31/05/2011
Raymond Queneau, Le Chien à la Mandoline
De l’information nulle à une certaine poésie
C’est bien vrai qu’il faut dire il neige quand il neige
c’est comme ça que l’on se fait comprendre
c’est en disant qu’il neige quand il neige que
c’est agréable de faire la conversation avec des gens qui disent que
c’est le temps qui veut ça qu’il neige quand il neige
c’est comme ça qu’on vit en société sans difficultés aucunes et
c’est comme ça qu’on se fait des amis et
c’est si facile de dire qu’il neige quand il neige
plutôt que de dire il pleut
c’est prétentieux de dire qu’il pleut s’il neige
mais où la poésie va-t-elle se nicher dans tout ça ?
dans un flocon
dans un flocon de neige
arrosé de marsala
un jour d’été sur la grève
d’une plage au Sahara
où si l’on dit : « tiens… mais il neige… »
c’est un peu au hasard…
comme ça…
Dodo, l’enfant ut
Enfants qui déchiffrez dans l’ambre des agathes
Des entrailles le miel du lapins étendues
Sur l’étal du marchand avec leurs quatre pattes
Pour qu’ils ne courent pas deux ensemble cousues
Enfants qui préférez le goût des aromates
Au vol des papillons sur les pousses touffues
Y semant le pollen de leurs corps antennates
Exemples confondants des ères disparues
Enfants qui déchiffrez dans le cercle de lune
Un bûcheron bossu qui porte sa fortune
Quelques fagots de bois valant bien quatre sous
Enfants qui dans la nuit apercevez la hune
De bateaux sinistrés recouverts par la dune
Enfants vous qui rêvez enfants endormez-vous
Raymond Queneau, Le Chien à la Mandoline, Le Point du jour, Gallimard, 1965, p. 108-109 et 223-224.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, le chien à la mandoline, poésie | Facebook |
30/05/2011
Lewis Carroll, Poeta fit, non nascitur
POETA FIT, NON NASCITUR
"How shall I be a poet?
How shall I write in rhyme?
You told me once 'the very wish
Partook of the sublime.'
Then tell me how! Don't put me off
With your 'another time'!"
The old man smiled to see him,
To hear his sudden sally;
He liked the lad to speak his mind
Enthusiastically;
And thought "There's no hum-drum in him,
Nor any shilly-shally."
"And would you be a poet
Before you've been to school?
Ah, well! I hardly thought you
So absolute a fool.
First learn to be spasmodic —
A very simple rule.
"For first you write a sentence,
And then you chop it small;
Then mix the bits, and sort them out
Just as they chance to fall:
The order of the phrases makes
No difference at all.
'Then, if you'd be impressive,
Remember what I say,
That abstract qualities begin
With capitals alway:
The True, the Good, the Beautiful —
Those are the things that pay!
"Next, when you are describing
A shape, or sound, or tint;
Don't state the matter plainly,
But put it in a hint;
And learn to look at all things
With a sort of mental squint."
"For instance, if I wished, Sir,
Of mutton-pies to tell,
Should I say 'dreams of fleecy flocks
Pent in a wheaten cell'?"
"Why, yes," the old man said: "that phrase
Would answer very well.
"Then fourthly, there are epithets
That suit with any word —
As well as Harvey's Reading Sauce
With fish, or flesh, or bird —
Of these, 'wild,' 'lonely,' 'weary,' 'strange,'
Are much to be preferred."
"And will it do, O will it do
To take them in a lump —
As 'the wild man went his weary way
To a strange and lonely pump'?"
"Nay, nay! You must not hastily
To such conclusions jump.
"Such epithets, like pepper,
Give zest to what you write;
And, if you strew them sparely,
They whet the appetite:
But if you lay them on too thick,
You spoil the matter quite!
"Last, as to the arrangement:
Your reader, you should show him,
Must take what information he
Can get, and look for no im-
mature disclosure of the drift
And purpose of your poem.
"Therefore, to test his patience —
How much he can endure —
Mention no places, names, or dates,
And evermore be sure
Throughout the poem to be found
Consistently obscure.
"First fix upon the limit
To which it shall extend:
Then fill it up with 'Padding'
(Beg some of any friend):
Your great SENSATION-STANZA
You place towards the end."
"And what is a Sensation,
Grandfather, tell me, pray?
I think I never heard the word
So used before to-day:
Be kind enough to mention one
'Exempli gratia.'"
And the old man, looking sadly
Across the garden-lawn,
Where here and there a dew-drop
Yet glittered in the dawn,
Said "Go to the Adelphi,
And see the 'Colleen Bawn.'
'The word is due to Boucicault —
The theory is his,
Where Life becomes a Spasm,
And History a Whiz:
If that is not Sensation,
I don't know what it is.
"Now try your hand, ere Fancy
Have lost its present glow—"
"And then," his grandson added,
"We'll publish it, you know:
Green cloth—gold-lettered at the back —
In duodecimo!"
Then proudly smiled that old man
To see the eager lad
Rush madly for his pen and ink
And for his blotting-pad —
But, when he thought of publishing,
His face grew stern and sad.
Lewis Carroll, "Poeta fit, non nascitur", dans The Complete Works, with an introduction by Alexander Woolcott, ant the Illustrations by John Tenniel, London, The Nonesuch Press, 1973 [1939], p.790-793
«Comment pourrais-je devenir poète ?
Comment pourrais-je écrire en rimes ?
Un jour vous m'avez dit : « Ce souhait-là lui-même
Participe du sublime ».
Alors dites-moi comment ! Ne me congédiez pas
Avec votre « plus tard » ! »
Le vieil homme sourit de le voir,
D'entendre sa sortie soudaine ;
Il aimait que l'enfant laissât parler son cœur
Avec enthousiasme ;
Et songea : « Il n'y a rien en lui
De tiède ni d'irrésolu.
« Et prétendriez-vous devenir poète
Avant d'être allé à l'école ?
Et bien ! Je n'aurais jamais cru
Que vous fussiez un sot aussi parfait.
Tout d'abord apprenez à être spasmodique —
Règle très simple.
Vous commencez par écrire une phrase ;
Ensuite vous la hachez menu ;
Puis mêlez les morceaux et les tirez au sort
Strictement au petit bonheur :
L'ordre des mots
Est tout à fait indifférent.
Si vous voulez faire impression,
Rappelez-vous ce que je dis :
Ces qualités abstraites commencent
Toujours par des capitales :
Le Vrai, le Bien, le Beau —
Voilà les choses qui paient !
Ensuite, lorsque vous décrivez
Une forme, une couleur ou un son,
N'exposez pas l'affaire clairement,
Mais glissez-la dans une allusion ;
Et apprenez à regarder toute chose
Avec une sorte de strabisme mental.
« Par exemple, si je veux, Monsieur,
Parler de pâtés de mouton,
Devrai-je dire : « des rêves de laineux flocons
Emprisonnés dans un cachot de froment » ? »
« Certes », dit le vieil homme : « Cette phrase
Conviendra parfaitement.
Quatrièmement, il y a des épithètes
Qui vont avec n'importe quel mot —
Tout comme la Sauce Harvey Reading
Avec poisson, viande ou volaille —
Parmi celles-ci, « sauvage », « solitaire », « las », « étrange »,
Sont spécialement recommandables. »
« Et cela ira-t-il, oh ! cela ira-t-il
Si je les utilise en masse —
Comme : « L'homme sauvage alla de son pas las
Vers une étrange et solitaire pompe » ? »
« Erreur, erreur ! Il ne faut pas, à la légère,
Sauter sur de pareilles conclusions.
De telles épithètes, comme le poivre,
Donnent de la saveur à ce que vous écrivez,
Et, si vous en usez avec ménagement,
Elles aiguisent l'appétit :
Par contre, si vous en mettez trop,
Vous gâtez l'affaire complètement.
Enfin, pour ce qui est de la composition :
Votre lecteur, il faut le lui montrer,
Doit prendre les renseignements qu'on lui donne
Et ne compter sur aucune
Divulgation prématurée des tendances
Et desseins de votre poème.
Donc, pour éprouver sa patience —
Savoir ce qu'il peut supporter —
Ne mentionnez ni noms, ni lieux, ni dates,
Et assurez-vous, en tout cas,
Que le poème est bien, d'un bout à l'autre,
D'une obscurité compacte.
Fixez d'abord les limites
Jusqu'auxquelles il devra s'étendre :
Puis complétez, avec du "remplissage"
(Demandez à quelque ami) :
Votre grande STROPHE-À-SENSATION,
Vous la placez vers la fin. »
« Et qu'est-ce donc qu'une Sensation,
Dites-moi, Grand-père, s'il vous plaît ?
Je n'avais jamais, jusqu'à maintenant,
Entendu ce mot employé de la sorte :
Ayez la bonté d'en citer une seule,
« Exempli gratia ». »
Et le vieil homme, regardant tristement
À travers la pelouse du jardin,
Où çà et là une goutte de rosée
Étincelait encore dans l'aube
Lui dit : « Allez à l' "Adelphi",
Et voyez le "Colleen Bawn".
Le mot est dû à Boucicault —
La théorie est sienne ;
Au point où la vie devient un spasme,
Et l'Histoire un Sifflement :
Si cela n'est pas de la Sensation
Je ne sais pas ce que c'est.
Maintenant, exercez-vous ; bientôt la Fantaisie
Aura perdu son présent éclat — »
« Et alors », ajouta son petit-fils,
« Nous publierons ça, n'est-ce pas :
Couverture verte — lettres dorées au dos —
En in-douze ! »
Et le vieil homme sourit fièrement
De voir l'ardent garçon
Se ruer follement sur son encre et sa plume
Et son papier buvard —
Mais, lorsqu'il réfléchit à la publication
Son visage devient grave et triste.
Lewis Carroll, Poeta fit, non nascitur, traduit par Henri Parisot, Deuxième Cahier de Vulturne, 1941, non paginé.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lewis carroll, henri parisot, devenir poète, écrire la poésie | Facebook |
28/05/2011
Eugène Pottier, La Commune n'est pas morte...
En souvenir de la Semaine sanglante (21-28 mai 1871) au cours de laquelle l'armée du gouvernement Thiers établi à Versailles a massacré des milliers de Communards à Paris, la répression s'achevant par des exécutions au cimetière du Père Lachaise, avant l'envoi au bagne des Communards survivants.
Eugène Pottier (1816-1887) a participé à la Révolution de 1848, puis de manière très active à la Commune de Paris. Après la Semaine sanglante, il se cache dans Paris et écrit L’Internationale. Il se réfugie en Angleterre, puis aux Etats-Unis où il organise une structure d’aide aux déportés de la Commune. Condamné à mort par contumace en 1873, il revient en France en 1880 après l’amnistie. On peut lire ses poèmes et chansons sur Wikisource et des extraits sur le site de la Bibliothèque de Lisieux. Ses Œuvres complètes, rassemblées, présentées et annotées par Pierre Brochon (éditions François Maspero, 1966), sont épuisées.
À tous (sauf les bandits & Cie) : tous en chœur !
On l'a tuée à coups de Chassepot
À coups de mitrailleuse
Et roulée avec son drapeau
Dans la terre argileuse
Et la tourbe des bourreaux gras
Se croyait la plus forte
(Refrain, bis)
Tout ça n'empêche pas, Nicolas,
Qu' la Commune n'est pas morte !
Comme faucheurs rasant un pré
Comme on abat des pommes
Les Versaillais ont massacré
Pour le moins cent mille hommes
Et les cent mille assassinats
Voyez ce que ça rapporte
(Refrain, bis)
On a bien fusillé Varlin,
Flourens, Duval, Millière,
Ferré, Rigault, Tony Moilin,
Gavé le cimetière.
On croyait lui couper les bras
Et lui vider l'aorte
(Refrain, bis)
Ils ont fait acte de bandits
Comptant sur le silence
Achevé les blessés dans leur lit
Dans leur lit d'ambulance
Et le sang inondant les draps
Ruisselait sous la porte
(Refrain, bis)
Les journalistes policiers
Marchands de calomnies
Ont répandu sur nos charniers
Leurs flots d'ignominie
Les Maxime Ducamp, les Dumas
Ont vomi leur eau-forte
(Refrain, bis)
C'est la hache de Damoclès
Qui plane sur leurs têtes
A l'enterrement de Vallès
Ils en étaient tout bêtes
Fait est qu'on était un fier tas
A lui servir d'escorte
(Refrain, bis)
C'qui prouve en tous cas, Nicolas,
Qu' la Commune n'est pas morte !
Bref, tout ça prouve au combattant
Qu' Marianne a la peau brune
Du chien dans l'ventre et qu'il est temps
D'crier "Vive la Commune !"
Et ça prouve à tous les Judas
Qu' si ça marche de la sorte
(Refrain, bis)
Ils sentiront dans peu, nom de Dieu,
Qu'la Commune n'est pas morte !
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : eugène pottier, la commune de paris, semaine sanglante | Facebook |
27/05/2011
Jacques Ancet, Chronique d'un égarement
[…]
Ce qu’on appelle la beauté. Pour dire ce qui s’échappe. Quelque chose qui n’est ni les feuilles, ni la lumière ni les couleurs mais l’instant de leur rencontre. Comme l’oiseau et son cri ou la main et son ombre. Un suspens de celui qui parle au milieu de ses mots. Je ne dis plus rien. Mais sur la joue, je mets en joue :
— Tu joues
— Je mets du jeu.
— Du je ?
— Du jeu. Le je n’y est pour rien.
[…]
Parce que je suis perdu, le jour recommence.
Sinon, il serait son nom, simplement. Je ne le verrais pas. Je ne dirais que ce
que j’en sais. C’est-à-dire pas grand-chose. Mais là : ce qui tombe, monte, traverse le regard ; ce qui brille, s’éteint ; ce qui tremble ou s’obstine. Se taire pour parler mieux ? Deux heures dix. Quelle somme de souffrance, dis-tu. Ça, c’est aussi le jour. Tous ces cris. On n’y voit plus. Comment tout faire tenir ensemble ? L’odeur et les pommes, le rouge et le sang. Oui, je suis perdu mais je vois quelque chose.
[…]
Je suis perdu entre l’entre rien et tout. Je me cherche sans jamais me trouver. Je compte, mais j’ai perdu les nombres. Je parle, mais je n’ai plus de bouche. Je suis là, mais je suis perdu. Je dis c’est moi, mais je n’ai plus de nom. Moins je vois, plus je regarde. Les choses s’épèlent une à une : chaise, lampe, frigo, jardin. Moins j’entends, plus j’écoute : grésillement, silence et, quelque part, ce bruit que je ne reconnais pas. Moins je sais, plus j’avance. L’espace est un peu d’air, une rue où je marche toujours, un bougé de feuilles, un jour que j’ai fini par oublier.
[…]
La beauté recommence. À chaque fois, c’est comme si elle m’ôtait les mots de la bouche. Le ciel fume sur la montagne, l’eau scintille hors de son nom. Dans la bouteille de celle qui boit brille un infime soleil. Petite nature, dit la voix. Tais-toi, répond l’autre. Le vent ressemble à un visage.
— Qu’est-ce que tu cherches ?
— Ce que je trouve.
Les corps multiplient l’instant. Jeux d’ombre et de lumière. Puis le soir vient dans les couleurs. Je suis perdu. Serait-ce la beauté ?
Jacques Ancet, Chronique d’un égarement, Lettres vives, 2011, p. 32, 33, 97 et 103.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques ancet, chronique d'un égarement, beauté | Facebook |
26/05/2011
André Frénaud, Nul ne s'égare, Hæres
HÆRES
Il y a, au cœur du poème, derrière le poème, révélé par lui, un magma de multiples formes contraires, qui tournent, s’entrecroisent, se heurtent, veulent s’échapper… Et qui s’échappent, effectivement, en propos obscurs — ce sera le poème — sans ordre apparent, possiblement.
C’est de la réalité cachée de soi qu’il s’agit, et une discontinuité, une incohérence même, qui ne sont pas voulues, peuvent se comprendre comme étant exigées par l’objet qui se forme pour qu’il se forme précisément, celui-ci ne pouvant le faire autrement qu’à sans cesse tourner court et reprendre ailleurs, laissant percer quelque chose parfois d’un foyer incandescent, non maîtrisable, multiples traces reprises d’élan de l’Éros toujours insatisfait, irréductible.
André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres, préface d’Yves Bonnefoy, Poésie/Gallimard, 2006, p. 58.
La vie comme elle tourne et par exemple
Ça va, ça tourne, c’est débrayé,
depuis toujours ça tourne mal.
Les parties nobles, les parties douces,
la matière grise,
les nouveaux-nés, les chevronnés, les charlatans,
les désolés, les acharnés, les ortolans,
les magiciens, les mécaniciens et les fortiches,
tout est égal et fait du vent.
Tout se dépose et sous la langue fait amertume.
Corps rechignés, amour rendu,
À roue qui tourne, éclats, fumées,
Cela donne soif, faut en convenir.
Ça vous complique et vous recuit.
Ça vous alarme, ça vous suffoque.
Tout se morfond et se déglingue et se raidit.
Se prend, s’enfonce. Vas-y. Va-t-en. La joie, la frime.
La folie calme et les grands cris. Ça prend confiance.
Ça va venir. Parties honteuses, le cœur ballant.
Rêverie pleine et la dent creuse.
Le corps brûlant. Ça reprend vie.
Ça va venir… T’émerveilla…
Ça va venir.
Tout est pour rien.
Tout vaut pour rire.
André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres, préface d’Yves Bonnefoy, Poésie/Gallimard, 2006, p. 265-266.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : andré frénaud, hæres, poème, la vie | Facebook |
24/05/2011
Jean-Louis Giovannoni, Ne bouge pas !
Première vue
Flou. Flou qui bave. Autour.
Air troué — disent nos gestes.
Et du trou. Tous reviennent.
Intacts.
Bords enfoncés. Avant même.
Sortie. Et ricochets à pieds jetés.
Bouger. Taper. Taper retour compris.
Saisie. Rapatriement immédiat.
Passerelle. Oui passerelle. Avec jeune fille.
Ponton ou jetée.
Devant. S’en va.
Bois. Pas. Bois.
Bois bouge aussi. Sous son pas.
Élasticité. Reprise à l’identique.
Selon veinures. Densité.
A tenu.
Eau creuse. Répétition. Eau creuse.
Sel. Dans l’air. Bois n’en veut pas.
Eau insiste.
Gonfle. Gonfle. Jusqu’à soleil. Cassé.
Jambes/Pantalon. Pieds/Chaussures. Enfournés.
Fragiles sont.
Sont de passage.
Grain tient.
Au plus petit.
Et suivants. Suivants.
Font masse. Appuyée.
Feuilles coulent. Portent liquide.
Circuits fermés.
Passent jambes. Jambes odorées.
Vêtements.
Gestes dedans.
Pubère. Ou pas.
Prépare. Noyaux.
Fissures. Et germe.
Avant…
[…]
Jean-Louis Giovannoni, Ne bouge pas !, éditions La Pierre d’alun, 2011, p. 11-14.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-louis giovannoni, ne bouge pas ! | Facebook |
22/05/2011
Fernando Pessoa, Bureau de tabac
Tabacaria
Não sou nada.
Nunca serei nada.
Não posso querer ser nada.
A parte isso, tenho em mim todos os sonhos do mundo.
Janelas do meu quarto,
Do meu quarto de um dos milhões do mundo que ninguém sabe quem é
(E se soubessem quem é, o que saberiam ?)
Dais para o mistério de uma rua cruzada constantemente por gente,
Para uma rua inacessível a todos os pensamentos,
Real, impossívelmente real, certa, deconhecidamente certa,
Com o mistério das coisas por baixo das pedras e dos seres,
Com a morte a pôr humidade nas paredes e cabelos brancos nos homens,
Com o Destino a conduzir a carroça de tudo pela estrada de nada.
Estou hoje vencido, como se soubesse a verdade.
Estou hoje lúcido, come se estívesse para morrer,
E não tivesse mais irmandade com as coisas
Senão uma despedida, tornando-se esta casa e este lado da rua
A fileira de carruagens de um comboio, e uma partida apitada
De dentro da minha cabeça,
E uma sacudidela dos meus nervos e um ranger de ossos na ida.
[…]
Bureau de tabac
Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.
Fenêtres de ma chambre,
Ma chambre où vit l’un des millions d’êtres au monde, dont personne ne sait
qui il est
(Et si on le savait, que saurait-on ?),
Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,
Une rue inaccessible à toutes pensées,
Réelle au-delà du possible, certaine au-delà du secret,
Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,
Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,
Avec le destin qui mène la carriole de tout par la route de rien.
Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.
Aujourd’hui je suis lucide comme si j’allais mourir
Et n’avais d’autre intimité avec les choses
Que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant
Un convoi de chemin de fer, un coup de sifflet
À l’intérieur de ma tête,
Une secousse de mes nerfs, un grincement de mes os à l’instant du départ.
[…]
Fernando Pessoa, Bureau de tabac, [édition bilingue] traduit par Rémy Hourcade, préface de A. Casais Monteiro, postface de Pierre Hourcade, illustré par Fernando de Azevedo, Le Muy, éditions Unes, 1993, p. 37-38 et 15-16.
Bureau de tabac
Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
À part ça j’ai en moi tous les rêves du monde.
Fenêtres de ma chambre,
De ma chambre abritant un de ces millions au monde dont nul ne sait qui il est
(Et si on le savait, que saurait-on ?)
Vous donnez sur le mystère d’une rue constamment remplie de gens qui se croisent,
Sur une rue inaccessible à la moindre pensée,
Réelle, impossiblement réelle, exacte, inconnaissablement exacte,
Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,
Avec la mort qui met du moisi sur les murs et des cheveux blancs sur les hommes,
Avec le Destin conduisant la charrette de tout sur la route de rien.
Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.
Aujourd’hui je suis lucide, comme si j’allais mourir,
Et sans avoir d’autre fraternité avec les choses
Qu’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant
Un convoi de chemin de fer et un sifflet de départ
Retentissant dans ma tête,
Et une secousse de mes nerfs et un crissement d’os au moment de partir.
Fernando Pessoa, Œuvres poétiques, traduction par Patrick Quillier en collaboration avec Maria Antónia Cãmara Manuel, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2001, p. 362-363 [traduction parue d’abord chez Christian Bourgois, 2001].
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : fernando paeesoa, bureau de tabac, rien, nada | Facebook |
21/05/2011
Jacques Réda, Les Ruines de Paris
Car finalement nous ne sommes, me confie ce livreur, que de passage et pour très peu de temps sur terre, mais trop de gens ont tendance à l’oublier Si bien que tout se déroule à l’envers de ce qui devrait être : partout la haine au lieu de l’amour. Tels sont les propos qu’il me tient dans une langue aussi difficile à reproduire que son accent : le parigot où sous la gouaille pointe une espèce de morgue. Nous en sommes arrivés là, d’ailleurs, je ne sais comment : parce que les feux de l’avenue de Suffren restent bloqués au rouge, et que cet embouteillage invite à la méditation. Lui je suppose qu’il livre, qu’il en infère de même pour moi : la grosse boîte qu’un sandau arrime derrière ma selle (et où je transporte en fait des lettres, des brouillons, des élastiques, des disques rares et coûteux de Sonny Clarke ou d’Eddie Costa), la casquette rabattue sur une face plutôt brutale, le k-way avec trois rayures blanches le long des bras. Et c’est vrai que d’une certaine manière on se ressemble, pas rien que par le vêtement. Mais je me borne à opiner sobrement de la tête, je ne risque pas un mot. Si je n’avais énoncé, moi, que le tiers de ce début d’évangile, aussitôt j’en suis sût il m’aurait traité de cureton. Cependant c’est à cela qu’il songe tandis qu’il patiente ou qu’il fonce, j’y pense aussi parfois. Ainsi donc un moment anonymes au coude à coude, dans le brassage hostile des moteurs, peut-être qu’on s’aime, qu’on se comprend. Mais enfin tout le carrefour se remet à clignoter orange : il rentre à fond dans le paquet, se faufile, me sème, puis, tout à coup, se retourne, et (appelons les choses par leur nom), se fend la tirelire, carrément.
Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977, p. 60-61.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques réda, les ruines de paris, parigot | Facebook |
19/05/2011
Juan Rodolfo Wilcox, Les Jours heureux
La luna desciende de los plátanos inmóviles. Quererte
no es más que un gran silencio en las corrientes
de la noche indecisa.
Si alguien, tal vez, pasara con tu rostro,
si me preguntaran algo con tu voz,
oh indiferente ! todo
caería de pronto en el espacio,
me verían extendido alrededor de los árboles,
encerrando sus troncos como la neblina del crepúculo,
perdido en el fondo de las barrancas ;
alejado
por donde pasa la noche.
La lune descend des platanes immobiles. T’aimer
n’est qu’un grand silence dans les courants
de la nuit indécise.
Si quelqu’un, qui sait, passait avec ton visage,
si on me posait une question avec ta voix,
ô indifférent ! tout
tomberait subitement dans l’espace ;
on me verrait couché autour des arbres,
serrant leur tronc comme le brouillard du crépuscule,
perdu dans les escarpements enfoncés,
éloigné
par où passe la nuit.
Llevo un numéro sobre el corazón, un sello
de quererte, como si el silencio se inscribiera
profundamente en la carne ; y he discurrido
por galerías de hojas apasionadas, per caminos
que iban a dar al sol, gritando, arrancándote,
raspándote del alma. Oh si me fuera dado
no verte aparecer, inmutable,
allí donde nace el amor, como una imagen
en el fondo del agua !
Je porte un chiffre sur le cœur, un sceau
de t’aimer comme si le silence s’téait inscrit
dans la chair profondément ; et j’ai parcouru
des galeries de feuilles passionnées, des chemins
qui s’ouvraient au soleil, hurlant, s’arrachant,
te râpant jusqu’à l’âme. Ô s’il m’était donné
de ne pas te voir apparaître, immuable,
là où l’amour naît, comme une image
au fond de l’eau !
Juan Rodolfo Wilcox, Les Jours heureux [Los Hermosos días], traduction de l’espagnol (Argentine) et présentation par Silvia Baron Supervielle, Collection Orphée, La Différence / Unesco, 1994 [1946], p. 56-57 et 66-67.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : juan rodolfo wilcox, aimer | Facebook |
17/05/2011
Michel Leiris, Quelques nuits sans nuit (récits de rêves)
16-17 mai 1944
Comme résistant, comme otage ou à tout autre titre je dois être exécuté, et cela donne lieu à une espèce de fiesta amicale. Je fais mes
adieux à Z…(1), très déchirants. Je dis adieu aussi à l’une de nos amies que j’aime beaucoup — Simone de Beauvoir — ou je la cherche pour lui dire adieu. Aucune garde autour de moi ; en apparence, je suis tout à fait libre. Devant mes amis massés en une double haie comme les spectateurs d’une arrivée de Tour de France, je passe accompagné de Z…, qui m’escorte comme si j’étais un enfant qu’il importe de rassurer. Arrivé à la paroi rocheuse très irrégulière et couverte d’aspérités qui est le mur des fusillades, je m’y adosse, avec Z… demeurée près de moi (à ma droite, je crois, et me pressant la main). Je m’y adosse de toutes mes forces, comme si j’essayais de m’y incruster, moins pour y disparaître que pour y puiser une rigidité non physique mais morale, c’est-à-dire du courage On entend des pas de chevaux et peut-être un bruit de troupe en marche. Soulevé par une terreur abjecte, je sens fondre mon désir de faire bonne figure. Puis la rage me prend et je dis à Z… que je ne me laisserai pas tuer comme cela. Je me précipite alors en courant et plonge tête baissée dans une allée en contrebas parallèle à la haie de nos amis spectateurs. La chute m’éveille, ou plutôt m’introduit dans un autre rêve où j’explique à quelqu’un ce moyen dont je dispose de mettre fin à mes rêves par une chute volontaire.
Toujours endormi, je repasse ce rêve dans mon esprit et j’en refais certaines parties, avec d’autres détails. Dans cette seconde version intervient, notamment, un rectangle de papier blanc qu’on donne à ceux qui vont être mis à mort. Il leur est permis d’y inscrire leurs dernières paroles et au moment de l’exécution il sera collé, non sur leurs yeux, mais sur leur bouche à la manière d’un bâillon.
Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, Gallimard, 1961, p. 162-163.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Leiris Michel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel leiris, nuit, rêve | Facebook |
16/05/2011
Eugène Savitzkaya, Sang de chien
J’aimerais tant mais je ne peux pas. Ma valise est prête, mes pieds chaussés. J’ai baissé les stores, mais je ne peux pas partir. Il faudrait qu’on me pousse. Si le chien jaune que j’entends hurler me mordait les talons peut-être ferais-je le premier pas et me précipiterais-je vers la sortie, et dehors je me sentirais mieux, plus vaillant. On m’a dit qu’il fallait toujours s’asseoir pendant quelques minutes avant un grand départ. Aussi me suis-je assis. À présent, je ne peux plus me lever. Des objets me retiennent et le monde m’effraie. J’ai mal au foie, j’ai mal à la tête, mes pieds ne supportent aucun soulier, je saigne du nez, j’ai l’impression que je pue, mes cheveux blessent mes yeux, j’ai sommeil mais je ne parviens pas à dormir, le soleil me fait peur lorsqu’il me touche, le feuillage dissimule des visages, des nez, des yeux, des doigts et des tireurs, il y a des animaux morts dans le jardin, des grives et des rats, un chat a démonté un pigeon, en a dispersé les plumes et déroulé les viscères, la cervelle est bleue et les os plus que blancs, quelle est la couleur du sang ? où est ma fiancée ? où aller ? quoi faire ? J’ai tué, j’ai blessé, j’ai chassé, j’ai balayé, j’ai mordu, tordu, limé, et je n’ai plus soif.
Pas besoin de lumière pour me raser. Dans l’obscurité, je me frotte au rasoir électrique qui bourdonne. Un petit rasoir suffit à ma barbe claire. Les vibrations du moteur plaisent à ma peau. Les objets lourds qui tombent sur le plancher ne résonnent pas dans ma poitrine. Pourrais-je encore escalader le frêne et me baigner dans le lac froid Enol ? Il n’y a que le vent qui me fasse encore du bien, ce même vent qui fronce la surface de l’eau et me dégoûte de la pêche au flotteur dans ce bras mort du fleuve.
Quand je regarde celui qui écrit, je me demande pourquoi sa tête est enfoncée dans la niche de son bureau. La main gauche de celui qui écrit est posée à plat sur sa cuisse gauche qu’elle lisse avec application. C’est la main la moins habile qui répète ce geste, la main qui a reçu le coup de tisonnier ou trop de baisers. Ce geste me rend nerveux : je suis obligé d’avaler ma salive et de changer plusieurs fois la position de mes jambes, de me mordre les doigts et de dissimuler mes larmes.
Quand ai-je pleuré pour la dernière fois en plein air ou enfermé, dans quelle maison dans quelle prairie, sur quel toit, nu ou en chemise, fatigué par le soleil ou à peine éveillé, seul ou en compagnie, sur la montagne pointue ou sur la mer plate ? Et l’avant-dernière fois ? Juste un spasme, une contraction du menton et pas de larmes, à peine comme une brève transpiration. Et avant ? Je devais être saoul, ça ne compte pas. Et avant ? Enragé, devant la mer. Et avant ? Encore de rage, sang de chien, ça ne compte pas. Et avant ? En regardant mon jardin sous le soleil, les hautes tiges des asperges, les plumes, le feuillage épuisé, la glycine en bout de course. Et avant, avant ? À peine un désir, mais les larmes ne se commandent pas. Et le dernier bonheur, où, avec qui, à l’aide de quels outils ? [...]
Eugène Savitzkaya, Sang de chien, éditions de Minuit, 1988, p. 8-10.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Savitzkaya Eugène | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : eugène savitzakaya, sang de chien, partir | Facebook |
14/05/2011
La Guirlande de Julie
La Guirlande de Julie est un recueil collectif de poèmes (comme une guirlande) écrits à l’initiative de Charles de Sainte Maure, duc de Montausier en l’honneur de Julie-Lucines d’Angennes de Rambouillet et qui lui furent offerts en 1634.
Donnez-moi vos couleurs, Tulipes, Anémones ;
Œillets, Roses, Jasmins, donnez-moi vos odeurs :
Des contraires saisons le froid, ni les ardeurs,
Ne respectent que les Couronnes
Que l’on compose de mes fleurs ;
Ne vous vantez donc point d’être aimables ni belles
On ne peut nommer beau ce qu’efface le Temps :
Pour couronner les Beautés éternelles,
Et pour rendre leurs yeux contents,
Il ne faut point être mortelles.
Si vous voulez affranchir du trépas
Vos brillants, mais frêles appas,
Souffrez que j’en sois embellie ;
Et si je leur fais part de mon éternité,
Je les rendrai pareils aux appas de JULIE,
Et dignes de parer sa divine beauté.
Valentin Conrart
Devant ce teint d’un beau sang animé
Je parais que pour ne plus paraître ;
Je n’ai plus rien de ce lustre enflammé
Que de Vénus le sang avait fait naître ;
Le vif éclat de ce teint non pareil
Me fait pâlir, accuser le Soleil,
Sécher d’envie et languir de tristesse :
Ô sort bizarre ! ô rigoureux effet !
Ce qu’a produit le sang d’une Déesse,
Le sang d’une autre aujourd’hui le défait.
Claude de Malleville
La Guirlande de Julie, édité pour les amis de Maurice Robert éditeur, Paris, 1967.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : la guirlande de julie, conrart, malleville, madame de rambouillet | Facebook |
13/05/2011
Franck Venaille, Chaos
Amères sont nos pensées sur la vie Amè-
Res sont-elles ! Il suffit — ô amertume ! —
D’un instant, tel celui où ce cerf-volant
Échappant à l’enfant se brises sur les gla-
Ciers du vent pour que disparaisse ce
Bonheur d’aller pieds nus sur le sable
Amers de savoir que ce sont sur des éclats
De verre que nous marchons. Que nous
Nous dirigeons, chair à vif, vers la mort —
On naît déjà mort
Ah ! ce mur d’anxiété
qui
peu à peu
m’enserre
ALORS
que
je demande simplement à quitter la scène
fut-ce par la sortie bon secours
Ce sont toujours les mêmes qui pratiquent l’autopsie
De leur propre corps
Cela tient du cheval vapeur ouvert dégoulinant de viscères
noirs.
Rien !
On naît rien.
Vite on recoud vite le cadavre vite !
— déjà fané avant l’heure légale —
Vite !
Franck Venaille, Chaos, Mercure de France, 2006, p. 57 et 90.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : franck venaille, chaos, mort, vivre | Facebook |
12/05/2011
Pablo Picasso, Les quatre petites filles
QUATRE PETITES FILLES, chantant
Nous n’irons plus au bois,
les lauriers sont coupés,
la belle que voilà
ira les ramasser.
Entrons dans la danse,
voilà comme on danse,
dansez, chantez, embrassez qui vous voudrez.
PETITE FILLE I
Ouvrons toutes les roses avec nos ongles et faisons saigner leurs parfums sur les rides de feu des jeux de nos chansons et de nos tabliers jaunes, azur et pourpre. Jouons à nous faire mal et embrassons-nous avec rage en poussant des cris affreux.
PETITE FILLE II
Maman, maman, viens voir Yvette saccager le jardin et mettre le feu aux papillons, maman, maman !
PETITE FILLE III
Arrangez-vous comme vous voudrez pour allumer les flammes des plumes de coq de bougie autour des langes perdus aux branches des cerisiers. Veillez, que je vous dis, aux ailes détachées des oiseaux morts en cage chantant à tire-d’aile sur la moire des manches de la robe plissée du ciel de si haut tombé du bleu.
PETITE FILLE I, chantant
Nous n’irons plus au bois,
les lauriers sont coupés,
la belle que voilà…
(Elle crie :) Voilà, voilà, voilà le chat qui a pris un des oiseaux du nid dans sa gueule, et l’étrangle de ses grands doigts et l’emporte derrière le nuage citron volé au beurre fondu du pan de mur fichu par terre par le soleil couvert de cendre.
PETITE FILLE III
Ce qu’elle est bête !
PETITE FILLE IV
Arrangez-vous tous avec les fleurs. Le fil à tricoter traîne par tout le jardin ses pattes et accroche à chaque branche son chapelet de regards et les coupes pleines de vin dans le cristal des orgues qu’on entend tapant à bras raccourcis sur le coton du ciel caché derrière les grandes feuilles de rhubarbe.
PETITE FILLE I
Arrangez-vous, arrangez-vous la vie. Moi j’enveloppe la craie de mes envies du manteau déchiré et plein de taches de l’encre noire coulant à gorge ouverte des mains aveugles cherchant la bouche de la plaie.
PETITE FILLE III, cachée derrière le puits
Ça y est, ça y est, ça y est.
PETITE FILLE I, II et IV
Bête, bête, tu es bête, tu es doublement visible, on te voit toute nue couverte d’arc-en-ciel. Arrange tes cheveux, ils flambent et vont mettre le feu à la chaine de révérences grattées à la chevelure emmêlée de cloches léchées par le mistral.
PETITE FILLE III
Ça y est, ça y est, ça y est. Vous ne m’aurez pas vivante et vous ne me voyez pas. Je suis morte.
PETITE FILLE IV
Fais pas l’idiote !
PETITE FILLE I
Si tu ne reviens pas, nous irons toutes nous pendre aux arbres du citronnier et vivre en fleurs nos drames et nos danses au fil du couteau de nos larmes.
PETITE FILLE II
Nous allons te donner une échelle (elles cherchent une longue échelle et la portent avec beaucoup de difficulté en équilibre debout).
Pablo Picasso, Les quatre petites filles, pièce en six actes, Gallimard, 1968, p. 13-16.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pablo picasso, quatre petites filles, pièce surréaliste | Facebook |
11/05/2011
Fabienne Raphoz, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide...
Dessin de Ianna Andréadis
Au merle de mon jardin
(avec l’aide de quelques-uns)
Le merle de mon jardin est un oiseau commun
mais c’est le merle de mon jardin ;
le merle de mon jardin est un oiseau commun
mais j’ai aussi treize manières de le regarder ;
le merle de mon jardin est un oiseau commun
mais il est à lui seul le voyage tout entier ;
le merle de mon jardin n’est ni le ciel ni la terre
mais il les réunit ;
il n’y a pas d’ailleurs de son monde pour l’être-là merle
du merle de mon jardin ;
parfois je suis un peu le merle de mon jardin
car je le suis des yeux ;
ainsi, pour le dire autrement, l’œil du merle de mon
jardin et mon regard ne font qu’un, mais j’ai moins
d’acuité pour observer le merle de mon jardin
qu’il n’en a pour me regarder depuis le
pommier ;
les ancêtres du merle de mon jardin volaient
avant les ancêtres de la chauve-souris ;
les ancêtres dinosaures du merle de mon jardin ne se
sont pas éteints,
ils se sont envolés ;
le merle de mon jardin contrairement à la mouche du pré
ne met pas ses pattes sur sa tête ;
dans la syrinx du merle de mon jardin,
il y a un peu du Solitaire masqué de Monteverde ;
jaune vif le bec du mâle merle noir : tordus merula de mon jardin
comme ceux de tous les mâles merles tordus sp
du monde sauf le bec du mâle Merle du Maranon Tordus maranonicus
du mâle merle cul-blanc Tordus obsoletus et du mâle Merle
Haux-Well Tordus hauxwelli
Une année, le merle de mon jardin a fait son nid quasi
sous mon nez ;
le merle de mon jardin mange souvent des baies de lierre au-dessus
de mon nez sur le gros mur moussu de mon jardin, l’été ;
le merle de mon jardin, comme le piapiateur noir de
Jacques Demarcq,
piapiate et tuititrix, son chant résonne refluifluité ;
le merle de mon jardin comme Jacob de Lafon soi-même
aime penser les choses par deux : baie et chat,
air et froid, œuf et bec, eux et eux, mais à
l’inverse de Jacob de Lafon il n’associe rien à
l’arôme du noyau ;
le merle de mon jardin, comme le merle de Ianna
(Andréadis)
peut rester longtemps immobile et regarder de
biais ;
comme Claude Adelen, j’ai tutoyé l’aire du merle de mon jardin
en vain ;
le merle de mon jardin se tait à la mi-juillet
mais garde son sale caractère — je l’appelle souvent
le pipipissed off merle de mon jardin parce que j’ai un rapport passionnel avec la langue anglaise et le merle de mon jardin ;
le merle de mon jardin se merle de tout c’qui s’passe et passe dans mon jardin ;
le merle de mon jardin aime que je parle de lui et me le fait savoir par un petit
puiitpitEncore, puitpitEncore ;
chaque hiver j’espère que le froid ne tuera pas le merle de mon jardin ;
le merle de mon jardin et moi sommes assez semblables
— à une petite différence près :
un jour le merle de mon jardin comme le Merle de Grand Caïman éteint
je le chialerai
Ceci étant :
le merle de mon jardin n’est sûrement pas mon merle comme mon jardin n’est finalement pas mon jardin mais le monde du merle de mon jardin et de quelques-uns, pendant l’été pendant l’hiver, par instants, ou bien alors, durant toute l’année, comme le merle de mon jardin : le milan, la buse, le faucon, le martinet, le coucou, le pic, la corneille, le geai, la pie, la pie-grièche, le rougegorge, la grive, l’hirondelle, le verdier, la mésange, le rougequeue, le pinson, le serin, la bergeronnette, le grosbec, la fauvette, le gobemouche coche de mon jardin , le grimpereau, le chardonneret, la sitelle, le tarin, le moineau, le troglodyte, le bruant ; mais aussi le renard, le hérisson, l’écureuil, la taupe, le mulot, l’épeire, le faucheux, le lézard, la couleuvre, l’argus, la piéride, le nacré, la petite tortue, le myrtil, le macaon, le cétoine, le capricorne, le carabe, l’apion, le clairon, le criocère, le hanneton, le bousier, le taupin, le gendarme, la punaise, le criquet, la sauterelle, la guêpe, le frelon, l’abeille, le bourdon, le syrphe, la mouche, la cordulie, mais encore la verge d’or, la gesse, la balsamine, le trèfle, l’œillet, la centaurée, le millepertuis, la carotte sauvage, le coquelicot, la reine des prés, la scabieuse, l’hortie, le cornouiller, le frêne, le noisetier, le noyer ; et tous les autres que je n’sais même pas nommer, que j’n’ai même pas vu ou que j’ai acclimatés à mon jardin à l’inverse du merle de mon jardin qui lui a choisi mon jardin.
(Bonnaz, août 2009)
Fabienne Raphoz, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide augures, Dessins de Ianna Andréadis, Genève, éditions Héros-Limite, 2011, p. 158-161.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : fabienne raphoz, ianna andréadis, oiseaux, merle, jardin | Facebook |