10/11/2011
Henri Lefebvre, Les Unités perdues
[...] Perdu l'atelier de Guy Levis Mano, 6 rue Huyghens à Paris · Cervantès disait de lui-même qu'il fallait aussi l'admirer pour ce qu'il n'a pas écrit · On ne sait où, ni comment, Baruch de Spinoza apprit à polir les verres optiques ; à la fin de sa vie, le philosophe écrit un Traité de l'iris qu'il jette ensuite au feu, sans doute pour un problème de censure · En 1889, Fernand Drujon publie Essai bibliographique sur la destruction volontaire des livres ou Bibliolytie · Il n'existe aucun ouvrage en français sur l'insurrection ouvrière de l'été 1951 à Berlin Est · Les dix-huit derniers mois de sa vie, le peintre suisse Andréas Walser les dépense à Paris, peignant près de deux cents tableaux ; il meurt en 1930 à vingt-deux ans, les deux tiers de son œuvre ont disparu. · Les manuscrits déchirés par W. B. Yeats pour obtenir les versions «heureuses» de Deirdre et de On Baile's Strand · Out in the World, roman inachevé et non publié de Jane Bowles · Chinese Series, film inachevé de Stan Brakhage · La plupart des œuvres de jeunesse de Nicolas de Staël ont été détruites · Les réponses écrites de Gisèle Prassinos aux lettres de son éditeur Henri Parisot ont été perdues · La Société des Auteurs de Grande-Bretagne publie une enquête menée auprès de neuf cent cinquante-quatre écrivains sur les relations entretenues avec leurs éditeurs ; au premier rang des plaintes : la perte ou le vol des manuscrits · «Est-il mort le secret perdu dans Atlantis ? », question sans réponse posée par les poètes du Grand Jeu · [...]
Henri Lefebvre, Les Unités perdues, Manuella éditions, 2011, p. 82-84.
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09/11/2011
Jude Stéfan, Génitifs
p. de novembre
sa femme au sexe d'araignée
où grimpe une souris elle
crie
elles sautent par la fenêtre
ou le charme le plus doux
/ou les pelletées de neige
ou la brune au coquart/ou
une reine sans gardes
en style journal
par un temps suave, crachoteux,
charmant ou même délicat à la
Tous les saints
Ils se tuent ils s'inclinent sur
les routes les tombes par
deux fois l'an
au bonheur cambrioleur
les morts les pauvres morts les
scrutent d'en bas
Jude Stéfan, Génitifs, Gallimard, 2001, p. 48.
ah crier !
Novembre, rien
sinon le meurtre des animaux à saler
plus d'oiseaux belges qui atterris-
saient ou tourterelles turque la
Terre vomit son vertige en cratères
en séismes en odeurs d'impiété :
ah renversons les présages
abrégeons les mots sans apostrophe
remontons nos âges pour
cueillir de tes jaunes fleurs
à ne plus t'étreindre
de rage fouir quelque Autre
ah crier à la Morte
Jude Stéfan, Désepérance, Déposition, Gallimard, 2006, p. 70.
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08/11/2011
Eugène Savitzkaya & Alain Le Bras, Quatorze cataclysmes
La montagne a bougé. La montagne est en morceaux. La maison, cassée. Sous terre sont les merisiers et leurs brindilles, le mélèze, le feuillage dispersé, le mouton, le mammouth musclé, la bonne mouture de froment, les ordures, les os, les machines sans roues, les quartiers de meule, les faisceaux de paille mouillée, les rayons de miel, le minerai si vif et le manganèse, il n'y a plus de musc, plus de chair molle, rien que de la matière morcelée et du morfil en quantité.
De la montagne effondrée, frappée au cœur, trois coups de maillet sur le toit, le sucre n'est plus en tas, la foudre l'a brûlé, la maison est dans la cave, craie sur le charbon, ciel dans l'eau.
C'était une montagne en roche dure et en poussière, poussière qui recouvre les étangs, luisante et savoureuse, poudre et farine, le grand moulin fonctionnait, le grenier se remplissait, l'osier était blanc, blanches les planches et le lattis. La maison était une cage aérée entourée de roseaux, l'ombre de la montagne filtrait entre les claies.
Eugène Savitzkaya et Alain Le Bras, Quatorze cataclysmes, Le temps qu'il fait, 1985, n. p.
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07/11/2011
Pierre de Marbeuf, Le Miracle d'amour
Sonnet
Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,
Et la mer est amère, et l'amour est amer,
L'on s'abîme en amour aussi bien qu'en la mer,
Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.
Celui qui craint les eaux, qu'il demeure au rivage,
Celui qui craint les maux qu'on souffre pour aimer
Qu'il ne se laisse pas à l'amour enflammer,
Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage.
La mère de l'amour eut la mer pour berceau,
Le feu sort de l'amour, sa mère sort de l'eau,
Mais l'eau contre ce feu ne peut fournir des armes.
Si l'on pouvait éteindre un brasier amoureux,
Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,
Que j'eusse éteint son feu de la mer de mes larmes.
Pierre de Marbeuf, Le Miracle d'amour, Obsidiane, 1983, p. 130.
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06/11/2011
Paul Blackburn, Villes, suivi de Journaux
La proposition
Après qu'elle
s'est plainte des
hommes
pendant une bonne heure
à la mère de sa copine
elle
rendait visite à sa copine
et à la mère de sa copine
à la campagne, son
amie était sortie
chercher le chat
et elle
continuait la ré-
pétitive lamentation que
la mère de sa copine
écoutait patiemment
sans rien dire
jusqu'à ce que (pendant que)
sa fille était sor
tie (chercher
le chat)
et elle dit pour la
centième fois combien vraiment
les hommes étaient
de purs bâtards et est-ce qu'elle croyait
pas (la mère) qu'il
EXISTAIT
d'autres choses in-
téressantes, ou
qu'il était
temps d'essayer quelque chose
de nouveau, la mère
après un long silence
dit : « ça serait
pas vraiment nouveau
pour moi, mais je suis
prête quand tu le seras. »
La copine de
retour (avec le chat)
fut pas qu'un peu sur-
prise quand son amie in-
sista pour rentrer par le dernier bus (elle
devait ABSOLUMENT corriger un
texte). « J'espère que je l'ai
pas offensée, ou rien.»
La mère, après avoir
reconduit la copine au bus,
expliqua
à sa fille, sur
le chemin du retour la plus que
probable raison qui
avait fait fuir
vers la ville son amie
si brutalement
L'OBSCURITÉ EST SUR LE MONDE ET L'AMOUR
est parti ail-
leurs, mon esprit, ganté et épuisé
même le hall est obscur tandis
que je me gerbe sur le lit
Ce n'est pas que
je ne t'aime
pas, ma chérie, nous
sommes tous les deux ailleurs.
Paul Blackburn, Villes suivi de Journaux, traduit par Stéphane Bouquet, Série américaine, José Corti, 2011, p. 128-129, 136.
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05/11/2011
Roger Gilber-Lecomte, Haïkaïs, dans Œuvres complètes II
Haïkaïs
L'aube — Chante l'alouette. —
Le ciel est un miroir d'argent
Qui reflète des violettes.
Le soleil en feu tombe dans la mer ;
des étincelles :
Les étoiles !!
Oh ! la pleine lune sur le cimetière.—
Noirs les ifs — Blanches les tombes —
Mais en dessous ?...
Les yeux du Chat :
Deux lunes jumelles
Dans la nuit.
La nuit. — L'ombre du grand noyer
est une tache d'encre aplatie
au velours bleu du ciel.
Vie d'un instant...
J'ai vu s'éteindre dans la nuit
L'éternité d'une étoile.
La cathédrale dans les brumes :
Un sphinx à deux têtes, accroupi
dans une jungle de rêve.
J'ai vu en songe
Des splendeurs exotiques de soleil
Matin gris. — Le ciel est une chape de plomb.
Morte la Déesse,
dansons en rond !!
Mais, mes rêves aussi sont morts...
Roger Gilbert-Lecomte, Œuvres complètes II, édition établie par Jean Bollery, avant-propos de Pierre Minet, Gallimard, 1977, p. 127-128.
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04/11/2011
Philippe Soupault, Georgia, Épitaphes, Chansons
Frères aveugles
Pensez à tous ceux qui voient
vous tous qui ne voyez pas
où vont-ils se laissez conduire
ceux qui regardent leur bout de nez
par le petit bout d'une lorgnette
Pensez aussi à ceux qui louchent
à ceux qui toujours louchent vers l'or
vers la mer leur pied ou la mort
à ceux qui trébuchent chaque matin
au pied du mur au pied d'un lit
en pensant sans cesse au lendemain
à l'avenir peut-être à la lune au destin
à tout le menu fretin
ce sont ceux qui veillent au grain
Mais ils ne voient pas les étoiles
parce qu'ils ne lèvent pas les yeux
ceux qui croient voir à qui mieux mieux
et qui n'osent pas crier gare
Pensez aux borgnes sans vergogne
qui pleurent d'un œil mélancolique
en se plaignant des moustiques
Pensez à tous ceux qui regardent
en ouvrant des yeux comme des ventres
et qui ne voient pas qu'ils sont laids
qu'ils sont trop gros ou maigrelets
qu'ils sont enfin ce qu'ils sont
Pensez à ceux qui voient la nuit
et qui se battent à coups de cauchemars
contre scrupules et remords
Pensez à ceux qui jours et nuits
voient peut-être la mort en face
Pensez à ceux qui se voient
et savent que c'est la dernière fois
Philippe Soupault, Georgia, Épitaphes, Chansons, préface de Serge Fauchereau, Poésie / Gallimard, 1984, p. 254-255.
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03/11/2011
Bernard Noël, la face du silence, dans Poésie I
au ciel de tête
mon ombre mûre a fait mûrir l'oubli
qui fut moi
cet autre attaché à la roue
ou ce sourire pour mémoire
flottant
laissé
quelqu'un rêve d'une journée durable
vague culminante qui ne retomberait
mais le sang s'arrête à la lisière
et l'idée recule
amer repli
qui préfère la cendre
au diamant immobile
et le seuil aperçu se vitrifie sous l'ongle
tandis que la nuit close se transforme en cri blanc
Bernard Noël, la face du silence [1963-1964], dans Poèmes 1, textes / flammarion, 1983, p. 79.
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Bernard Noël, la face du silence, dans Poésie I
au ciel de tête
mon ombre mûre a fait mûrir l'oubli
qui fut moi
cet autre attaché à la roue
ou ce sourire pour mémoire
flottant
laissé
quelqu'un rêve d'une journée durable
vague culminante qui ne retomberait
mais le sang s'arrête à la lisière
et l'idée recule
amer repli
qui préfère la cendre
au diamant immobile
et le seuil aperçu se vitrifie sous l'ongle
tandis que la nuit close se transforme en cri blanc
Bernard Noël, la face du silence [1963-1964], dans Poèmes 1, textes / flammarion, 1983, p. 79.
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02/11/2011
Jacques Roubaud, Tombeaux de Pétrarque, dans Dors
Tombeaux de Pétrarque
cobla I
Ou le soleil mange les étoiles dans l'aube
ou dans la neige tes cheveux prendront rive
comme les vents aux fleuves liés de glace
si des écueils but amer de ma voile
une lumière de collines entre branches
m'écarte neuf j'aborde au cours d'un bois
contre la lune dans tes bois c'est le soir
pas une fleur que la trame de ces notes
poisse les nuits comme rimes à la mort
cobla II
Poisse des fleurs ou dans le style joyeux
si la forêt d'un seul jour sur la terre
s'éveille force de ces vers qui voient l'air
vibrer des yeux s'emplir d'années-laurier
qu'ainsi la pente (la nuit jette les eaux
à ces vallées soit de pluie soit de brume)
partout légère (c'est le prix de ce lieu
nommé le port mais sans navires) : la vie
la nôtre Temps du ciel gavé de feuilles
Jacques Roubaud, Dors, précédé de Dire la poésie, Gallimard, 1981, p. 109-110.
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01/11/2011
Aragon, Théâtre / Roman
Il y a Marie...
Rien ne vient à sa place dans l'homme, ni les rêves ni sa vie. Si je ferme les yeux, je commence une histoire ou je la reprends. Quelque part, dans la mémoire ou dans l'imagination. La pièce , je me la joue. Peut-être bien seul à la voir. Rien n'est à sa place, rien. Ni l'anecdote ni les années. Ah la chronologie, la chronologie en prend un bon coup. Y mettre de l'ordre. À commencer par le commencement : je suis né en 1926. Je suis un petit meuble d'après l'Exposition des Arts Décoratifs, voilà. Tout de même, quand est-ce donc, par exemple, que j'ai rêvé toute cette affaire dans les bois vers Paris, et ce fichu bordel qui, révérence parlée, surgit les doigts dans le nez. Il n'y a pas d'ordre pour les souvenirs, on y saute à la corde des années... il ne s'agit guère de replacer les faits, j'entends les miens, dans le déroulement des septennats, qui pouvait bien être président de la République quand j'ai perdu ma virginité ? J'essaie plutôt de disposer mon passé suivant le déroulement des femmes, femmes ou pas d'ailleurs, des petites qui sont depuis devenues des femmes, mais pour compter les jours, les années, ce ne serait pas une si mauvaise façon de faire, d'aller de fille en fille. Si on pouvait se souvenir, ne pas en passer. Il n'y a pas, à toutes les époques, la même densité de points de repère. On mêle, on mêle. Par quel bout prendre ma vie, mon théâtre ? Il y a des jours, j'oublie la veille. Pour ne plus voir qu'un temps lointain, soudain réveillé. Je me dis... Qu'est-ce que je me dis ?
Je ne me dis rien du tout. Ce sont elles qui renaissent, celle-ci, celle-là, Morgane, une autre, et l'heure de succession des choses n'en demeure pas moins hasardeuse. C'est tout le temps comme si, à je ne sais quel jeu de cartes, je laissais tomber les miennes, et les ramenant au hasard je ne savais plus trop où j'en étais, dans les années, les amours, le travail, les malheurs. Tout à coup, un paysage, un parfum s'impose. Une chanson revient. Ou une phrase qu'on ne savait même pas avoir entendue, retenue. Les phrases et les femmes, c'est tout un. On croirait pouvoir dater les étapes de la vie. Puis on se souvient d'une robe ou d'un mot : il s'agissait d'une autre. Qui frappe à la porte ? Pas forcément ce personnage sans doute imaginaire. Pas forcément. Une maison. Une couleur, une saison.
Aragon, Théâtre / Roman, Gallimard, 1974, p. 113-114.
Aragon vers 1926
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31/10/2011
Michel Leiris, Journal, 1922-1989
Contre la tendance (ou mieux : les prétentions) totalitaire du surréalisme : l'artiste n'a pas à se mêler à tout prix de tous les problèmes du jour (qu'il envisage fatalement sous un angle esthétique, mettant de l'art partout, infestant toutes choses, — alors qu'à l'origine il se proposait de nier l'art en abattant ses barrières (ce faisant, il n'a réussi qu'à libérer, rendre plus pernicieux le fauve)) ; il ne doit pas non plus viser à l'art pur, s'enfermer dans sa tour d'ivoire, se mettre en cage ; simplement, qu'il se pose tous les problèmes du jour, mais qu'il les résolve à sa manière, selon ses moyens propres. Échec pratique de Dada qui, supprimant ces barrières, n'a amené que la pire confusion, le mélange de l'esthétisme à tout.
Qu'il y ait pour l'individu une mort sans au-delà, et pour le monde une fin par retour à l'équilibre, enlève aux choses tout « sérieux ». Et c'est pourquoi l'on ne peut parler que de « jeu ».
Que tout soit jeu, cela veut dire que tout est théâtre, simulation, illusion, etc., et qu'en somme « tout n'est que vanité ». Sûr de cela comme je le suis, je pourrais être un pataphysicien conséquent, qui tiendrait pour allant de soi que toutes les solutions sont imaginaires, donc égales entre elles et finalement égales à zéro (car une solution, pour être quelques chose, doit être la solution juste, à l'exclusion des autres). Ainsi, l'idée que je ne fais que jouer mon propre jeu — solution imaginaire entre autres solutions imaginaires — selon mon propre système de valeurs ou choix originel ne me gênerait nullement. Mais le fait est — et là est ma contradiction — que j'éprouve un désir impérieux de justifier objectivement ce système subjectif, de lui trouver des fondements qui dépassent ma propre personne et soient pour mes actions des sortes de lettres de créance, ce qui revient à transformer le jeu en quelque chose de sérieux, de non gratuit, et donc à récuser le côté « bon plaisir » sans lequel il n'est pas de jeu.
Question : une œuvre d'art peut-elle (à elle seule) donner la joie quasi-extatique que donne parfois un spectacle naturel ?
— Il semblerait que non. Mais le spectacle naturel donnerait-il cette joie s'il ne renvoyait à des œuvres qu'on a vues ou à des lectures qu'on a faites ?
Vœu : rester capable de « faire l'art »quand on n'est plus en âge de faire l'amour.
Michel Leiris, Journal, 1922-1989, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin, Gallimard, 1992, 26 décembre 1935, p. 294, 22-24 août 1969, p. 639, 17 août 1977, p. 683.
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30/10/2011
George Oppen, Poésie complète, traduction Yves di Manno
Si tout partait en fumée
cette fumée
demeurerait
la contrée à
jamais sauvage la lumière du poème la lumière
empruntée du paysage et d’une série d’empreintes l’éloge
au loin
dans la foule
proche tout
ce qui est étrange les sources
les puits le poème ne commence
pas avec le mot
ni le sens mais les petites
entités qui nous
hantent dans les pierres et vaut toujours
moins que cela aidez-moi je suis
de ce peuple les brins
d’herbe se
touchent et dans leur peu
d’écart le poème
commence
George Oppen, Poésie complète, traduit par Yves di Manno, préface de Eliot Weinberger, Éditions Corti, 2011, p. 309-310.
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29/10/2011
Yves Bonnefoy, L'heure présente
Bête effrayée
Ils l’ont heurtée dans ces buissons qu’ils écartaient pour se faire voie. À hauteur de leurs yeux dans les branches où elle avait grimpé, maintenant enchevêtrée dedans, prise au piège. Il la voient, elle les regarde. Son regard est un cœur battant , une pensée.
Et voici que tu la prends dans tes mains, la retire de ce feuillage, elle ne se débat pas, dirais-tu même que tout son corps se détend ? Comme si elle se savait déjà morte, avec l’ultime recours, sous le ciel clair, c’est l’après-midi encore, d’essayer de feindre de l’être.
Morte, pour être abandonnée sur ces pierres qui n’ont pas de cesse sous leurs sandales, et là-bas, dans cette garrigue, c’est déjà un peu de la nuit.
Touche ce pelage, c’est doux. Mais attention à ces griffes !
Le pelage est le marron sombre d’une châtaigne tombée, il a même cette étroite bande de blanc qu’offrent, par en-dessous, les châtaignes. Mais c’est aussi la couleur que prend maintenant le flanc de cette colline que jusqu’à présent nous suivions. Bien finies les étincellances qui bougeaient dans ses ajoncs, il y a un instant encore. Monte la terre brune sous le vert sombre et le peu de jaune et de rouge.
Et regarde ces yeux !
Les yeux sont l’énigme du monde. Car est-ce un regard, ce que tu vois dans cette vie que tu tiens dans tes mains, en commençant à te demander ce que tu vas faire d’elle, oui, lui rendre la liberté, mais quoi d’autre, d’abord ? D’autant que ni toi ni moi ne savons lui donner de nom.
Une belette, une baleine, disait Hamlet. Ou rien que la dérive des nuages dans le ciel de la nuit maintenant tombée. Le flageolet a des trous sur lesquels nos doigts ne savent pas se poser ! une belette, dis-tu, un furet ? Qu’est-ce qu’un furet, qu’est-ce qu’un blaireau ? Je voudrais connaître les noms, dis-tu. Moi je voudrais en imaginer, mais le langage est aussi fermé sur ses ajoncs et ses pierres que le sol de cette colline, tout près de nous, même sous nos pieds. Et je ne vois même plus, si, tout de même un peu, ces petits yeux, ce regard.
Et brusquement la bête se débat, se libère presque. Et tu resserres tes mains, tes doigts. Elle est à nouveau tout immobile.
Va la poser sur cette pierre, là, devant nous. Cette pierre qui brille un peu, car voici que la lune s’est levée, elle a quelques formes pour cet affleurement du rocher, une étendue presque nue, et plate, bien qu’elle ait des bosses mais légères. On croirait la table d’un sacrifice.
Je touche le dos de la bête, ne dois-je pas lui dire adieu, avant qu’elle ne s’échappe, dans ce monde qui ne nous a pas enseigné tous les mots qu’il faudrait, tous les gestes qui délivreraient ?
Et déjà tu te penches, mais nous sursautons, l’un et l’autre, un cri a été poussé, là-bas, près de ces ruines où nous étions, tout à l’heure. Un cri, puis, nous écoutons, quel silence, et à nouveau c’est lui, et qui se prolonge, ce hululement, puis s’arrête.
C’est le même, nous disons-nous. Et de même qu’auprès du temple, nous avons peur.
Mais rien, rien d’autre, rien de plus dans le silence de là-bas et de toutes parts, ce silence qui fait corps avec ce qu’il y a de nuit autour de nous, et ne nous. Car c’est vrai, je l’ai déjà dit, qu’il fait nuit maintenant, sauf toutefois sur cette petite étendue de pierre grise, presque brillante.
Distraitement tu as posé sur la pierre la bête qui est sans mouvement. Et d’un bond elle se déploie et déjà elle a disparu dans les broussailles sombres voisines.
Yves Bonnefoy, L’heure présente, Mercure de France, 2011, p. 47-50.
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27/10/2011
Pierre Alferi, ET JUDE ?
ET JUDE ?
ET JUDE où est-il ? dans son trou
normand ? mais non ce mur
de verdure est sa couverture
Jude est en l’air pas loin
au ciel ? mais non pas chez le père
alors il reste dans sa tour
d’ivoire ? mais non
Jude n’est pas obscur ni haut
Jude est chépèr il chine
la quincaillerie
du tapin catholique
à la recherche de la perle
à dissoudre dans le vinaigre
du temps menton volé
de gris démarche
chansautilante voix
raclée reprise fluettranchante
regard papillon qui se pose
à peine larme slave à l’œil
lorgnant le guignon
du siècle dernier il nous reste
tant de cartouches pleines
il lâche eh Jude ne nous lâche pas
le guidon il manque verser
dans le fossé de sa campagne grasse
une luxuriance de serre
chaude frayée à la machette
moderne et il en sort content
du sort il a aimé la scène
qu’il a lue dans un nuage noir
morbide fut macabre
serai dit-il bandant
son arc métrique
d’Actéon forcé
de serf pris en flag
avec la tsarine ou la vierge
aux moches seins
lyrique formaliste ironique
Jude est jalousé par les gros
barons de l’avant-scène
car il est là il reste
dans le siècle n’importe
lequel mais à l’arrière
notre champion notre victor
mature dont Marlene disait
si on le cherche il est derrière
dans la roulotte avec les filles
Pierre Alferi, ET JUDE ?, Lnk, 17, 2011, np.
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