

du luth et de l'ombre, paraphe de sel

pour quelle mort est ta mesure ? Pour quelle mort ?

(26. XII. 1980, entre 1 heure et 2 heures du matin)

 

C'è il vetro, la sabbia, ed il vuoto

l'ampolla, l'incontro, l'imbuto

le specchio, la pioggia, le dune

e coni di velluto sfaldati dal topo

 

eclisse, c'è il mare prosciugato, il

greto, il flebile sole della plumosa

l'oro gualcito di ogni broccato

l'essere sgominato di una cosa

 

la caduta, il lungo assottigliamento, la

nascita, la vetta ribaltata in pianura

e gli astri, diga di scintillamento

 

clessidra, sonetto barocco, struttura

del liuto e dell'ombra, sigla di sale

per quale morte è la tua misura, per quale morte ?

(26. XII. 1980, tra l'una e le due di notte)

* En italien, clessidra désigne à la fois l'horloge à eau et le sablier. En dépit de son impropriété, le maintien du mot clepsydre en français nous a semblé nécessaire (N.d.T.)

 

Giuseppe Conte, L'Océan et l'Enfant, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para, Arcane 17, 1989, p. 113 et 112.

14/11/2011

Ludovic Janvier, La mer à boire

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                                On voit les chiens

 

On voit les chiens tirant leurs maîtres vers mourir

suivant les voies imprévisibles de l'odeur

             ou les freinant — selon — pour obéir

           aux manigances incalculables du regret

 

Nous marchons retournés comme chez Dante les pleureurs

mais au lieu d'arroser nos fosses avec des larmes

           c'est nos chiens nous qu'on trempe de repentirs

         pendant que les clébards eux compissent le chemin

    où notre temps se ralentit se précipite

 


 

Paris terre promise à tous les rêveurs des gourbis

Leur Chanaan ce soir est dans l'eau sombre

ils ont gémi sous la pluie mains sur la nuque

c'est mains dans le dos qu'on en retrouve ils flottent

enchaînés pour quelques jours à la poussée du fleuve

c'est la pêche miraculeuse ah pour mordre ça mord

on en repêche au pont d'Austerlitz

on en repêche au pont de Bezons la France dort

on repêche une femme canal Saint-Denis

les rats crevés les poissons ventre en l'air les godasses

ne filent plus tout à fait seuls avec les vieux cartons

et les noyés habituels venus donner contre les piles

on peut dire qu'il y a du nouveau sous les ponts

la Seine s'est mise à charrier des Arabes

avec ces éclats de ciel noir dans l'eau frappée de pluie

 

Ludovic Janvier, La mer à boire, Gallimard, 1987, p. 60 et 44.