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22/02/2016

Lyonel Trouillot, Tu diras

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Carnaval

 

La nuit est moins factice dans une ville sans réverbères

Et nul ne saura le visage de la blessure qui danse sous le masque.

Qui dit masque dit-il mascarade ?

Qui dit chagrin dit-il silence ?

Le masque est un tombeau qui rit

et n’épouvante que son porteur.

Les enfants savent que quand le cœur devient

une bombe à retardement

la bombe n’éclate jamais.

Une bombe, ça se mange chaud

dans une rue où ce qui était vivant doit mourir.

Ô mon amour,

qui d’amour n’a jamais eu que le nom

et l’odeur rance du sexe,

sommes-nous de cette foule qu’on voit se ruer dans le mensonge ?

Heureusement,

pour le cœur le plus vil,

la main la plus tremblante,

entre le dimanche et le mardi, il y a le lundi gras.

Le plus triste de la fête demeure l’entre-deux :

lorsque la bête humaine enlève son masque pour souffler

et ne trouve à la place du visage

qu’un chiffon qui fait bonne figure.

 

Mon amour,

plus je danse plus j’ai faim.

Sommes-nous de cette servitude inaudible

dans le vacarme,

et l’homme qui tombe

piétiné par la foule

perd les deux biens propres avec lesquels

il faut tomber :

sa route et son crachat.

Mon amour,

que serons-nous demain ?

Que fûmes-nous hier

sans route ni crachat ?

Pas même danseurs de corde,

pas même bêtes de cirque.

Pas même l’élégance d’un masque funéraire

qui rendrait à la mort l’antique dignité.

Mon amour,

nous sommes l’enfant

et la foule dessinée par la main de l’enfant,

dans laquelle avancent séparées l’une de l’autre

nos destinées baignant dans leurs caricatures.

 

Lyonel Trouillot, Tu diras, dans La revue de belles-lettres,

‘’Poètes de la Caraïbe’’, 2015, I, Genève, p. 91-92.

09/05/2012

James Sacré, Si les felos traversent par nos poèmes ?

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                                 I

 

Il y a des noms de villages. De l'ordre dans les champs.

Paysans-masques pour tout chambouler, les voilà

Puis les voilà partis :

Ça se défait d'un coup le carnaval, et comment

C'est là tous les ans, pourquoi ?

Si c'est juste pour que

Tout l'monde un peu rigole ou si

De la vérité soudain te bouscule ?

Pour aussitôt

T'abandonner, silence : le fond d'un pré continue

Ou tel coin de grenier que personne y va plus.

 

Même à l'occasion des grands défilés fêtards

Organisés tenus selon que c'est prévu,

Bâle ou Rio, Nice et partout, ça s'en va comme à côté :

Un fifre et deux tambours tournent

Le coin de la rue

(Tant pis, t'auras pas ta photo !) ou fifre tout seul

Avec son costume et sa façon têtue

D'avancer dans la ville jusqu'à on se demande, et ça sera

Qu'un retour à la maison, le masque ôté, plus rien.

Si la fête au loin continue ?

 

Par les chemins de Galice on voit

Les paysans felos

S'en retourner dans les champs

Après qu'il est passé le carnaval,

Passé selon les règles et pas de règles et pas sûr que c'était

Si grande fête au village : façon plutôt de penser

À ça qu'on a perdu, et savoir

Si personne l'a jamais vécu ?

 

Je pense à des carnavals qui m'emportent

Et qui n'existent plus

Où moi j'ai vécu. Je voudrais venir

Dans un costume de mots

Pour dire à mon village

Qu'on se demande encore, à des endroits qui lui ressemblent

(Châtaigniers, la pluie, quelques paysans),

D'où on vient, qui on est ? Personne a jamais trop su,

Quel sens et pas de sens

En de vieux gestes continués

Parmi ceux de la modernité ?

 

[...]

 

James Sacré, Si les felos traversent par nos poèmes ?, photographies d'Emilio Arauxo et James Sacré, éditions Jacques Brémond, 2012, p. 8-15.

© Photo Tristan Hordé