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07/05/2012

Fernando Pessoa, Poésie d'Alvaro de Campos

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                        Lisbon revisited

 

Rien ne m'attache à rien.

Je veux cinquante choses en même temps,

Avec une angoisse de faim charnelle

J'aspire à un je ne sais quoi —

de façon bien définie à l'indéfini...

Je dors inquiet, je vis dans l'état de rêve anxieux

du dormeur inquiet, qui rêve à demi.

 

On a fermé sur moi toutes les portes abstraites et nécessaires,

on a tiré les rideaux de toutes les hypothèses que j'aurais pu

     voir dans la rue,

il n'y a pas, dans celle que j'ai trouvée, le numéro qu'on m'avait

     indiqué.

 

Je me suis éveillé à la même vie sur laquelle je m'étais endormi.

Il n'est jusqu'aux armées que j'avais vues en songe qui n'aient été

     mises en déroute.

Il n'est jusqu'à mes songes qui ne se soient sentis faux dans

     l'instant où ils étaient rêvés.

Il n'est jusqu'à la vie de mes vœux — même cette vie là — dont

     je ne sois saturé.

[...]

 

                 Lisbon revisited

 

Nada me prende a nada

Quero cinqüenta coisas ao mesmo tempo.

Anseio com uma angústia de fome de carne

O que não sei que seja _

Definidamente pelo indefinido...

Durmo irrequieto, e vivo num sonhar irrequieto

De quem dorme irrequieto, metade a sonhar.

 

Fecharam-me tôdas as portas abstratas e necessárias.

Correram cortinas de tôdas as hipóteses que eu poderia ver na rua.

Não há na travessa achada número de porta que me deram,

 

Acordei para a mesma vida para que tinha adormecido.

Até os meus exércitos sonhados sofreram derrota.

Até os meus sonhos se sentiram falsos ao serem sonhados.

Até a vida só desejada me farta — até essa vida...

 

Fernando Pessoa, Poésies d'Alvaro de Campos [Poesias de Alvaro de Campos], traduit du portugais et préfacé par Armand Guibert, "Du Monde entier", Gallimard, 1968, p. 67 et 66.

 

22/05/2011

Fernando Pessoa, Bureau de tabac

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                     Tabacaria

          

 Não sou nada.

Nunca serei nada.

Não posso querer ser nada.

A parte isso, tenho em mim todos os sonhos do mundo.

 

Janelas do meu quarto,

Do meu quarto de um dos milhões do mundo que ninguém sabe quem é

(E se soubessem quem é, o que saberiam ?)

Dais para o mistério de uma rua cruzada constantemente por gente,

Para uma rua inacessível a todos os pensamentos,

Real, impossívelmente real, certa, deconhecidamente certa,

Com o mistério das coisas por baixo das pedras e dos seres,

Com a morte a pôr humidade nas paredes e cabelos brancos nos homens,

Com o Destino a conduzir a carroça de tudo pela estrada de nada.

 

Estou hoje vencido, como se soubesse a verdade.

Estou hoje lúcido, come se estívesse para morrer,

E não tivesse mais irmandade com as coisas

Senão uma despedida, tornando-se esta casa e este lado da rua

A fileira de carruagens de um comboio, e uma partida apitada

De dentro da minha cabeça,

E uma sacudidela dos meus nervos e um ranger de ossos na ida.

 

[…]

 

          Bureau de tabac

 

Je ne suis rien.

Je ne serai jamais rien.

Je ne peux vouloir être rien.

À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.

 

Fenêtres de ma chambre,

Ma chambre où vit l’un des millions d’êtres au monde, dont personne ne sait

     qui il est

(Et si on le savait, que saurait-on ?),

Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,

Une rue inaccessible à toutes pensées,

Réelle au-delà du possible, certaine au-delà du secret,

Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,

Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,

Avec le destin qui mène la carriole de tout par la route de rien.

 

 Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.

Aujourd’hui je suis lucide comme si j’allais mourir

Et n’avais d’autre intimité avec les choses

Que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant

Un convoi de chemin de fer, un coup de sifflet

À l’intérieur de ma tête,

Une secousse de mes nerfs, un grincement de mes os à l’instant du départ.

 […]

 

Fernando Pessoa, Bureau de tabac, [édition bilingue] traduit par Rémy Hourcade, préface de A. Casais Monteiro, postface de Pierre Hourcade, illustré par Fernando de Azevedo, Le Muy, éditions Unes, 1993, p. 37-38 et 15-16.

 

 

 

           Bureau de tabac

 

 Je ne suis rien.

Je ne serai jamais rien.

Je ne peux vouloir être rien.

À part ça j’ai en moi tous les rêves du monde.

 

Fenêtres de ma chambre,

De ma chambre abritant un de ces millions au monde dont nul ne sait qui il est

(Et si on le savait, que saurait-on ?)

Vous donnez sur le mystère d’une rue constamment remplie de gens qui se croisent,

Sur une rue inaccessible à la moindre pensée,

Réelle, impossiblement réelle, exacte, inconnaissablement exacte,

Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,

Avec la mort qui met du moisi sur les murs et des cheveux blancs sur les hommes,

Avec le Destin conduisant la charrette de tout sur la route de rien.

 

 

Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.

Aujourd’hui je suis lucide, comme si j’allais mourir,

Et sans avoir d’autre fraternité avec les choses

Qu’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant

Un convoi de chemin de fer et un sifflet de départ

Retentissant dans ma tête,

Et une secousse de mes nerfs et un crissement d’os au moment de partir.

 

Fernando Pessoa, Œuvres poétiques, traduction par Patrick Quillier en collaboration avec Maria Antónia Cãmara Manuel, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2001, p. 362-363 [traduction parue d’abord chez Christian Bourgois, 2001].