18/07/2011
Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse
le bruit violent des vagues
sur le rivage à l’heure où le sommeil apaise toute chose.
J.-Y. Masson, Onzains de la nuit et du désir.
On connaît Jean-Yves Masson traducteur de la littérature allemande (Hofmannsthal, Rilke, Andrian, notamment), italienne (Mario Luzi, Roberto Mussapi, Sinisgalli), anglaise (Yeats), directeur de la belle collection de littérature allemande chez Verdier, essayiste (Hofmannsthal, Jouve, Nerval), spécialiste de littérature comparée à l’Université de Paris IV, on fréquente moins le poète. On s’empressera donc de lire le récent recueil Neuvains du sommeil et de la sagesse, ensemble qui fait suite aux Onzains de la nuit et du désir parus en 1996 chez le même éditeur.
Le neuvain est une forme ancienne de strophe, plus rarement de poème. Présent chez Charles d’Orléans (1394-1465), il est apprécié des poètes de la seconde moitié du XVe siècle (ceux que l’on appelle "les Rhétoriqueurs") qui en varient la structure, mais il est toujours rimé et le reste quand il est quelquefois repris par des poètes du XIXe siècle. Jean-Yves Masson adopte une forme non rimée, mais garde les vers réguliers, souvent l’alexandrin, propres à une tradition poétique qu’il connaît bien1. Le recueil comprend 99 neuvains (= 9 fois 11) numérotés, encadrés par deux neuvains hors du compte et en italique ; le lecteur a déjà rencontré cette attention aux nombres dans le précédent recueil (121 = 11 fois 11 poèmes de 11 vers), et apprendra ici que le poète apprécie le « Nombre. Qui unifie et fortifie, // réunit les membres épars de la douleur, invente pour la patience / un rituel. »
On pourrait suivre dans les Neuvains les allusions, claires, à diverses traditions culturelles ; la Bible est présente, mais surtout le monde de l’antiquité classique par l’évocation de grands lieux (Delphes, Délos), par Homère dont un passage de l’Odyssée donné en épigraphe suggère peut-être une voie pour lire le recueil : « Trois fois je m’élançai, mon cœur me pressait de l’étreindre, trois fois hors de mes mains, pareille à une ombre ou à un songe, elle s’enfuit.»2 L’échec du mouvement d’Ulysse est à nouveau évoqué (neuvain LXXIX) quand le narrateur résume le sens de sa quête :
Comme le roi d’Ithaque, par trois fois
je cherche à saisir un visage, je m’élance sur le
chemin qui sépare de nous les morts et je leur rends
l’offrande blanche et noire afin qu’ils se souviennent de nous.
Tout est visage dans mes vers, pour que l’ombre parle et murmure.
On préfère suivre d’abord d’autres chemins qui se croisent. Le titre associe sommeil et sagesse, et ce couple du début à la fin est fil d’Ariane pour reconstruire ce que sont « les membres épars de la douleur » évoqués ci-dessus. Il apparaît bien nettement dans le neuvain II et se décline ensuite de diverses manières : sommeil entraîne nuit, ombre, sombre mais aussi aube et lumière, et à sagesse s’associent vérité et passé. Ces variations continues autour du sommeil permettent de faire surgir choses et êtres absents. L’évocation des moments magiques de l’enfance (« l’enfance d’or ») occupe une place privilégiée ; la recherche de ce temps à jamais disparu, dite quasiment dès l’ouverture du recueil, est un des motifs de l’ensemble : « Un enfant nu sommeille / dans ma crypte de temps. Il a la clé de mon empire. » (neuvain II). Cette perte irréparable et cette blessure inguérissable débordent largement le temps de l’enfance : « Cette folle rumeur qui me vient de l’enfance / et dort au fond de moi toute d’ombre et de nuit, / c’est la douce chanson de mon pays d’absence. » (neuvain LXI). Une blessure aussi profonde a été provoquée par la perte de l’être aimé.
Rien ne reste donc du passé, sauf peut-être les songes où tout s’invente avant l’aube, le sommeil où se fabriquent les images que détruit la lumière. Le dormeur plonge dans d’autres espaces, dans d’autres heures, essayant – en vain – de « saisir le secret noir du temps », ne retrouvant que des ombres qui s’enfuient, les animaux ou les arbres de tous les jardins perdus – ceux de l’enfance : couleuvre, crapaud, freux, grive, ou ceux de la Grèce : olivier, acanthe, laurier, oléandre (laurier rose). On sait bien que « la mémoire même est tissée d’oubli noir ». On sait aussi que pour inventer son passé dans la nuit, « ce chemin sans langage », par les songes, il faut inventer une langue qui, seule, pourra vraiment rompre le silence du songe, « le sommeil d’avant le monde », et apaiser la douleur : « Et je vais parmi des figures, des ombres, des simulacres, / en cherchant par quels mots je pourrais me guérir ». Les mots trouvés traduisent la « voix d’ombre » sinon inaudible et, dans la contrainte forte du neuvain, écartent pour un temps « l’exacte familière étrange vérité », la certitude de la « nuit du corps » – de la mort.
Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse, éditions Cheyne, 2007, 15, 50 €.
1 Jean-Yves Masson a notamment édité un choix de poèmes de Philippe Desportes (La Différence, collection Orphée), sous le titre Contre une nuit trop claire (titre d’un poème de Desportes).
2 Traduction de Philippe Jaccottet.
XCIII
Arbres de grand sommeil, confidents de ces jours d’enfance
où le temps neuf dévoilait sa lumière ardente,
arbres chargés d’abîme inverse, traits d’union entre vie et mort,
j’en appelle à votre amitié quand chante l’oiseau de l’orage,
quand le soir vient, quand le cœur étouffe en silence,
que toute route se dérobe et que vient le doute et la peur.
Près de vous je suis cet enfant qui s’en allait vers la frontière
à la recherche de la langue où l’origine
chante au-delà de toute langue, dans la musique de vos voix.
Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse, éditions Cheyne, 2007, p. 105.
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17/07/2011
Samuel Beckett, L'innommable
Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. Appeler ça des questions, des hypothèses. Aller de l’avant, appeler ça aller de l’avant, appeler ça de l’avant. Se peut-il qu’un jour, premier pas va, j’y sois simplement resté, où au lieu de sortir, selon une vieille habitude, passer jour et nuit aussi loin que possible de chez moi, ce n’était pas loin. Cela a pu commencer ainsi. Je ne me poserai plus de questions. On croit seulement se reposer, afin de mieux agir par la suite, et voilà qu’en très peu de temps on est dans l’impossibilité de plus jamais rien faire. Peu importe comment cela s’est produit. Cela, dire cela, sans savoir quoi. Peut-être n’ai-je fait qu’entériner un vieil état de fait. Mais je n’ai rien fait. J’ai l’air de parler, ce n’est pas moi, de moi, ce n’est pas de moi. Ces quelques généralisations pour commencer. Comment faire, comment vais-je faire, que dois-je faire, dans la situation où je suis, comment procéder ? Par pure aporie ou bien par affirmations et négations infirmées au fur et à mesure, ou tôt ou tard. Cela d’une façon générale. Il doit y avoir d’autres biais. Sinon ce serait à désespérer de tout. Mais c’est à désespérer de tout. À remarquer, avant d’aller plus loin, de l’avant, que je dis aporie sans savoir ce que ça veut dire. Peut-on être éphectique autrement qu’à son insu ? Je ne sais pas. Les oui et non, c’est autre chose, ils me reviendront à mesure que je progresserai, et la façon de chier dessus, tôt ou tard, comme un oiseau, sans en oublier un seul. On dit ça. Le fait semble être, si dans la situation où je suis on peut parler de faits, non seulement que je vais avoir à parler de faits, non seulement que je vais avoir à parler de choses dont je ne peux parler, mais encore, ce qui est plus intéressant, que je, ce qui est encore plus intéressant, que je, je ne sais plus, ça ne fait rien. Cependant, je suis obligé de parler. Je ne me tairai jamais. Jamais.
Samuel Beckett, L’innommable, éditions de Minuit, 1953, p. 7-9 (L’innommable est aussi disponible en Poche/Minuit).
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16/07/2011
Max Jacob, L'homme de cristal
Mort d’un musicien
Éclataient ses chants d’un visage estival
sur le saule à genoux et sur l’orme à cheval
sur les recoins luisants de l’horizon
comme le bruit d’un avion
sur le saule tout droit empanaché
et sur les peupliers, sur les buissons hachés.
Mort ! les cordes de chair et d’amiante !
que son génie déçu à la face dorée
de sa hanche en mouvant laissa s’évaporer.
Les cordes complotaient entre elles, encore vibrantes,
comme font les enfants quand leur mère est absente,
et volettent encore les chansons qui se taisent
effluant de la ressource des genèses.
La lyre s’allonge malhabile : c’est une femme.
La lyre dépérit quand la main la repousse.
Voilà Sa Majesté, sans rythme sur la mousse :
« À notre crainte morte il arrache notre âme
Où est son harcelante main, e Tarpéien ?
N’at-il plus faim de nos désirs ? de ses desseins ?
Vois que sourd-muette, aveugle, tu fais ce que nous sommes
et encore ivres de chloroforme et d’opium. »
C’est ainsi que l’amour ailleurs accaparé
parle encore à l’Amour dont il est séparé.
Une main s’égara qui n’avait point de bras
zn glissant sur les cordes comme un boa
sur les cordes heureuses, joua dans les ténèbres,
créa par un génie du ciel un air funèbre.
Max Jacob, L’homme de cristal, nouvelle édition revue et augmentée, liminaire par Pierre Albert-Birot, Gallimard, 1967, p. 47-48.
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14/07/2011
Jacques Izoard, La Patrie empaillée
Puis-je ? Puis-je rose ?
Puis-je enjamber le corps
de l’âne ou de la rose ?
Tout le serrement de l’ail
vaut la patrie pourrie,
la main qui coud la main,
l’œil, l’œil, le cœur, l’aine,
cachette
où les herbes les plus douces
tissent l’onguent cruel.
Pays de la basse besogne,
fourre langues et sabots
de colles et de couleuvres !
Dans la maison, je vis,
nous vivons tous la même
vie, sans bras, sans jambes.
La maison vit dans la maison.
Mais on dort quand même.
La maison de deux étages
abrite une famille de quatre.
On y trouve des arêtes, des noix,
des peignes, des aiguilles,
des boules de laine, des dents,
des massacres d’enfants.
Dans la chambre, une fille,
Dans la chambre, une vie,
Dans la chambre, une chambre
est le lieu sans hauteur,
la patrie empaillée.
J’y suis en quatre épingles.
Blanche ou quinze.
Jacques Izoard, La Patrie empaillée, Grasset, 1973, p. 9, 32 et 44.
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13/07/2011
Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour
16-17 mai 1944
Comme résistant, comme otage ou à tout autre titre je dois être exécuté, et cela donne lieu à une espèce de fiesta amicale. Je fais mes adieux à Z…1, très déchirants. Je dis adieu aussi à l’une de nos amies que j’aime beaucoup — Simone de Beauvoir — ou je la cherche pour lui dire adieu. Aucune garde autour de moi ; en apparence, je suis tout à fait libre. Devant mes amis massés en une double haie comme les spectateurs d’une arrivée de Tour de France, je passe accompagné de Z…, qui m’escorte comme si j’étais un enfant qu’il importe de rassurer. Arrivé à la paroi rocheuse très irrégulière et couverte d’aspérités qui est le mur des fusillades, je m’y adosse, avec Z… demeurée près de moi (à ma droite, je crois, et me pressant la main). Je m’y adosse de toutes mes forces, comme si j’essayais de m’y incruster, moins pour y disparaître que pour y puiser une rigidité non physique mais morale, c’est-à-dire du courage On entend des pas de chevaux et peut-être un bruit de troupe en marche. Soulevé par une terreur abjecte, je sens fondre mon désir de faire bonne figure. Puis la rage me prend et je dis à Z… que je ne me laisserai pas tuer comme cela. Je me précipite alors en courant et plonge tête baissée dans une allée en contrebas parallèle à la haie de nos amis spectateurs. La chute m’éveille, ou plutôt m’introduit dans un autre rêve où j’explique à quelqu’un ce moyen dont je dispose de mettre fin à mes rêves par une chute volontaire.
Toujours endormi, je repasse ce rêve dans mon esprit et j’en refais certaines parties, avec d’autres détails. Dans cette seconde version intervient, notamment, un rectangle de papier blanc qu’on donne à ceux qui vont être mis à mort. Il leur est permis d’y inscrire leurs dernières paroles et au moment de l’exécution il sera collé, non sur leurs yeux, mais sur leur bouche à la manière d’un bâillon.
Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, Gallimard, 1961, p. 162-163.
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12/07/2011
Raymond Queneau, Battre la campagne
Avec le temps
Avec le temps le toit croule
avec le temps la tour verdit
avec le temps le taon vieillit
avec le temps le tank rouille
avec le temps l’eau mobile
et si frêle mais s’obstinant
rend la pierre plus docile
que le sable entre les dents
avec le temps les montagnes
rentrent coucher dans leur lit
avec le temps les campagnes
deviendront villes et celles-ci
retournent à leur forme première
les ruines même ayant leur fin
s’en vont rejoindre en leur déclin
le tank le toit la tour la pierre
Poussière
Derrière les semelles
vole la poussière
à condition de ne pas battre
l’asphalte des routes goudronnées
dans cette poussière il y a
de quoi rêver
du pollen des fleurs décédées
de la bouse de vache séchée
des éclats amenuisés
de silex ou de calcaire
du bois très très émietté
des feuilles pulvérisées
quelques insectes écrasés
des œufs de bêtes innomées
et tout ça vole vole vole
lorsque c’est un peu remué
et tout ça vole vole vole
vers telle ou telle destinée
projeté à coups de souliers
sur le chemin mal empierré
qui conduit au cimetière
Les pauvres gens
un champ d’un are
un litre de vin
un stère de bois
un hecto de pain
une lampe d’un watt
un mètre de toit
un centime dans la poche
des années d’existence
Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard, 1968, p. 45, 132 et 182.
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10/07/2011
Jorge Luis Borges, L'auteur et autres textes
Borges et moi
C’est à l’autre, à Borges, que les choses arrivent. Moi, je marche dans Buenos Aires, je m’attarde peut-être machinalement, pour regarder la voûte d’un vestibule et la grille d’un patio. J’ai des nouvelles de Borges par la poste et je vois son nom proposé pour une chaire ou dans un dictionnaire biographique. J’aime les sabliers, les planisphères, la typographie du XVIIIe siècle, le goût du café et la prose de Stevenson : l’autre partage ces préférences, mais non sans complaisance et d’une manière qui en fait des attributs d’acteur. Il serait exagéré de prétendre que nos relations sont mauvaises. Je vis et me laisse vivre, pour que Borges puisse ourdir sa littérature et cette littérature me justifie. Je confesse volontiers qu’il a réussi quelques pages de valeur, mais ces pages ne peuvent rien pour moi, sans doute parce que ce qui est bon n’appartient à personne, pas même à lui, l’autre, mais au langage et à la tradition. Au demeurant, je suis condamné à disparaître, définitivement, et seul quelque instant de moi aura chance de survivre dans l’autre. Peu à peu, je lui cède tout, bien que je me rende compte de sa manie perverse de tout falsifier et exagérer. Spinoza comprit que tout chose veut persévérer dans son être ; la pierre éternellement veut être pierre et le tigre un tigre. Mais moi je dois persévérer en Borges, non en moi (pour autant que je sois quelqu’un). Pourtant je me reconnais moins dans ses livres que dans beaucoup d’autres ou que dans le raclement laborieux d’une guitare. Il y a des années, j’ai essayé de me libérer de lui et j’ai passé des mythologies de banlieue aux jeux avec le temps et l’infini, mais maintenant ces jeux appartiennent à Borges et il faudra que j’imagine autre chose. De cette façon, ma vie est une fuite où je perds tout et où tout va à l’oubli ou à l’autre.
Je ne sais pas lequel des deux écrit cette page.
La pluie
Soudain l’après-midi s’est éclairé
Car voici que tombe la pluie minutieuse
Tombe ou tomba. La pluie est chose
Qui certainement a lieu dans le passé.
À qui l’entend tomber est rendu
Le temps où l’heureuse fortune
Lui révéla la fleur appelée rose
Et cette étrange et parfaite couleur : (l)
Cette pluie, qui aveugle les vitres
Réjouira en des faubourgs perdus
Les grappes noires d’une treille en une
Certaine cour qui n’existe plus. Le soir
Mouillé m’apporte la voix, la voix souhaitée
De mon père, qui revient et n’est pas mort.
Jorge Luis Borges, L’auteur et autres textes, traduit de l’espagnol par Roger Caillois, Gallimard, 1964, p. 67-68 et 88
(1) Le vers espagnol dit : « Et l’étrange couleur du coloré ». Colorado, coloré, est en espagnol un des noms ordinaires du rouge, lequel est ainsi considéré comme la couleur par excellence, particularité que j’ai tenté de rendre en ajoutant au texte l’épithète « parfaite ». [R. Caillois]
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09/07/2011
Ariane Dreyfus, Les Compagnies silencieuses ; Iris, c'est votre bleu
Le lendemain du jour
Comme une femme se glisse sous un homme
Je lis votre écriture
Ou alors c’est moi qui écris couchée
La page blanche fait cette lumière où j’oublie de me voir
Toujours commencée
Il y a un côté où l’encre n’est pas sèche
qui mène jusqu’à vous
Quand vous me lisez vous le dites
Ou jamais
Je prends toutes les étoffes selon la chaleur
Les morceaux de vie selon
Ma bien future mort
Je n’étais pas penchée sur le vide
Une femme sur un homme
Qui écrit n’est pas longtemps une jeune fille
Plutôt souvent
Il faut des mots pour se glisser entre eux
Y voir
Aucun n’est vrai tout seul
Heureusement le tumulte ne refuse pas la main
Tant de poèmes que je suis cachée dans toute la forêt ?
C’est vous qui choisissez
L’écorce que vous dites que j’ai touchée.
Ariane Dreyfus, Les Compagnies silencieuses, Flammarion, 2001, p. 27.
Les équilibres
La rose s’ouvre vers la mort
Bien avant qu’on la coupe
S’immobiliser à cause
Du fil sur quoi on tire
Je te regarde intensément
Je croyais que seul le poème
miroitait sans faiblir
Pivotant dans la page sans fond
Venir ? Venir c’est toi
Les petites lumières de se caresser
D’un côté attention le vide
Je lèche le bout de ton sexe
Il n’y en a qu’un
Tous les mots viennent voir ce que c’est
Embrasser
Je souffle dans ta bouche avant l’heure
Ariane Dreyfus, Iris, c’est votre bleu, Le Castor Astral, 2008, p. 92-93.
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07/07/2011
Keith Waldrop, Le vrai sujet
Trois fois Jacob de Lafon a essayé d’écrire ses mémoires, entreprise philosophique à ses yeux. Il n’est jamais allé au-delà de la première phrase.
Dans la première version, on pouvait lire :
Ainsi, je revins
Dans la deuxième :
Alors je revins
Et dans la troisième :
Je revins
*
Dans l’obscurité, Jacob de Lafon trouve que tout est simple. L’obscurité n’a pas de surfaces distrayantes, pas d’intérieur ni d’extérieur, pas de strates, rien de profond, rien d’apparent.
À la lumière du jour, dans l’espace visuel, parmi de si nombreuses choses cachées, complètement cachées, en partie cachées, opacités, mystères de position et de composition, il ne comprend rien du tout.
*
Jacob de Lafon n’est pas sûr de ce qu’il pense de la vie, mais il y est habitué.
*
Bien que cela soit un accident, le coup étant parti par réflexe, Jacob de Lafon considère que le papillon qu’il a tué est sa contribution au chaos.
*
Jacob de Lafon trouve un vieux manuscrit, déchiré, couvert de moisissures. Le texte commence par « Nous croyons clairement… »
Le reste est illisible.
*
Dans le dictionnaire de Partridge, Jacob de Lafon trouve
merde ! maman, je sais pas danser
ce qui, selon Partridge, ne veut rien dire du tout, simple expression que l’on dit « juste pour dire quelque chose ».
*
Les mots font défaut à Jacob de Lafon en refusant parfois d’exprimer ce qu’il voudrait dire, et le plus souvent en disant plus que ce qu’il voudrait dire.
Keith Waldrop, Le vrai sujet, interrogations et conjectures de Jacob de Lafon avec choix de poèmes, traduction Olivier Brossard, Série américaine, éditions José Corti, 2010, p. 20, 27, 28, 38, 49, 69, 70.
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06/07/2011
Henri Thomas, Chauve-souris
Chauve-souris
La fadeur qui s’en va de la femme endormie
me poursuit vaguement, inquiétant ma vie.
Ce début de poème exprime une tristesse
si confuse qu’un rien la changerait en liesse.
Pourquoi liesse, pourquoi tristesse, pourquoi
ne pas rester tranquille et fort et sûr de soi ?
Un rameau monte de la plaine du sommeil,
c’est le jour, ébloui de renaître pareil.
M’envoler dans ce monde à l’énorme ramure,
aigle ou petit oiseau, quelle belle aventure !
Hélas, chauve-souris de cette voûte obscure,
je dors, alors que s’ensoleille la nature.
L’homme divers, comme un miroir qui bougerait
me fait peur, et la femme aux humides attraits
m’emmène au loin au pays des faibles cris,
des mensonges, et des fatigues de midi.
Le jour s’éteint, salut, crépuscule banal,
il est temps de glisser vers le monde infernal.
Henri Thomas, Poésies, préface de Jacques Brenner, Poésie / Gallimard, 1970, p. 161.
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05/07/2011
Sereine Berlottier, Attente partition
12 janvier
tu lui raconteras l’histoire
d’un cheval qui t’a manqué
et que tu n’as pas vu mourir
tout est confus
le cheval est mort dans un champ de neige
son poil avait la couleur de l’ambre
mais comment faire pour revenir
à ce point précis où la voix se tapisse de failles
et bruisse un vent de jadis
vers de petit cheval qui t’appartenait
n’était à toi que sous le poids d’une promesse
jetée à dix ans
24 juin
quelque part une lutte s’éteint
feu assoupi
partagé dans le noir
quand sous la lumière
seuls
chauffés
ceux qui tremblent
ceux qui caressent
ceux qui fondent
dans la lumière
ceux qui déglutissent avec une râpe
plantée au fond
ceux dont la main
crispée sur le pantalon
étreint une main invisible
ceux qui sont ailleurs ou bien ceux
qui sont restés sur le bord et ceux
que la tristesse d’avoir failli
accable ou qui cachent
en marchant sur les pavés une joie
imprécise à l’odeur de pomme salée et ceux
qui veulent mourir
dans pas longtemps
sans savoir qu’ils sont assis près de
celui qui a déjà choisi une date
ou encore (différemment)
Sereine Berlottier, Attente, partition, éditions Argol, 2011, p. 101-102 et 138-139.
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04/07/2011
Ludovic Degroote, Pensées des morts
je pense à eux
qui ne pensent sans doute pas toujours à moi
J’essaie de les suivre durablement dans leurs histoires de mort
ça fait une vie pour soi comme toutes les histoires
en attendant nous de passer à l’histoire
on la précède un peu
***
tel et tel : grand travail de trou dans le corps, y enterrent la mémoire des autres, dans la disparition de leur peau, les morts nous traversent, me peuplent avec ces vides entre eux corps visibles et constitués, mémoire multiple, hissé dans cette faille les mains agrippées à la lèvre du corps apparu
a mis tant de temps à mourir , peut-être qu’il n’y arrivait pas bien en dépit de tous ses efforts, les autres n’attendaient que ça, fin d’espoir, on le disait à le regarder accroché
pluie dedans, mémoire qui mouille le corps, il se lève, il franchit le silence, il se tient comme il peut, rythme tenant sur un souffle, pareil à ces ponts de métal élastiques, il se rejoint
toute son enfance est restée dans cette mort, et ce qui a poussé ensuite — ombre sans corps
Ludovic Degroote, Pensées des morts, éditions Tarabuste, 2002, p. 31 et 63.
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03/07/2011
Pascal Quignard, La barque silencieuse
Le livre ouvre l’espace imaginaire, espace lui-même originaire, où chaque être singulier est réadressé à la contingence de sa source animale et à l’instinct indomesticable qui fait que les vivants se reproduisent.
Les livres peuvent être dangereux mais c’est la lecture surtout, par elle-même, qui présente tous les dangers.
Lire est une expérience qui transforme de fond en comble ceux qui vouent leur âme à la lecture. Il faut serrer les livres dans un coin car toujours les vrais livres sont contraires aux mœurs collectives. Celui qui lit vit seul son « autre monde », dans son « coin », dans l’angle de son mur. Et c’est ainsi que seul dans la cité le lecteur affronte physiquement, solitairement, dans le livre, l’abîme de la solitude antérieure où il vécut. Simplement, en tournant simplement les pages de son livre, il reconduit sans fin la déchirure (sexuelle, familiale, sociale) dont il provient.
Qu’est-ce qu’une autre vie sinon une autre intrigue linguistique ?
Le large existe.
Écrire déchire la compulsion de répétition du passé dans l’âme.
À quoi sert d’écrire ? À ne pas vivre mort.
Le large a inventé une place partout sur cette terre. Ce sont les livres. La lecture est ce qui élargit.
La mort est comme la langue. La mort est une machine à effacer des conditions de l’apparaître. La mort, comme la langue, apporte avec elle l’invisible. Plus encore, la mort apporte avec elle l’imprévisible. Matthieu XXV 13 : Nescitis diem neque horam. Vous ne savez ni le jour ni l’heure. La définition de la mort est le temps pur. L’homme, au fond de celui qui parle, n’est que le temps qui répond à la langue.
Pascal Quignard, La barque silencieuse, Folio/Gallimard 2011 [éditions du Seuil, 2009], p. 65, 102, 103, 103, 133.
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02/07/2011
John Donne, Chanson
Chanson
Mon cher amour, je ne m’en vais
Parce que tu me lasses,
Ou que j’espère ici trouver
Amour qui te remplace.
Mais puisqu’il faut
Que je meure à la fin mieux vaut
En jouant me faire à l’idée,
Par des morts simulées.
Le soleil qui s’en fut au soir
Aujourd’hui se reflète ;
Il n’a ni raison ni vouloir,
Et sa route est moins brève ;
Ne crains donc rien :
J’irai plus vite, crois le bien,
Qu’il ne va, car j’emporte en selle
Plus d’éperons et d’ailes.
Faible est de l’homme le pouvoir
Qui, quand vient la fortune,
Ne peut une autre heure y pourvoir
Ni, morte, en revivre une.
Mais le malheur
Aidons, et faisons de bon cœur,
Lui enseignant art et durée
Sa victoire assurée.
Tes soupirs ne sont point du vent :
Mon âme s’y disperse.
Quand tu pleures, tendre tourment,
C’est mon sang que tu verses.
Ne peux ainsi
M'aimer autant que tu le dis
Si je dois en toi disparaître,
Le meilleur de mon être.
Ne permets à ton cœur devin
De me prévoir misère :
Tu pourrais pousser le destin
À tes craintes parfaire ;
Comme en dormant,
Crois-nous détournés seulement :
Une âme gardant l’autre en vie,
Point ne sont désunies.
John Donne (1572-1631)
Song
Sweetest love, I do not go,
For wearinesse of thee,
Nor in hope the world can show
A fitter Love for mee ;
But since that I
Must dye at last,’tis best,
To use my self in jest
Thus by fain’d deaths to dye ;
Yesternight the Sunne went bence,
And yet is here to day
He hath no desire nor sense,
Nor halfe so short a way :
Then fears not mee,
But beleeve that I shall make
Speedier journeyes, since I take
More wings and spurres than bee.
O how feeble is mans power,
That if good fortune fall,
Cannot adde another houre,
Nor a lost houre recall !
But come had chance,
And wee joyne to’it our strength,
And wee teach it art and length,
It selfe o’r us to’advance.
When thou sigh’st, thou sigh’st not winde,
But sigh’st my soule away,
Then thou weep’st, unkindly kinde,
My lifes blood doth decay.
It cannot bee
That thou lov’st mee, as thou say’st,
If in thine my life thou waste,
Thou art the best of mee.
Let not thy divining heart
Forethinke me any ill,
Destiny may take thy part,
And may thy feares fulfill ;
But thinks that wee
Art but turn’d aside to sleepe ;
They who one another keepe
Alive, ne’r parted bee.
John Donne, Poèmes, traduction par J. Fuzier et Y. Denis, introduction de J.-R. Poisso, édition bilingue, Poésie : Gallimard, 1962, p. 124-127.
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01/07/2011
André du Bouchet, La lampe dans la lumière aride (2)
(Poésie : se rappeler la nuit le matin)
Deux poètes, deux poésies :
celle qui s’élabore tandis que le héros reste muet, les mots du silence, celle qui emboîte la parole au héros.
Le courage, la volonté d’écrire, n’est autre que de se résigner à se décider à se servir de ces mots défaillants, sans y voir d’avantage ou d’issue immédiate. La mémoire, seule, si faible, dit que ce labeur servira.
les mots défaillants
tous défaillants, tremblants, comme moi,
comme ce bras à nouveau saisi de paralysé
Je me suis assis sur un rocher habituellement écrasé par le jour. Rocher trempé d’aurore. Maculé de ces taches de bleu vif orange qui éclaboussaient l’horizon. Lichen encore visible le jour, comme ces végétations marines, adhérant aux roches qui attendent l’heure de la marée pour s’épanouir. Un champ de nuages collait aux mêmes rochers, de disques noirs et blancs enchevêtrés, durement échoués comme ces tas de nuages pavés, durement tassés, écrasés les uns contre les autres, très bas. Le plafond bas du ciel. L'écorce du ciel qui se fendille. Le rocher brillait extraordinairement. Comme un bloc de ciel. Criblé de lichen orange. Dans le village, au départ. Pierraille.
pan de pierres écroulées. Mur dur sourd aveugle au-dessus du bol de feu, muet, de la grande tasse d’eau de l’aube.
Le soc rougi qui laboure la terre.
Lumière aigre de la première lampe au fond du village
au centre des toits.
La poésie tire son obscurité de cet effort de transvaser les qualités des choses dans le langage — refusant de les évoquer directement — comme si elles pouvaient exister en dehors de celui qui parle.
Écrire
Parler de la terre. Parler aux hommes, parler, autant se parler à soi-même. On ne sort pas de l’homme. Le reste passe. Et pourtant les seuls êtres différents de soi que l’on puisse concevoir, ce sont les hommes.
Poésie : quand la réalité commence à déserter les images qu’elle a charroyées, et qu’elles apparaissent nues et seules.
Les images nues qu’il faut ramener à la réalité,
légèrement différentes de la réalité première.
Les faits de la réalité trouvent, s’ils sont bien observés, de merveilleuses sonorités dans les mots.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le Bruit du temps, 2011, p. 67, 80, 82-83, 91, 93, 96, 99.
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