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05/12/2011

Roger Giroux, L'arbre le temps

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Que bâtirais-je avec ma langue ?

Quel palais fou de désespoir ?

Hanté d'absence immobiles ?

Quelle ville, vouée, dès jadis

Aux purs silences de l'oubli ?

 

Arbre, amour, solitude, poussière...

 

Et c'est comme si je n'existais pas

Dans cette immensité qui me sépare de moi-même

Dans l'intouchable de ce lieu

Frémissant, monstrueux...

 

 

NEUTRE : être nu.

Parole neutre, parole nue, parole non à dire, parole non dite. Et disant cette parole non dite, l'œil s'ouvre dans la vision non plus œil dit, vision dite, mais œil et vision confondus dans le non dit. (Et la parole non-dite doit être, et DONC est dite, sinon elle ne serait pas « non-dite »). Parole incorrigible, et qui ne revient pas deux fois sur ses traces, parole écrite sur une surface toujours blanche, combustible. (Parole qui brûle tout sur son passage, et soi-même ; qui se détruit en se proférant ; qui n'existe que pour n'être pas. Cette parole : un feu qui se dévore, et ne laisse dans la bouche qu'un goût de cendre ; qui ne laisse de la bouche que cendre).

 

Roger Giroux, L'arbre le temps, suivi de Lieu-je et de Lettre,

Mercure de France, 1979, p. 41 et 105.

04/12/2011

Henri Pichette, Odes à chacun

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                                Pichette par Antonin Artaud


                 L'ode à chacun

 

Je dirai le meunier, le forain, le tourneur,

Le mitron, le clown blanc, l'échevelé glaneur,

La foi du charbonnier au grand jour témoignée,

L'horticulteur fleuri, la coiffeuse orpeignée,

La trame de la vie aux doigts du tissutier,

Le ruban bleu de lune à l'avant du routier,

Le peintre qui respire au balcon de ses toiles,

l'infini matelot, le pilote aux étoiles,

Celui qui fait la pluie avec un arrosoir

Et l'autre le foyer reprendre à l'attisoir,

Le tombelier dos rond sous les averses drues,

Le salubre éboueur, le balayeur des rues,

Le cordonnier qui tient l'usure des chemins,

Le bateleur habile à marcher sur les mains,

L'ongle en deuil du typo qui désigne la faute,

L'éclusier qui caresse un rêve d'argonaute,

L'humble boulanger qui des pauvres fait la part,

Le vieux curé pour qui ce n'est jamais trop tard,

L'éleveur d'alevin sur l'eau d'un lac de combe,

Le calme jardinier qui met la terre en tombe,

L'empailleur d'animaux qui les veut l'air vivants,

Le vivier au cri de cristal à tous vents,

L'agriculteur masqué s'escrimant aux abeilles,

La cueilleuse de cerises pendants d'oreilles,

Le fermier en haut lieu sur le foin engrangé,

La bonne qui babille au poupon frais langé,

[...]

L'obscur enlumineur les heures adornant,

Et le maître verrier qui d'en bas suit la pose

Des lumières dans la résille de la rose,

Ô librairie en fleurs ! Ô monde romancier !

Ô grand livre imprimé par le divin pressier !

Beau photographe d'art ! tireur subtil d'eaux-fortes !

Chimiste entre les serpentins et les retortes !

Nomenclateur sur les trois règnes incliné !

Frère zoologiste ! ô biologue-né !

Cosmosophe pétri de très vieille sapience

Et poète bordant le berceau de prescience !

Vous, savant avancé dans l'atome essentiel,

Astronome à l'orée admirable du ciel !

Yeux du soudeur à l'arc sous le pare-étincelles !

Ô temps que l'horloge prend avec ses brucelles !

Et celui-là, plus loin sitôt qu'il a bouclé

Le jour de la serrure et l'anneau de la clé.

 

Henri Pichette, Odes à chacun, Gallimard, 1988, p. 11 et 30.

03/12/2011

Julien Gracq, Lettrines, 2

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   La littérature de cette fin de siècle commence à ressembler furieusement aux armées de campagne modernes, dévorées de plus en plus par leur encombrant appareil logistique. Tel l'éclaire de loin, tel la renseigne, tel lui dresse des plans, tel classe ses archives, tel inventorie son matériel, tel prévoit déjà sa reconversion future, tel met au point pour elle de nouvelles méthodes et conçoit dans ses laboratoires les armes suprêmes du futur. Le train des équipages, les services auxiliaires, sont gonflés à craquer. D'écrivains de première ligne — d'écrivains qui tout bonnement écrivent — point, ou si peu.

 

                                               *

 

   Dans un grand journal du soir, à la page des spectacles, on peut trouver la liste des films « en exclusivité » à Paris classés sous trois rubriques : Films français — Films étrangers — Films d'auteurs. Le premier mouvement est d'en sourire, mais il y a là, même naïf, en somme un essai de tri qui, transposé dans le domaine de l'imprimé, ne serait pas sans clarifier le commerce de la littérature. La notion utile de livre sans auteur, introduite dans la librairie, en officialisant un secteur de littérature industrielle, permettrait à la clientèle de masse, dans les bibliothèques de gare et de métro, au tourniquet des drugstores, d'aller à l'imprimé comme on va au cinéma du samedi soir, sans se poser de questions de provenance embarrassantes et inopportunes.

   Mais — j'y songe — c'est déjà fait. Si on parcourt de l'œil l'éventaire d'une librairie de gare, il est clair que le nom de l'auteur n'est plus aujourd'hui sur la couverture, neuf fois sur dix, que l'équivalent du nombril au milieu du ventre : quelque chose dont l'absence se remarquerait, mais qui ne saurait a priori inciter personne à une quelconque recherche de paternité.

 

Julien Gracq, Lettrines 2, dans Œuvres complètes, II, édition établie par Bernhilde Boie, avec la collaboration pour ce volume de Claude Dourguin, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, p. 305

02/12/2011

Paul Louis Rossi, Le Voyage de sainte Ursule

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[le plaisir]

 

(donnez-nous des plaisirs aigus

croisés comme des fers d'épées)

Il l'embrasse il la vénère

Elle a des cheveux roux et fous

Ils semblent dire une prière

L'un pour l'autre et contre tous


(ah! donnez-nous des plaisirs aigus

l'odeur des œillets sauvages)


Elle sourit au fond de la salle

Une légère moue sur les lèvres

Un col blanc comme une voile

Tendue sur la mer tranquille


(des aiguilles de pin

criblées des feux de l'été)


Elle penche la tête pour cacher

Le trouble de son regard

Son désir et sa chasteté

Pareil au vin à l'eau mêlé


(violet couleur de la mer

violet couleur de la mort)


Pris d'une passion ingénue

Il agite devant ses yeux

Les prestiges de sa bouche

Rêvant son image nue


(comme une bête furieuse

un taureau ivre de rouge)


L'orage gronde sur la côte

Ils sentent venir le désir

De mesurer côte à côte

Le vertige du plaisir


(un paysage endormi

lassé de couleurs et de cris)


Ils reposent ensommeillés

Sur le sable d'une plage

Abandonnés contre les épaves

Seuls et las de s'être enlacés

 

Paul Louis Rossi, Le Voyage de sainte Ursule, Gallimard,

1973, p. 64-65.

© Photographie Chantal Tanet

01/12/2011

René Char, Fenêtres dormantes sur le toit

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     Le poème sur son revers, femme en besogne à qui les menus objets domestiques sont indispensables. La richesse et la parcimonie.

 

     Avant de se pulvériser, toute chose se prépare et rencontre nos sens. Ce temps de préparatifs est notre chance sans rivale.

 

     Il en faut un, il en faut deux, il en faut... Nul ne possède assez d'ubiquité pour être son contemporain souverain.

 

     Peindre l'intimité par le défaut du fumeux intérieur. Nos yeux filtrants s'y essaient.

 

     La poésie ose dire dans la modestie ce qu'aucune autre voix n'ose confier au sanguinaire Temps. Elle porte aussi secours à l'instinct en perdition. Dans ce mouvement, il advient qu'un mot évidé se retourne dans le vent de la parole.

 

     La grâce d'aller chaque fois plus avant, plus nu en nommant le même objet  de demi-jour qui amplement nous figure, c'est à la lettre reprendre vie.

 

René Char, Fenêtres dormantes et portes sur le toit, Gallimard, 1979, p. 12, 13, 16, 17, 18-19, 19.

 

30/11/2011

Buson, le parfum de la lune

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             Buson


l'automne est arrivé

  il faut bien l'admettre

    quelqu'un a éternué

 

 

début de l'automne

  dans une maison une lampe

    à la tombée du jour

 

un chemin sur la lande d'automne

  quelqu'un marche

    derrière moi

 

les montagnes s'assombrissent

  confisquent leur vermillon

    aux feuilles rouges

 

le vent d'automne le chahute

  puis passe son chemin

    ah ! l'épouvantail

 

la tempête d'automne s'est calmée

  la lumière filtre à une porte

    au bout du village

 

 

Buson, le parfum de la lune, poèmes traduits du japonais par Cheng Wing fun et Hervé Collet, calligraphie de Cheng Wing fun, Moudarren, 1992, p. 106, 108, 112, 116, 118, 126.

29/11/2011

François Rannou, là-contre

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      l'exactitude ne se plante qu'à la frontière

 

est-ce une terre promise : la précision peut-elle nous enseigner la vérité ? quelle vérité ?

 

ne vaut pas plus qu'une mouche (bombine la poésie sur la vitre lisse de nos mots-mots-mots) c'est sa valeur ajoutée : le charme du chat se dissout promet de nous montrer l'énigme à nu sur les étals

 

terre d'ailleurs dont la géographie n'a trace (cartes fluctuantes) que lorsque la paume qu'on ouvre montre le revers des paroles intraduisibles

précision des couleurs (vert, jaune) que distingue quelle légende

 

à quelle image impossible se raccrocher ?

 

sa précipitation noircit la bouche

 

j'ai tort de vouloir ?

 

l'appel : ô mémoire bousculée

rameutée

 

mais la justesse c'est sans appui savoir laisser venir à soi les références à mesure qui se perdent

 

en transit sans papiers c'est-à-dire croulant sous les fauxvrais récits les paysages dits les guerres avenues, les solitudes

 

(la main sur la tête l'autre dont l'index pointe la ligne de séparation)

 

noircit la bouche : personne à qui s'adresse notre requête (on est dans la zone, oui, nous, celle de la simple vérité qui a cours impératif après contrôle) qu'on loue (à taux variable selon le fret) et qui condamne (cela dépend des pays mais ceux traversés, oui, ceux-là)

[...]

 

François Rannou, là-contre, éditions le cormier, 2008, np.

28/11/2011

Sappho, fragment 31

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Mes yeux sont éblouis : il goûte le bonheur des dieux

cet homme qui, devant toi,

prend place, tout près de toi, captivé,

la douceur de ta voix

et le désir d'aimer qui passe dans ton rire. Ah ! c'est bien pour cela,

un spasme étreint mon cœur dans ma poitrine.

Car si je te regarde, même un instant, je ne puis

plus parler,

mais d'abord ma langue est brisée, voici qu'un feu

subtil, soudain, a couru en frissons sous ma peau.

Mes yeux ne me laissent plus voir, un sifflement

tournoie dans mes oreilles.

Une sueur glacée ruisselle sur mon corps, et je tremble,

tout entière possédée, et je suis

plus verte que l'herbe. D'une morte j'ai presque

l'apparence.

Mais il faut tout risquer...

 

Sappho, fragment 31, dans Yves Battistini, Lyra erotica, VIe siècle de notre ère, IXe siècle avant Jésus-Christ, Imprimerie nationale éditions, 1992, p. 263-264.

27/11/2011

Michel Leiris, Le Ruban au cou d'Olympia

Michel Leiris, le Ruban au cou d'Olympia, jeu de mots

À main droite

ma manie de manipuler,

démantibuler,

désaxer et malaxer les mots,

pour moi mamelles immémoriales,

que je tète en ahanant.

Murmure barbare, en ma Babel,

tu me tiens saoul sous ta tutelle

et, bavard balourd, je balbutie.

À main gauche, mes machins,

mes zinzins,

mes zizanies,

les soucis (chichis et chinoiseries) qui me cherchent noise,

mes singeries, momeries et moraleries.

Ô gagâchis qu'agacé j'ai sagacement jaugé et tout de go gommé,

jugeant superfétatoirement enquiquinant son chuchotis ?

Au milieu

le mal mou qui me moud,

me mord,

me lime, m'annule,

m'humilie

et que, miel amer, je mettrais méli-mélo à mille lieues mijoter,

mariner,

macérer.

N'a-t-il dit que ce monde dément demande un démenti,

le démon qui m'enmantèle, m'enmêle et me démantèle.

 

 

 

 Qu'est-ce que, pratiquement, je poursuis ?

   — La combinaison de mots, phrases, séquences, etc., que je suis seul à pouvoir bricoler et qui — dans ma vie pareille, comme toute autre, à une île où les conditions d'existence ne cessent d'empirer — serait mon vade-mecum de naufragé, me tenant lieu de tout ce qui permet à Robinson de subsister : caisse d'outils, Bible, voire Vendredi (si je dois finir dans une solitude à laquelle je n'aurai pas le cœur d'apporter le catégorique remède).

   ... Ou plutôt ce qui me fascine, c'est moins le résultat, et le secours qu'en principe j'en attends, que ce bricolage même dont le but affiché n'est tout compte fait qu'un prétexte. Au point exact où les choses en sont au-dedans comme au dehors de moi, quoi d'autre que ce hobby pourrait m'empêcher de devenir un Robinson qui, travaux nourriciers expédiés, ne ferait plus que se glisser vers le sommeil, sans même regarder la mer ?

 

Michel Leiris, Le Ruban au cou d'Olympia, Gallimard, 1981, p. 176-177 et 195.

26/11/2011

Pierre Dhainaut, Plus loin dans l'inachevé – Vocation de l'esquisse



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Oiseaux d'ici

 

Rieuses, dit-on, de ces mouettes

tête noire et bec rouge,

d'autant plus blanches

lorsque les ailes se déploient

sur la digue, sur le port,

sans trêve, le vent,

le vent est favorable

à la véhémence

de la trajectoire, à l'acuité

du cri : elles gravissent l'air,

elles s'y précipitent, là même

où nous ne voyons rien,

quelle était

leur victime ? cette clameur

de vagues qui s'abattent

nous rattrape, nous blesse

jusque dans les rêves.

 

Pierre Dhainaut, Plus loin dans l'inachevé, Arfuyen, 2010, p. 49.

 

Viatique pour l'hiver

 

L'espace, comme à l'entrée d'une terre sans arbres

ou sur les pentes d'un ravin, abrupt,

au carrefour des rues, ce n'est qu'un spectacle,

quelle est notre place, ici, ici et donc ailleurs ?

 

On s'arrête, on recule, on se résigne,

l'épaule s'y refuse, à la lisière qui chancelle

on reste à recevoir les souffles,

à les interpréter : ils disent « vigilance ».

 

« rien d'inaccessible », disent-ils encore. Qu'une voix

les regroupe, elle appartient à l'air

dont elle prend le relais pour le rendre,

 

et pour elle, avec elle, on accomplit

un premier pas toujours par temps de gel sonore,

l'espace clairvoyant sera notre hôte.

 

Pierre Dhainaut, Vocation de l'esquisse, encres d'Isabelle Raviolo,

La dame d'Onze heures, 2011, p. 41.

25/11/2011

Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue

 

imgres.jpegQu'un mot puisse être perdu, cela veut dire : la langue n'est pas nous-mêmes. Que la langue en nous est acquise, cela veut dire : nous pouvons connaître son abandon. Que nous puissions être sujets à son abandon, cela veut dire que le tout du langage peut refluer sur le bout de la langue. Cela veut dire que nous pouvons rejoindre l'étable ou la jungle ou l'avant-enfance ou la mort.

 

En jouant sur le mot qui se tient sur le bout de la langue, je ne joue pas sur les mots. Je ne tire pas par les cheveux de cette femme la tête érigée en l'air, étendant le bras dans un suspens comparable aux gestes des patriciennes effrayées devant le phallus voilé de la Villa des Mystères. La non-domination du souvenir d'un nom néanmoins connu ou d'une idée qu'on ressent en l'absence de ses signes — qu'on ne ressent pas vraiment mais qui brûle : «Je brûle ! Je brûle ! » — est la non-domination de soi et est l'ombre portée de la mort pour peu qu'on ne remette pas la main sur le mot qui fuit. C'est cette main dans le silence. C'est cette prédation silencieuse. Écrire, trouver le mot, c'est éjaculer soudain. Ce sont cette rétention, cette contention, cette arrivée soudaine.

C'est approcher non par le feu — « Je brûle ! » — mais le foyer central où le feu prend sa flamme.

Le poème est ce jouir. Le poème est le nom trouvé. Le faire-corps avec la langue est le poème. Pour procurer une définition précise du poème, il faut peut-être convenir de dire simplement : le poème est l'exact opposé du nom sur le bout de la langue.

 

Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue, P. O. L, 1993, p. 60, 76-77.

24/11/2011

Pierre Silvain & Jean-Claude Pirotte, Les chiens du vent

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Sous la poussière il retrouve

L'ardoise d'enfance fêlée

Avec les griffures intactes

Proclamant sa détresse d'être

Celui qui toujours demeure

Au seuil du monde déchiffrable

Dans l'attente d'une aveuglante

Révélation ou d'un anéantissement

Rien n'a changé

Tout continue de se refuser

Là derrière

              

 

Lueur tremblante et louche

Au fond de la nuit d'encre

C'est la fenêtre du logis

De l'ogre perdu dans les bois

Vers quoi conduisant la fratrie

Résolu même sans

Les cailloux en poche

Poucet avance

 

Pierre Silvain, Les chiens du vent, encres et pastels de Jean-Claude Pirotte, Cadex éditions, 2002, p. 62, 40.

22/11/2011

Yosa Buson, Haïku (traduction Joan Titus-Carmel)

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Buson : Paysage 


    La pauvreté

m'a saisi à l'improviste

  ce matin d'automne

 

    Près d'un poirier

je suis venu solitaire

  contempler la lune

 

    Le batelier —

sa perche arrachée des mains

  tempête d'automne

 

    Il brama trois fois

puis on ne l'entendit plus

   le cerf sous la pluie

 

      Une solitude

plus grande que l'an dernier

    fin d'un jour d'automne

 

      Le mont s'assombrit

éteignant le vermillon

des feuilles d'érables

 

Yosa Buson, Haiku, traduits du japonais et

présentés par Joan Titus-Carmel, Orphée/

La Différence, 1990, n.p.

21/11/2011

Édith Azam, Devant la porte, un paillasson : la parole

 

Unknown.jpegDevant la porte, un paillasson : la parole...

 

Nous avons eu jadis, peut-être, la parole.

 

Nous sommes dupes de nous-mêmes, de ce foutu langage qui nous dévisse la bouche, y voyons une forme de supériorité animale qui se résume, au bout du compte, à calfeutrer nos phantasmes les plus, non, les mieux lubriques croyant nous éloigner de la bête mais... nous sommes des brutes, des barbares.

 

Nous nous mentons depuis la langue, depuis cette épine molle et gluante qui nous creuse en quotidien la bouche ce toute la mort qu'on lui a fait.

 

Nous, en permanence, violons de la langue dans une bêtise abjecte qui nous sabote tout le squelette tant est si mal que, à défaut de marcher debout nous : nous rampons du gosier.

 

Nous nous traînons plus bas que taire, persuadés que le langage relèvera un peu les choses mais.., nous ignorons les massacres dont nous sommes les seuls responsables et qui fait le défaut de langue majeur : son mensonge.

 

Nous, à cause de cela, sommes devenus l'imbécile jouet du langage.

 

Nous ne comprenons rien, ne voyons pas le point où la pensée s'em-pute dressant la langue contre nous, et ne faisons rien du langage si ce n'est : le corrompre, le brûler, sans discontinuité altérer ce pour quoi il est fait.

 

Nous ne sommes pas capables — veulerie, sabotages, pleutres, bouffons, narcisses — de faire qu'une parole soit un acte.

 

Nous avons dévoyé la langue, nous l'avons salopée : Nous, massacreurs du langage, nous nous baisons tous d'abord par la bouche, d'abord par la bouche oui : de bouche à bouche, nous nous dévorons de la langue.

[...]

 

Édith Azam, Devant la porte, un paillasson : la parole..., dans Action Poétique, n° 204, juin 2011, p. 69.

20/11/2011

Jacques Prévert, Fatras - Choses et autres

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La fête secrète

 

Au carrefour impossible de l'immobilité

une foule d'objets inertes

ne cesse de remuer de frémir de danser

Et les facteurs du vent

comme ceux de la marée

éparpillent le courrier

Chaque chose sans doute est destinée à quelqu'un

       ou à quelque chose peut-être

La plume de l'oiseau

comme l'écaille de l'huître

la croix de la légion d'honneur

comme l'étoile de mer

ou la patte du crabe et l'ancre du navire

la grenouille de fer vert

et la poupée de son

et le coller du chien

Et dans ce paysage où rien ne semble bouger

sauf la bougie du naufrageur dans la lanterne rouillée

c'est la fête secrète

la fête des objets.

 

Jacques Prévert, Fatras, "Le point du jour", Gallimard, 1966, p. 237.

 

 

Ne rêvez pas

(L'ordinateur)

 

Ne rêvez pas

pointez

grattez vaquez marnez bossez trimez

Ne rêvez pas

l'électronique rêvera pour vous

Ne lisez pas

l'électrolyseur lira pour vous

Ne faites pas l'amour

l'électrocoïtal le fera pour vous

 

Pointez

grattez vaquez marnez bossez trimez

Ne vous reposez pas

le Travail repose sur vous

 

Jacques Prévet, Choses et autres, "Le point du jour",

Gallimard, 1972, p. 234.