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08/08/2011

Cédric Demangeot, Éléplégie

 

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                      Un raté dans l’étang

 

                  I

 

                   Aujourd’hui j’ai

vu le grand arbre sur la place

amputé de moitié.

Pas un passant


n’avoue qu’il sait.

Donc je suis

l’idiot du village.

Et la face que j’ai


dans le lac vertical

ne me connaît pas :

nul ne m’a


appris la soif (si dangereuse

aux bêtes la nuit) ni à me

connaître au fond de mon


verre bouché d’eau noire.

 

II

Elle est loin

la maison

de l’idiot

  loin dans l’impasse. On


s’y rend rarement. L’idiot, lui,

sort tous les jours

de sa maison — va

au village voir. La fragilité


des fenêtres au moindre souffle (entre

autres formes brisées) : voir

les gens propriétaires de leurs jambes


  leur vitesse et comme ils font

mal le droit — mal l’amour — comme

ils font. Puis l’idiot s’en


retourne à la nuit : le voici qui vient.

[...]

 Cédric Demangeot, Éléplégie, Atelier La Feugraie, 2007, p. 9-10.

07/08/2011

James Sacré, Portrait du père en travers du temps

 

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Me promenant dans Pertuis

Je pense à mon père sans trop imaginer

Aucun de ses gestes ni même son visage

Les rues de la vieille ville s’en vont

Sans qu’on sache trop où,

Mais ça n’est jamais si loin, jusqu’à

Par exemple un lavoir ou telle petite place de l’Ange

Avec une belle fontaine vivante et d’anciennes façades

Maisons du seizième siècle, naguère (on le voit sur une photo)

Un grand orme poussait là, tout frôlant sans doute

Les murs proches des maisons…

On s’en revient toujours à une place un peu centrale

Et qui semble tenir dans sa main toutes ces rues lâchées, mais

pas trop, autour d'elle

y voit beaucoup de vieux Maghrébins

Qui prennent le premier soleil du matin

Et c’est peut-être pour cela que j’ai pensé à mon père

À cause de leurs visages qui ont été mélangés à du temps, à du

travail longtemps

Et qui sont là maintenant quasiment sans bouger

Entre de la campagne en allée

Et quelque chose aussi de parti

Dans cette vieille ville de Pertuis.

(9 mars 2004)

 

Ton visage si fortement

Entre le faux et le vrai, des colères,

La solitude et ce mélange

De plaisir et de distance gênée

Avec les autres, et les choses du monde.

Le visage vivant de mon père.

À quoi penser maintenant qu’il est

Des matières pourries qui ont séché ?

Il me reste de son corps

La couperose des joues, l’œil

Comme une question dure,

Son allure à la fin mal balancée.

Ça me reste où ça ? Et quelle importance ?

(21 juin 2005)

 

James Sacré, Portrait du père en travers du temps, Lithographies de Djamel Meskache, La Dragonne, 2009, p. 33 et 43.

©Photo Tristan Hordé

06/08/2011

Apollinaire, Les fenêtres (Calligrammes)

Guillaume Apollinaire par Marie Laurencin.jpeg

                                       Marie Laurencin (Apollinaire au centre, Picasso à gauche) 

 

 

                                 Les fenêtres

 

Du rouge au vert tout le jaune se meurt

Quand chantent les arts dans les forêts natales

Abatis de pihis

Il y a un poème à faire sur l’oiseau qui n’a qu’une aile

Nous l’enverrons en message téléphonique

Traumatisme géant

Il fait couler les yeux

Voilà une jolie jeune fille parmi les jeunes Turinaises

Le pauvre jeune homme se mouchait dans sa cravate blanche

Tu soulèveras le rideau

Et maintenant voilà que s’ouvre la fenêtre

Araignées quand les mains tissaient la lumière

Beauté pâleur insondables violets

Nous tenterons en vain de prendre du repos

On commence à minuit

Quand on a le temps on a la liberté

Bigorneaux Lotte multiples Soleils et l’Oursin du couchant

Une vieille paire de chaussures jaunes devant la fenêtre

Tours

Les Tours ce sont les rues

Puits

Arbres creux qui abritent les Câpresses vagabondes

Les Chabins chantent des airs à mourir

Aux Chabines marronnes

Et l’oie oua-oua trompette au nord

Où les chasseurs de ratons

Raclent les pelleteries

Étincelant diamant

Vancouver

Où le train blanc de neige et de feux nocturnes fuit l’hiver

O Paris

Du rouge au vert tout le jaune se meurt

Paris Vancouver Hyères Maintenon New York et les Antilles

La fenêtre s’ouvre comme une orange

Le beau fruit de la lumière

 

Apollinaire, Ondes, dans Calligrammes [1918], dans Œuvres poétiques, édition de Marcel Adéma et Michel Décaudin, avant-propos d’André Billy, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 168-169.

04/08/2011

Peter Huchel, Jours comptés (traduction M. Jacob & A. Villani)

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                  Macbeth

 

Avec les sorcières j’ai parlé,

en quelle langue,

je ne sais plus.


Arrachées,

les portes du ciel,

laissé libre, l’esprit,

l’engeance de la lande

dans le tourbillon du vent.


En bord de mer

les orteils sales de la neige,

quelqu’un attend là,

les mains à vif.

J’aurais préféré que ma mère

m’eût étouffé.


Des écuries du vent

il surgira,

là où les vieilles femmes

hachent le foin.


Méfiance ! Mon heaume,

je le suspends

à la charpente de la nuit.

 

 

                  Macbeth

 

Mit Hexen redete ich,

in welcher Sprache,

ich weiß es nicht mehr.


Aufgesprengt

die Tore des Himmels,

freigelassen der Geist,

in Windwirbeln

das Gelichter der Heide.


Am Meer

die schmutzigen Zehen des Schnees,

hier wartet einer

mit Händen ohne Haut.

Ich wollt, meine Mutter

hätt mich erstickt.


Aus den Ställen des Winds

wird er kommen,

wo die alten Frauen

das Futter häckseln.


Argwohn mein Helm,

ich häng ihn

ins Gebälk der Nacht.

 

 

                  Pas de réponse

 

Sur la cime noyée de brouillard,

sur le chêne

la corneille se pose.

La poutre aux chats est déserte.

 

Ombres

de sarments secs

au plafond de la chambre.

Signes

qu’un mandarin

a tracés de sa main.

 

L’alphabet

que tu possèdes

ne suffit pas

pour souffler réponse

à l’écriture sans défense.

 

              Keine Antwort

 

Aufs schwimmende Nebelhaupt

der Eiche

setzt sich die Krähe.

Der Katzenbalken ist leer.

 

Schatten von dürrem

Weingerank

an der Zimmerdecke.

Zeichen,

von eines Mandarinen Hand

geschrieben.

 

Das Alphabet,

das du besitzt,

reicht nicht aus,

Antwort zu geben

der wehrlosen Schrift.

 

Peter Huchel, Jours comptés, [Gezählte Tage, 1972], traduit de l’allemand par Maryse Jacob et Arnaud Villani, Atelier La Feugraie, 2011, p. 76-77 et 96-97.

 

 

02/08/2011

Charles Cros, Banalité

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              Banalité

 

L’océan d’argent couvre tout

Avec sa marée incrustante.

Nous avons rêvé jusqu’au bout

Le legs d’un oncle ou d’une tante.

 

Rien ne vient. Notre cerveau bout

Dans l’idéal, feu qui nous tente,

Et nous mourons. Restent debout

Ceux qui font le cours de la rente.

 

Étouffé sous les lourds métaux

Qui brûlèrent toute espérance,

Mon cœur fait un bruit de marteaux.

 

L’or, l’argent, rois d’indifférence

Fondus, puis froids, ont recouvert

Les muguets et le gazon vert.

 

Charles Cros, Douleurs et colères, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, édition établie par Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 198. 

31/07/2011

Georges Lambrichs, Mégéries

imgres-4.jpeg   Ce qui va suivre commence ou finit une histoire vraie, comme la braise refroidit. Partant de ce qu’il faut considérer comme connu pour continuer de vivre sans illusions, j’avance en tâtonnant vers ce lieu sûr que fréquentent habituellement ceux qui ne s’aperçoivent qu’après coup qu’il s’est passé quelque chose sur laquelle il n’est plus temps de s’interroger. Lieu sûr et redoutable comme un passage réservé à ce qui n’est pas destiné à l’oubli, bien que cela relève en général de l’inaperçu comme la couleur des yeux ou le sourire intérieur. À ce prix, l’on peut rendre à la parole son usage comme il arrive à d’autre silencieusement de rendre l’âme (à qui ?) considérant qu’on a été bien joué et qu’il s’agit maintenant d’achever en connaissance de cause le spectacle auquel on a participé dans l’ignorance. Il suffit alors de faire un signe de connivence au très haut machiniste voyeur pour qu’il fasse tomber sur le soir tragique ce rideau de larmes qui permet de découvrir à nouveau le déjà vu. Maintenant que je sais ce que je veux faire, sans pour l’avoir autant décidé, je redoute d’y parvenir. Dans quel état en effet, serais-je après s’il m’arrive de me retrouver ?

 

Georges Lambrichs, Mégéries, Gallimard, 1974, p. 11-13.

29/07/2011

Malcolm Lowry, Pas de compagnie... (traduction Jean Follain)

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                         Pas de compagnie hormis la peur

 

Comment tout a-t-il donc commencé

et pourquoi suis-je ici à l’arc d’un bar à peinture brune craquelée

de la papaya, du mescal, de l’Hennessy, de la bière

deux crachoirs gluants

pas de compagnie sauf celle de la peur

peur de la lumière du printemps

de la complainte des oiseaux et des autobus

fuyant vers des lieux lointains

et des étudiants qui s’en vont aux courses

des filles qui gambadent les visages au vent,

peur même de la source jaillissante.

Toutes les fleurs au soleil me semblent ennemies

ces heures sont-elles donc mortes ?

 

Malcolm Lowry, traduction de Jean Follain, dans Les Lettres Nouvelles, n° spécial, mai-juin 1974, "Malcom Lowry", p. 229.

28/07/2011

Edgar Allan Poe, Un rêve (A dream), traduction de Mallarmé

 

 

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                               Un rêve

 

En des visions de la sombre nuit, j’ai bien rêvé de joie défunte, — mais voici qu’un rêve, tout éveillé, de joie et de lumière m’a laissé le cœur brisé.

 

Ah ! qu’est-ce qui n’est pas un rêve le jour, pour celui dont les yeux portent sur les choses d’alentour un éclat retourné au passé ?

 

Ce rêve béni, ce rêve béni, pendant que le monde entier grondait, m’a réjoui comme un rayon cher guidant un esprit solitaire.

 

Oui, quoique cette lumière, dans l’orage et la nuit, tremblât comme de loin ; que pouvait-il y avoir, brillant avec plus de pureté, sous l’astre du jour de Vérité !

 

Les poèmes d’Edgar Poe, traduits par Stéphane Mallarmé, Gallimard, 1928, p. 133.

 

 

A dream

 

In visions of the dark night

       I have dreamed of joy departed—

But a waking dream of life and light

       Hath left me broken-hearted.

 

Ah! what is not a dream by day

       To him whose eyes are cast

On things around him with a ray

       Turned back upon the past?

 

That holy dream—that holy dream,

       While all the world were chiding,

Hath cheered me as a lovely beam

       A lonely spirit guiding.

 

What though that light, thro' storm and night,

       So trembled from afar—

What could there be more purely bright

   In Truth's day-star?

 

Collected Tales end Poems of Edgar Allan Poe, Ramdon House, 1994.

 

26/07/2011

Henri Kréa, La Révolution et la poésie sont une seule et même chose

           Morale de l’histoire   

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L’heure brisée par le gel de la patience

Une attente mortelle

Les larmes prises par la fatigue

Trop voir ceux que je hais

 Pour ma peine victorieuse

Avec toujours au bout la lassitude

Le poing serré

Comme un parjure somnambule

Qui s’égare aux bouches des métros

Je calcule un mal qui se fait centenaire

À quoi rime la vie

Conçue à partir du malheur

À quoi rime ce présent

Où l’assassinat est de règle

 

J’avoue ma honte d’être vivant

J’oublie ceux qui m’aiment

Ceux qui ne m’aiment plus

Je reste sur l’espace qui nous est coutumier

Je peste contre l’histoire

Et je demeure contemporain

Des caprices des saisons

Des mœurs des intrigues

 

J’avoue je suis perméable

À tout ce qui tressaille sur ce globe

Et parfois je songe

Qu’il faudrait changer de vie

Changer de mort

Rester de marbre face aux événements

Oui tout ça existe c’est horrible

 

Mais mon peuple est solide comme un immense plan d’eau

Il me montre le droit chemin

Je lui sais gré de sa bonté

Je le regarde comme un être infini

Qui me tient lieu de père

Moi qui fus orphelin avant que de naître

Dans ma cité infirme

 

Je sais l’aube est lucide

 

Mortelle impatience

 

Le peu de prix D’un seul sourire

 

La même fin

Le même recommencement

La même angoisse

De te perdre à jamais

 

Toi

 

Insaisissable trop belle

Qu’une lèvre remémore

 

Henri Kréa, La Révolution et la poésie sont une seule et même chose, Pierre Jean Oswald, 1957, non paginé.

25/07/2011

Jules Renard, Journal, 1887-1910

 

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Je ne réponds pas d’avoir du goût, mais j’ai le dégoût très sûr.

 

Quelle que soit la littérature, c’est toujours plus beau que la vie.

 

C’est déjà bien joli, de ne pas faire le mal. S’il fallait encore ne jamais penser à mal !

 

Votre mari n’a rien. Il croit qu’il est malade, dit le médecin anglais.

Quelques jours après, pleine de confiance en ce grand médecin, elle vient lui dire :

   Mon mari croit qu’il est mort.

 

L’Histoire n’est qu’une histoire à dormir debout.

 

De mon village je peux regarder l’âme humaine et la fourmi.

 

J’aime, j’aime, certainement j’aime, et je crois aimer ma femme d’amour, mais, de tout de que disent les grands amoureux : Don Juan, Rodrigue, Ruy Blas, il n’y a pas un mot que je pourrais dire à ma femme sans rire.

 

Les discussions les plus passionnées, il faudrait toujours les terminer par ces mots : « Et puis, nous allons mourir. »

 

Une mouche est plus sale en hiver qu’en été. Il semble qu’elle soit restée là, non à cause de la chaleur, mais à cause de notre odeur de pourriture.

 

La vieillesse arrive brusquement, comme la neige. Un matin, au réveil, on s’aperçoit que tout est blanc.

 

 

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, texte établi par Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1977, p. 647, 654, 657, 659, 665, 670, 701, 703, 706, 709.

24/07/2011

Paul Claudel, Dodoitzu


Paul Claudel, Dodoitzu, figure dans le puits, crapaud

 Aile étrange du poème ! Quand une fois la chanson a pris l’essor, une fois le sol natal abandonné, qui dira quelles rides, quels reflets, elle est appelée à éveiller sur des miroirs inattendus, quelle inspiration elle fournira à l’écho, quelles variations sur un distant rivage elle proposera à l’oreille attentive de l’oiseau-moqueur ? Ainsi là-bas sous le Soleil levant, sous les pieds du paysan attelé à sa noriah, sous l’effort du marin qui hisse la voile, dans le tapage rythmique du lourd maillet qui décortique le riz, ou le balancement songeur de la jeune mère (son pied chaussé de la courte chaussette blanche, ah ! plus que le berceau, c’est le cœur battant du tendre petit bébé qui lui communique sa pulsation !) il naît une mélopée à laquelle viennent s’adapter comme d’elles-mêmes d’humbles paroles. Du bourdonnement naïf est né le dodoitZu, frère rustique, mais à mon avis bien plus savoureux, du savant uta. Quelques lignes, quelques vers à la mesure d’un gosier d’oiseau ou d’une élytre de cigale. Un amateur local les a écoutés et transcrits, de la musique native il ne reste plus que le résidu verbal. À son tour un étranger, en l’espèce : Georges Bonneau, professeur à l’Institut français de Kyotô, s’y est intéressé. Il les traduit, il en fait un recueil. Et ce recueil tombe sous les yeux d’un vieux poète qui a fait de longs séjours là-bas, dans le pays de la Sérénité matinale. Voici que peu à peu, dans sa chambre intérieure, à l’accent rétorqué du chantre primitif, s’anime un pied correspondant. Quelque chose de neuf à la fois et de provoqué. Le sentiment retourne à sa source lointaine sous la forme de nostalgie.

 

Paul Claudel, Dodoitzu, figure dans le puits, crapaud

 

Ma figure dans le puits

 

Ma figure dans le puits

Pas moyen que je me l’ôte

Ma figure dans le puits

Pas moyen que je me l’ôte

Et que j’en mette une autre

Et si l’on me trouve jolie

Tant pis ! C’est pas ma faute !

 

                                    Her face in the well

 

                                    My face in the well

                                    I cannot take it out

                                    My face in the well

                                    I cannot take it off

                                   And if you think I’m pretty     

                                   It’s really not ma fault !

 

 

Le crapaud

Quand j’entends dans l’eau

Chanter le crapaud

Des choses passées

J’ai le cœur mouillé !

 

                                           Nightingale and toad

 

                                           When I hear in the cool

                                           Gold of the moonlight pool

                                           The nightingale singing,

                                           It is my heart ringing.

 

 

Paul Claudel, Dodoitzu, peintures de Rihakou Harada, Gallimard, 1945, non paginé.

23/07/2011

Alphonse de Lamartine, Raphaël

     Il y a des sites, des climats, des saisons, des heures, des circonstances extérieures tellement en harmonie avec certaines impressions du cœur, images.jpegque la nature semble faire partie de l’âme et l’âme de la nature, et que si vous séparez la scène du drame et le drame de la scène, la scène se décolore et le sentiment s’évanouit. Ôtez les falaises de Bretagne à René, les savanes du désert à Atala, les brumes de la Souabe à Werther, les vagues de la mer des Indes et les morues de l’Île de France à Paul et Virginie, vous ne comprendrez ni Chateaubriand, ni Bernardin de Saint-Pierre, ni Gœthe. Les lieux et les choses se tiennent par un lien intime, car la nature est une dans le cœur de l’homme comme dans ses yeux. Nous sommes fils de la terre. C’est la même vie qui coule dans sa sève et dans notre sang. Tout ce que la terre, notre mère, semble éprouver et dire aux yeux dans ses formes, dans ses aspects, dans sa physionomie, dans sa mélancolie ou dans sa splendeur, a son retentissement en nous. On ne peut bien comprendre un sentiment que dans les lieux où il fut conçu.

 

Alphonse de Lamartine, Raphaël, édition présentée, établie et annotée par Aurélie Loiseleur, Folio classique / Gallimard, 2011, p. 37.

21/07/2011

Anise Koltz, Je renaîtrai

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                            Mon avenir

 

Dans les paumes de ma mère

où tous les temps coexistent

je lis mon avenir


Ne me souvenant plus de ma première mort

je renais au besoin

réplique de moi-même

 

                            Autour de moi

 

Je veux renaître

oiseau de proie


Voir pousser sur ma peau

des plumes ébouriffées

par mes montées abruptes

mes descentes sanguinaires


Tandis qu’autour de moi

les anges tombent

et s’écrasent

 

                            Je renais

 

Je me mets au monde

jour par jour


Je n’apporte ni commencement

ni fin


Je renais dans la crasse

et le sang

 

                            Le corbillard

 

Mes souliers

sont troués


Mes béquilles

souillées de boue


Je regarde passer le corbillard

qui emporte

tout ce que je n’ai pas vécu

 

                            Trou noir

 

La poésie est un trou noir

où le passé s’engouffre


Celui qui se souvient

au-delà du temps

la rejoindra

 

 

Anise Koltz, Je renaîtrai, Arfuyen, 2011, p. 19, 33, 47, 75, 121.

20/07/2011

Thomas de Quincey, Esquisses autobiographiques

imgres-1.jpeg          L’affliction de l’enfance

 

Vers la fin de ma sixième année, le premier chapitre de ma vie en vint soudain violemment à son terme ; ce chapitre qui, même franchies les portes du paradis retrouvé, pourrait mériter un souvenir. « La vie est finie ! », telle était la crainte secrète de mon cœur ; car le cœur de la première enfance sait autant appréhender que celui de la plus mûre sagesse lorsqu’une blessure capitale est infligée au bonheur. « La vie est finie ! Elle est finie ! », c’était là le sens caché qui, de façon à demi inconsciente, était tapi dans mes soupirs ; de même que ces cloches entendues au lointain un soir d’été semblent quelquefois emplies des formes distinctes et articulées des mots, d’une sorte de message prémonitoire qui roule sans cesse dans l’espace ; de même, pour moi, une voix muette et discrète semblait donc ainsi faire continuellement un chant secret, audible à mon seul cœur, où j’entendais que « dorénavant les fleurs de la vie sont fanées pour toujours ». Ce n’est pas que de telles paroles se formaient de manière vocale dans mon oreille ou sortaient de mes lèvres en sorte qu’on les entendît, mais un tel murmure s’insinuait silencieusement jusque dans mon cœur. Et pourtant, en quel sens pouvait-il y avoir quelque vérité ? Pour un jeune enfant qui n’avait pas plus de six ans, était-il possible que les promesses de la vie eussent été réellement anéanties ? ou que fussent épuisés les plaisirs dorés qui sont les siens ?

     Avais-je vu Rome ? Avais-je lu Milton, entendu Mozart ? Non. Saint-Pierre, Le Paradis perdu, les divines mélodies de Don Giovanni, tous et toutes pareillement ne m’étaient pas encore révélés, et pas plus du fait des accidents de ma situation que de la nécessité d’une sensibilité encore imparfaite chez moi. Des extases pouvaient bien demeurer en arriéré, mais les extases sont des modes de plaisir trouble. La paix, le repos, la sécurité fondamentale appartenant à cet amour qui est au-delà de l’entendement ne pourraient plus me revenir. Un tel amour, si insondable, une telle paix — qu’aucun orage ou aucune peur de l’orage n’étaient venus toucher — avaient dominé les quatre premières années de mon enfance et m’avaient conduit durant cette époque à nouer des liens tout à fait uniques avec ma sœur aînée, laquelle avait trois ans de plus que moi. Les circonstances qui furent celles de la soudaine dissolution de ce lien très tendre, je les rapporterai ici à nouveau.

 

Thomas de Quincey, Esquisses autobiographiques, traduction Éric Dayre, dans Œuvres, édition publiée sous la direction de Pascal Aquien, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2011, p. 412-413 [texte publié aux éditions José Corti en 1994, traduction révisée en 2011].

19/07/2011

Junichiro Tanizaki, Éloge de l'ombre

            images-1.jpegTous les pays du monde ont certes dû rechercher des accords de couleurs entre les mets, la vaisselle et même les murs ; la cuisine japonaise en tout cas, si elle est servie dans un endroit trop bien éclairé, dans de la vaisselle à dominante blanche, en perd la moitié de son attrait. La soupe au miso rouge, par exemple, que nous consommons tous les matins, voyez un peu sa couleur et vous comprendrez aisément qu’on l’ait inventée dans les sombres maisons d’autrefois. Il m’est arrivé un jour, convié à une réunion de thé, de m’y voir présenter du miso, et cette soupe bourbeuse, couleur d’argile, que j’avais toujours consommée sans y prêter attention, je lui découvris soudain, en la voyant, à la diffuse lueur des chandelles, qui baignait au fond du bol de laque noire, une réelle profondeur et une teinte des plus appétissantes.

           
images.jpeg[…] le riz tout le premier, sa seule vue, lorsqu’il est présenté dans une boîte de laque noire et brillante déposée dans un coin obscur, satisfait notre sens esthétique et du même coup stimule notre appétit. Ce riz immaculé, cuit à point, amoncelé dans une boîte noire, qui dès l’instant que l’on soulève le couvercle, émet une chaude vapeur, et dont chaque grain brille comme une perle, il n’est pas un seul Japonais qui à sa vue n’en ressente l’irremplaçable générosité. Arrivé à ce point, on se rend compte de ce que notre cuisine s’accorde avec l’ombre, qu’entre elle et l’obscurité il existe des liens indestructibles.

 

Tanizaki, Éloge de l’ombre,  traduction de René Sieffert, dans Œuvres, I, Préface de Ninomiya Masayuki, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1997, p. 1485.