12/10/2011
Louis Zukofsky, Un objectif & deux autres essais, traduction Pierre Alféri
On a toujours trouvé la poésie plus littéraire que la musique, mais la prétendue musique pure, en tant que communication, peut être littéraire. Les voix d’une fugue, disait Bach, doivent se comporter comme des hommes raisonnables dans une conversation sérieuse. Pourtant, la musique ne dépend pas principalement, comme la poésie, d’une voix humaine qui sache la rendre. Et l’imagination peut dépouiller la parole de tout élément graphique pour qu’elle devienne un pur mouvement sonore. C’est en vertu de cet horizon musical de la poésie (jamais atteint, sans doute, par les poèmes) que n’importe qui peut écouter la poésie d’Homère sans connaître le grec et en tirer quelque chose ; se mettre « sur la même longueur d’onde » que la tradition humaine, que sa voix mûrie parmi les sons de la nature, et ainsi échapper à l’emprise d’une époque et d’un lieu comme on n’a guère de chance d’y échapper en étudiant la grammaire homérique. En ce sens, la poésie est internationale.
Si quelque chose a un sens, la poésie a le sens de tout. Ce qui veut dire : sans elle, la vie n’aurait guère de présent. Écrire des poèmes ne suffit pas s’ils ne gardent pas la vie enfuie. Écrire des poèmes semble toujours insuffisant quand ils parlent d’une vie enfuie. Le poète peut cesser visiblement d’écrire, mais il se mesure secrètement à chaque mot de poésie jamais écrit. S’il est d’une profondeur constante, il pense, en outre, à ceux qui ont vécu, vivent et vivront pour dire les choses qu’il ne peut dire. Qui fait cela travaille sans cesse et ne craint pas de paraître oisif. L’effort de poésie se reconnaît, tranchant sur la plupart des textes au goût du jour, malgré l’habit et les retards des poètes. La poésie n’a pas tel visage aujourd’hui pour faire mauvaise figure demain. On trahit une pensée bien courte en disant que la poésie s’oppose — parce qu’elle ajoute — à la science. La poésie s’explique sur-le-champ, sauf aux paresseux et aux insensibles.
Louis Zukofsky, Un Objectif & deux autres essais, traduit de l’américain par Pierre Alféri, Un Bureau sur l’Atlantique / Éditions Royaumont, 1989, p. 47-48 et 26-27.
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11/10/2011
Georges Bataille, Poèmes, Œuvres complètes IV
Le loup soupire…
Le loup soupire tendrement
dormez la belle châtelaine
le loup pleurait comme un enfant
jamais vous ne saurez ma peine
le loup pleurait comme un enfant
La belle a ri de son amant
le vent gémit dans un grand chêne
le loup est mort pleurant le sang
ses os séchèrent dans la plaine
le loup est mort pleurant le sang.
La Marseillaise de l’amour
Deux amants chantent la Marseillaise
deux baisers sanglants leur mordent le cœur
les chevaux ventre à terre
les cavaliers morts
village abandonné
l’enfant pleure
dans la nuit interminable
Georges Bataille, Poèmes, dans Œuvres complètes, IV, œuvres littéraires posthumes, Gallimard, 1971, p. 27 et 35.
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10/10/2011
Christian Bachelin, Neige exterminatrice, poèmes 1967-2003
Testament d’os et de brindilles
Débris de cris sanglots de tôles
Ombre éparse âme en graffiti
Mal d’aurore et métempsychose
Le ciel de morgue les pylônes
Le coq des mille et une morts
En jadis le vélo qui cogne
Et cocaïne au champ d’orties
Le coq la rouille des aurores
Le moignon d’être au corridor
Tristan le triste trismégiste
Yseut la morte de minuit
Le blanc des os le cachalot
Sa nageoire en travers des flots
Seul horizon vieux paquebot
Bistro des morts banquises d’os
*
Des rendez-vous d’amour se figent pour toujours
Dans l’unique odeur éphémère d’une neige
Dont à jamais la même saveur singulière
Gardera vierge un certain idéal obscur
De bonheur enfermé dans des flocons d’un soir
Et que conservera dans sa chimère exacte
Le froid de quelques pas vers des chambres d’hiver
Vers de beaux châteaux noirs dont nul ne reviendra
Sauf pour se torturer lointain voyeur aveugle
D’une séquestration idyllique et sans âge.
Christian Bachelin, Neige exterminatrice, poèmes 1967-2003, Préface de Valérie Rouzeau, esquisse bibliographique par Éric Dussert, Le temps qu’il fait, 2004, p. 143 et 173.
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09/10/2011
Zbigniew Herbert, Hermès, le chien et l'étoile
La chambre meublée
Dans cette chambre il y a trois valises
un lit qui n’est pas à moi
une armoire et le moisi de sa glace
quand j’ouvre la porte
les objets se figent
une odeur connue m’assaille
de sueur insomnie et literie
un petit tableau au mur
montre le Vésuve
avec un panache de fumée
je n’ai pas vu le Vésuve
je ne crois pas aux volcans actifs
le deuxième tableau
est un intérieur hollandais
dans la pénombre
des mains de femme
inclinent un pot
d’où s’écoule une tresse de lait
sur la table un couteau une serviette
un pain un poisson une grappe d’oignons
si on suit la lumière dorée
en montant trois marches
par la porte entrebâillée
on voit un carré de jardin
les feuilles respirent la lumière
les oiseaux soutiennent la douceur du jour
un monde faux
tiède comme du pain
doré comme une pomme
du papier peint arraché
des meubles non apprivoisés
les taies des glaces sur le mur
voilà l’intérieur réel
dans cette chambre à moi
et à trois valises
le jour fond
en une flaque de sommeil
Zbigniew Herbert, Œuvres poétiques complètes I, Corde de lumière suivi de Hermès, le chien et l’étoile et de Étude de l’objet, édition bilingue, traduction du polonais par Brigitte Gautier, Le Bruit du temps, 2011, p. 223 et 225.
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07/10/2011
Ariane Dreyfus, Nous nous attendons
« Avec plaisir »
C’est le milieu de la nuit et du lit
S’ouvre
La chambre la salle de bains la chambre encore
Façon d’y déposer chaque femme qu’elle est
Elle s’essuie entre
Un peu seule dans ses cuisses mais pas grave
Geste qui restera au fond d’ici
Le corps ne va pas se refermer
Si vivant
Puis le grand et doux du retour contre toi
Faisant sortir l’âme de partout au moindre mouvement
Serre
Tout juste
Le sentiment de dormir dans les bras
Ariane Dreyfus, extrait de Nous nous attendons (Reconnaissance à Gérard Schlosser, peintre)[à paraître], dans Rehauts, n° 2, printemps-été 2011, p. 31.
©Photo Tristan Hordé
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06/10/2011
Bernard Noël, La Moitié du geste, dans Les Plumes d'Éros
la nuit se perd en elle-même
comme un regard bouclé
sous la paupière
le temps fait un panache
sur la bouche qui souffle
que penser encore
mourir n’est pas la mort
quelque chose tâtonne dans le corps
je ne veille pas dis-tu
dans les veines du bois
une image perchée
un souvenir fuyant
tu cherches la lenteur
le trajet d’un astre
qui se lève d’en bas
*
en chaque mot
un nom perdu
l’autre s’éloigne
ô buée
pour être là
il faut faire du temps
ce qui en moi dit non
me chasse du présent
voici la vide lumière
ne cède pas à l’ange
le destin n’est ni clair ni sombre
il est le lieu mobile
où le dedans et le dehors
se croisent
en forme de je
Bernard Noël, La Moitié du geste [1982], dans Les Plumes d’Eros, Œuvres I, P. O. L, 2010, p. 191-192.
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05/10/2011
Louis Calaferte, Promenade dans un parc
— L’intelligence, murmurait-il, oui, l’intelligence… La raison, la logique, l’analyse, l’expérience réfléchie, la déduction, le savoir qui permettent de contrôler, de dominer choses et gens, le long, long apprentissage des connaissances multiples, cette supériorité de la pensée…
Tout à sa méditation, le front plissé, les yeux graves, il sautillait dans sa cage d’un point d’appui à un autre, indifférent aux appels bruyants des enfants agglutinés à l’extérieur des barreaux qui cherchaient à attirer son attention et à éveiller sa gourmandise en lui jetant des cacahuètes décortiquées.
Le navire sur lequel nous devions embarquer à une date que nous ignorions était à quai depuis des semaines, et il nous arrivait fréquemment d’aller flâner par beau temps dans l’encombrement du port à seule fin de nous familiariser avec sa forme et son volume puisque c’était à lui que nous allions confier nos destinées au cours de la longue traversée prévue.
Nos bagages étaient prêts, en attente dans le petit couloir de notre appartement dont nous avions pris la précaution de recouvrir de housses le mobilier comme nous le faisions avant chacun de nos déplacements nous tenant éloignés un certain temps, car par nature et éducation ma femme est minutieusement attentive à ces soins ménagers.
Comment se fait-il que le jour du départ, dont j’avais cependant été averti, je ne me trouvais pas à l’embarcadère et qu’elle dût partir seule ; voilà ce qu’après plus de trente ans de solitude, sans nouvelles d’elle, je ne réussis pas à m’expliquer.
Louis Calaferte, Promenade dans un parc, L’imaginaire / Gallimard, 2011 [Denoël, 1987], p. 22 et 91.
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04/10/2011
Wilhelm Müller-Franz Schubert, Voyage d'hiver - Winterreise
Bonne nuit
Étranger je suis venu,
Étranger je repars.
Le mois de mai m’accueillait
Avec des fleurs à profusion.
La jeune fille parlait d’amour
La mère plutôt de mariage.
À présent le monde est si terne,
Le chemin recouvert de neige.
Je ne puis choisir le moment
De mon voyage,
Je dois trouver moi-même
Le chemin dans cette obscurité.
Sous la lune mon ombre
Me tient compagnie,
Et sur les branches étendues
Je cherche la trace du gibier.
Pourquoi m'attarder plus longtemps
Et me faire chasser ?
Laisse les chiens furieux hurler
Devant la maison de leur maître ;
L’amour aime à passer —
Dieu l’a voulu ainsi —
De l’un à l’autre,
Ma chérie, bonne nuit !
Je ne veux pas troubler tes rêves,
Ce serait dommage pour ton repos.
Il ne faut pas que tu entendes mon pas —
Doucement, doucement, je ferme la porte.
En passant j’écris pour toi
Sur le portail : Bonne nuit,
Pour que tu puisses voir
Que j’ai pensé à toi.
Gute Nacht
Fremd bin ich eingezogen,
Fremd zieh ich wieder aus,
Der Mai war mir gewogen
Mit manchem Blumenstrauß.
Das Mädchen sprach von Liebe,
Die Mutter gar von Eh.
Nun ist die Welt so trübe,
Der Weg gehüllt in Schnee.
Ich kann zu meiner Reisen
Nicht wählen mit der Zeit,
Muss selbst den Weg mir weisen,
In dieser Dunkelheit.
Es zieht ein Mondenschatten
Als mein Gefährte mit.
Und auf den weißen Matten
Such ich des Wildes Tritt.
Was soll ich länger weilen,
Dass man mich trieb’ hinaus,
Lass irre Hunde heulen
Vor ihres Herren Haus.
Die Liebe liebt das Wandern,
Gott hat sie so gemacht,
Von Einem zu dem Andern,
Fein Liebchen gute nact.
Will dich im Traum nicht stören,
Wär schad um deine Ruh,
Sollst meinen Tritt nicht hören,
Sacht, sacht, die Türe zu.
Schreib im Vorübergeren
Ans Tor dir : Gute Nacht,
Damit du mögest sehen,
An dich hab ich gedacht.
Franz Schubert, Voyage d’hiver [Winterreise], Cycle de lieder sur des poèmes de Wilhelm Müller, traduits par Frédéric Wandelère, interprété par Stephan Genz (baryton), Michel Dalberto (piano), Essai de Jean Bollack, Notes de Paul-André Demierre, La Dogana, Genève, 2011, p. 28-31.
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03/10/2011
François Bon, Sortie d'usine
Le bonhomme, sa casquette à la main, chassait d’autour de lui les papillons. Il était célèbre aussi pour ça, cette sorte de petits papillons blancs ou jaunes, minuscules et poisseux, qui semblaient l’accompagner où qu’il aille, et lui tissaient comme un voie lorsqu’il remorquait son transpalette tout au long des allées sous le bruit. Des bestioles qui n’étaient attirées que par lui, et qu’on ne voyait autre part qu’autour de lui. Il avait sa cabane au fond de l’enclos, derrière un grillage métallique solide. Une longue allée sur un ciment très sale, bordée de box en planches goudronnées. Puis, au fond, l’allée se resserrait entre des tas de bidons et de fûts jusqu’à sa cahute de tôle ondulée, très basse, dont il ne manquait jamais de boucler la porte au cadenas lorsqu’il la quittait. Le tout coincé entre le mur de briques du hall et le mur d’enceinte de l’usine, bien plus hauts chacun que la cahute et les tas qui la bordaient. Lui s’habillait par-dessus son bleu d’un vaste tablier de cuir, épais, qui lui couvrait du cou jusqu’au bas des jambes et se refermait à la taille. On ne l’avait jamais vu autrement. Faut bien, disait-il, pour mon boulot. Il n’était guère bavard, et très peu avaient à lui parler. D’ailleurs de la journée il s’éloignait rarement de son domaine, l’allée et la cahute. Il avait même le privilège de pouvoir s’y asseoir à la porte, seul peut-être de toute la tôle à être toléré ne rien sembler faire, même un moment. Avec les heures que je fais, je peux bien il dit. Son travail de toute façon s’accomplit très bien ainsi, sans besoin d’aucune aide. Avant qu’ils arrivent, ou tout le monde parti. Chargeant sur son transpalette les poubelles disposées un peu partout dans les ateliers, vieux bidons dont le couvercle avait été découpé au chalumeau, les entassant trois par trois sur le chariot et les ramenant à la benne devant son allée, alors les vidant et les triant, récupérant les chutes de fil électrique pour le cuivre, la visserie tombée et balayée, les bouteilles vides, puis le papier, les cartons à empiler et ficeler dans la cabane, le reste enfin pouvant partir aux ordures. Ou chargeant à la fourche les copeaux entassés dans les bacs sous les machines de l’usinage, et les répartissant par matières dans chacun des box cloisonnées le long de son allée. Les fûts eux servant à la récup des différentes huiles de vidange.
François Bon, Sortie d’usine, Minuit /double, 2011 [1982), p. 85-86.
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02/10/2011
Henri Heine, 40 poèmes
De mes si grandes peines
J’ai fait de courtes chansons,
Elles élèvent leurs empennes
Et jusqu’à son cœur voleront.
Elles ont trouvé ma très chère,
Mais sont revenues pour gémir,
Gémissent et ne veulent pas dire
Ce qu’en son cœur elles ont découvert.
Aus meinen grossen Schmerzen
Mach’ich die kleinen Lieder ;
Die heben ihr klingend Gefieder
Und flattern nach ihrem Herzen.
Sie fanden den Weg zur Trauten,
Doch kommen sie wieder und klagen,
Und klagen, und wollen nicht sagen,
Was sie im Herzen schauten.
Dans ma vie toujours trop sombre
Brillait une image aimée,
La douce image effacée
Je reste enveloppé d’ombres.
Les enfants quand vient la nuit
D’angoisse ont le cœur serré,
Mais ils chantent à grand bruit,
Leur frayeur est conjurée.
Et je suis un fol enfant,
Je chante dans l’ombre épaisse,
Mon chant n’est pas divertissant
Mais il libère ma détresse.
In mein gar zu dunkles Leben
Strahlte einst ein süsses Bild ;
Nun das süsse Bild erblichen,
Bin ich gänzlich nachtumhüllt.
Wenn die Kinder sind im Dunkeln,
Wird beklommen ihr Gemüt,
Und um ihre Angst zu hannen,
Singen sie ein lautes Lied.
Ich, ein tolles Kind, ich singe,
Jetzo in der Dunkelheit ;
Klingt das Lied auch nicht ergötzlich,
Hat‘s mich doch von Angst befreit.
Henri Heine, 40 poèmes, texte allemand, traduction de Diane de Vogüé, avant-propos de Robert d’Harcourt, éditions Debresse, 1956, p. 37 et 36, 53 et 52.
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01/10/2011
Georg Trakl, L'automne du solitaire, dans Œuvres complètes
L’automne du solitaire
L’automne sombre s’installe plein de fruits et d’abondance,
Éclat jauni des beaux jours d’été.
Un bleu pur sort d’une enveloppe flétrie ;
Le vol des oiseaux résonne de vieilles légendes.
Le vin est pressé, la douce quiétude
Emplie par la réponse ténue à des sombres questions.
Et, ici et là, une croix sur la colline désolée ;
Un troupeau se perd dans la forêt rousse.
Le nuage émigre au-dessus du miroir de l’étang ;
Le geste posé du paysan se repose.
Très doucement l’aile bleue du soir touche
Un toit de paille sèche, la terre noire.
Bientôt des étoiles nichent dans les sourcils de l’homme las ;
Dans les chambres glacées s’installe un décret silencieux
Et des anges sortent sans bruit des yeux bleus
Des amants, dont la souffrance se fait plus douce.
Le roseau murmure ; assaut d’une peur osseuse
Quand la rosée goutte, noire, des saules dépouillés.
Georg Trakl, Œuvres complètes, traduites de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1972, p. 107.
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30/09/2011
Jean Tortel, Appareil de la terre
L’odeur des vieux papiers se fait plus âcre, les modulations des oiseaux plus ténues. Les pêcheurs au bord de la rivière s’apprêtent à quitter, remisant leur attirail. Une auberge désaffectée conserve une seule habitante. À la fenêtre apparaît sa silhouette ancienne. Elle reste désemparée parce que ce morceau de pâté, que répudierait le médecin des pauvres, sent déjà fort, mais elle décide pourtant de la manger en le faisant revenir à la poêle. Des voix ne lui font plus peur : celle du forgeron, du distillateur, de l’émondeur qui, par leurs romances, ornent ses jours, maintenant, comme ils pensent avec elle, comptés, mais ne le furent-ils pas toujours au plus juste dès sa naissance, un jour de plein soleil.
Plainte
Ce jour-là une femme dit :
Qui veut me porter mon fils
il est lourd et la nuit revient.
O temps des légumes terreux
rouges ou verts
des navets vineux
dans un jardin bordé d’épines
sous un ciel de silence accepté
temps que je n’ai plus
pourtant ce monde reste réel
et j’aime à voir sa beauté.
Jean Tortel, Appareil de la terre, Gallimard, 1964, p. 17 et 64.
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29/09/2011
Alain Veinstein, Voix seule
Un pas
À mesure que je m’enfonce
je n’ai rien tant à cœur
que la vérité.
Mais quoi que je fasse et dise,
pas de pas gagné
qu’il soit possible de tenir :
tous les témoins sont morts
et je reste seul en scène
à tenir un rôle
que les vrais mots de l’enfance
feraient voler en éclats.
Jour
Le seul jour jusqu’ici
je l’ai éclairé
à coups de pelle. Souvenez-vous.
Malgré les éclats de rire
et le effets de cruauté,
la pelle
m’a appris la vie.
Je lutte ici même contre l’envie
de la reprendre
et d’ensanglanter avec fureur
la terre épuisée par la brume.
Où es-tu ?
Parti pour ne pas revenir,
ne plus être
père,
père, jamais
et pourtant
les deux bras tendus,
je brandis
une couronne de roses
et je crie :
je suis ton enfant,
celui que tu berçais dans tes bras,
prêt à se faufiler, si Dieu le veut,
comme un rat dans ta tombe.
Et pourtant, nous ne nous reverrons plus,
nous avons, toi et moi, des visages sans avenir.
Le ciel est froid et sombre
contre mon dos.
Il ne manquerait plus que le vent se lève
sur le petit tas brillant
que j’appelais père
il y a à peine un instant.
Alain Veinstein, Voix seule, Fiction & Cie, Seuil, 2011, p. 59, 91 et 122.
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27/09/2011
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline
Encore une fois les hibous
J’allais à travers temps évoquant l’avenir
Que j’avais vu la veille au sein de quelque rêve
Et le long de l’espace au rebours de l’agir
Je laissais s’écouler glauque et vive la sève
De grands arbres plantés à l’instar du menhir
Pour marquer du soleil la fugitive trêve
Et qu’à leurs pieds géants les ans viennent gésir
En attendant le jour où l’homme se relève
Ni debout ni couchés des êtres à genous
Plantaient leur front plaintif dans une terre aride
La bouche dilatée arrachant des caillous
Mais je ne voudrais pas d’un destin aussi dous
Souligner la tendance assurément putride
C’est lorsque la nuit vient que volent les hibous
Qui cause ? Qui dose ? Qui ose ?
Si j’osais je dirais ce que je n’ose dire
Mais non je n’ose pas je ne suis pas osé
Dire n’est pas mon fort et fors que de le dire
Je cacherai toujours ce que je n’oserai
Oser ce n’est pas rien ce n’est pas peu de dire
Mais rien ce n’est pas peu et peu se réduirait
À ce rien si osé que je n’ose produire
Et que ne cacherait un qui le produirait
Mais ce n’est pas tout ça Au boulot si je l’ose
Mais comment oserai-je une si courte pause
Séparant le tercet d’avecque le quatrain
D’ailleurs je dois l’avouer je ne sais pas qui cause
Je ne sais pas qui parle et je ne sais qui ose
À l’infini poème apporter une fin
*
Acriborde acromate et marneuse la vague
au bois des écumés brouillés de mille cleurs
pulsereuse choisit un destin coquillage
sur le sable où les nrous nretiennent les nracleus
Si des monstres errants emportés par l’orague
crentaient avec leurs crons les crepâs des sancleurs
alors tant et si bien mult et moult c’est une ague
qui pendrait sa trapouille au cou de l’étrancleur
Où va la miraison qui flottait en bombaste
où va la mifolie aux creux des cruses d’asthe
où vont tous les ocieux sur le chemins des mers
on ne sait ce qui court en poignant sur la piste
on ne sait ce qui crie en poussant le tempiste
dans le ciel où l’apur cherche un bénith amer
on ne sait pas
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, Le Point du jour,
Gallimard, p. 197-198, 141-142, 139-140.
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25/09/2011
Emily Jane Brontë, Poèmes (1836-1846)
Viens-t’en avec moi
Viens-t’en avec moi
Il n’est plus que toi
Dont mon cœur puisse se réjouir ;
Nous aimions par les nuits d’hiver
Errer dans la neige :
Si nous renouvelions ces vieux plaisirs ?
Noires et folles, les nuées
Tachent d’ombre, là-haut, les terres élevées
Comme elles faisaient autrefois,
Et ne s’arrêtent que là-bas,
À l’horizon confusément amoncelées,
Tandis que les rayons de lune
Si prestement luisent et fuient
Qu’à peine pouvons-nous dire qu’ils ont souri.
Viens avec moi — viens te promener avec moi ;
Nous étions bien plus autrefois,
Mais la Mort nous a dérobés nos compagnons
Comme le Soleil la rosée ;
Oui, la Mort les a pris un à un, nous laissant
Tous deux seuls désormais ;
Aussi mes sentiments se voudraient-ils aux tiens
Nouer étroitement, n’ayant d’autre soutien.
« Non, ne m’appelle pas, cela ne saurait être ;
L’Amour serait-il si constant ?
La fleur de l’Amitié peut-elle dépérir
Pour revivre après de longs ans ?
Non, quand même le sol est humide de larmes
Et si belle qu’elle ait pu croître ;
Car la sève une fois tarie, son flux vital
Ne s’épanchera jamais plus :
Mieux encore que ne fait l’étroit cachot des morts
La Terre sépare le cœur des hommes. »
[Printemps 1844]
Come, walk with me
Come, walk with me ;
There only thee
To bless my spirit now ;
We used to love on winter nights
To wander throw the snow.
Can we not woo back old delights ?
The clouds rush dark and wild ;
They fleck with shade our mountain heights
The same as long ago,
And on the horizon rest at last
In looming masses piled ;
While moonbeams flash and fly so fast
We scarce can say they smiled.
Come, walk with me — come, walk with me ;
We were not once so few ;
But Death has stolen our company
As sunshine steals the dew :
He took them one by one, and we
are left, the only two ;
So closer would my feelings twine,
Because they have no stay but thine.
« Nay, call me not ; it may not be ;
Is human love so true ?
Can Friendship’s flower droop on for years
And then revive anew ?
No ; though the soil be wet with tears,
How fair soe’er it grew ;
The vital sap once perished
Will never flow again ;
And surer than that dwelling dread,
The narrow dungeon of the dead,
Time parts the hearts of men. »
[Spring 1844]
Emily Jane Brontë, Poèmes (1836-1846), choisis et traduits d’après la leçon des manuscrits par Pierre Leyris, édition bilingue, Poésie / Gallimard, 1963, p. 144-147.
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