19/11/2011
Bernard Noël, Sur un pli du temps
Pour l'anniversaire de Bernard Noël
Toujours le plus
aura manqué
la langue a touché
trop d'ombre
trop compté
les lettres du nom
une fois
cent fois
mille fois
les mains
ont rebâti
la statue des larmes
mot
tombé
d'un mot
l'être
a roussi
dans le souffle
quelle fin
la bouche
troue
un visage
l'ombre
gouverne
sous les yeux
une pierre
pousse
entre nous
toujours en pays nain
la métamorphose
aura manqué
un gué
pour passer la salive
vers le tu
poussière
de sucre
dans la pluie
l'aile y bat
vainement
on s'est vêtu
de presque
de encore
on a dit
viens
le mot cœur
battait
de ne pas
battre
on touchait
le masque
pour le sang
la trace
de l'haleine
le pli
de la paupière
décousu
[...]
Bernard Noël, Sur un pli tu temps, dans La Chute des temps,
Poésie/Gallimard, 1993, p. 225-227.
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18/11/2011
Giorgo Manganelli, Centuries, cent petits romans-fleuves
Trente neuf
Rapide, une ombre court le long des barbelés, à travers les tranchées, près des silhouettes des armes qui se découpent dans la nuit : le messager est pris d'une grande hâte, une furie heureuse le guide, une impatience sans répit. Il porte un pli qu'il doit remettre à l'officier responsable de la place forte, lieu de morts nombreuses et de quantité de clameurs, de lamentations, d'imprécations. Le messager agile traverse les grands méats de la longue guerre. Ça y est, il a rejoint le commandant : un homme taciturne, attentif aux bruits nocturnes, aux fracas lointains, aux éclairs rapides et insaisissables. Le messager salue, le commandant — un homme d'un certain âge déjà, au visage rugueux — déplie le message, l'ouvre et lit. Ses yeux relisent, attentifs. « Qu'est-ce que ça veut dire ?» demande-t-il curieusement au messager, étant donné que le texte de la dépêche est écrit noir sur blanc, et que clairs et communs sont les mots employés. « La guerre est finie, mon commandant », confirme le messager. Il consulte sa montre : « Elle est finie depuis trois minutes.» Le commandant relève la tête, et c'est avec une infinie stupeur que le messager aperçoit sur ce visage quelque chose d'incompréhensible : une impression d'horreur, d'effroi, de fureur. Le commandant tremble, il tremble de colère, de rancœur, de désespoir.
« Fiche-moi le camp, charogne !» ordonne-t-il au messager ; celui-ci ne comprend pas, le commandant se lève et, de la main, il le frappe au visage. « Décampe ou je te tue ! » Le messager s'enfuit les yeux pleins de larmes, d'angoisse, comme si l'effroi du commandant s'était emparé de lui. Donc, pense le commandant, la guerre est finie. On en revient à la mort naturelle. Les lumières vont s'allumer. Il entend des voix lui parvenir des positions ennemies ; on crie, on pleure, on chante. Quelqu'un allume une lanterne. Partout la guerre est finie, il ne subsiste aucune trace de guerre, les armes précises et rouillées sont définitivement inutiles. Combien de fois l'ont-ils pris en mire pour le tuer, ces hommes qui chantent. Combien d'hommes a-t-il tué et fait tuer dans la légitimité de la guerre ? Car la guerre légitime la mort violente. Mais à présent ? Le visage du commandant est inondé de larmes. Ce n'est pas possible : il faut que l'on comprenne immédiatement, une fois pour toutes que la guerre ne peut pas finir. Lentement, péniblement, il soulève son arme et vise les hommes qui chantent, là-bas, qui rient et s'embrassent, les ennemis pacifiés. Aucune hésitation, il commence à tirer.
Giorgio Manganelli, Centurie, cent petits romans-fleuves, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para, prologue de Italo Calvino, éditions W, 1985, p. 89-90.
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17/11/2011
Pierre-Yves Soucy, Traques
Que prise qui ne soit pas ruse
mais
veille au travers et traquée
dès que l'œil témoin de cécité
prévient du monde
chaque séquence s'attache
à l'incidence des événements
et la lisière des ombres
sépare
que sans baisser les yeux
au milieu du réel vulnérables
nous sommes en chemin
rompus aux ferments de l'opacité
à tenir nulle part ailleurs
qu'aux limites
et cherchons à tendre
le nerf de l'étau
pour le rompre...
*
... qu'à l'état singulier de la tranche
de toute pause
se découpe l'ombre
au défaut de chaque jour
ce qui attend
exaspère le désarroi
jusqu'au bleu du ciel
jusqu'au fil des dalles le pari
que l'on abandonne
que la durée dresse et arrime
à l'éclat aveuglant de chaque façade
et que du sol imaginons l'écoute
échouant dans la poitrine
lorsque le cercle des corps
à l'instant disparaît
et disparaissent
les semences séparées..
Pierre-Yves Soucy, Traques, extraits de Fragments de veilles, dans le revue
il particolare, "Pierre-Yves Soucy", n° 23, 2010-2011, p. 134-135.
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16/11/2011
Pierre Chappuis, Muettes émergences, proses
De près comme de loin
[...] Air vif, sur les hauts rejoints ce matin. Respiration élargie aux dimensions de l'espace. Allégresse et appréhension intimes — promesses, les fausses promesses de l'écriture —, comme qui se retrouverait dans un territoire sien. Déambulations par des sentes à peine marquées qui mènent d'un pâturage à l'autre à la faveur d'étroits passages quand il ne faut pas, ces murets doublés d'une clôture de barbelés, les enjamber au risque de tomber sur une pierre branlante.
Aujourd'hui laissés par endroits à l'abandon, à demi écroulés, furent, ancestraux, élaborés, entretenus, périodiquement relevés. Autochtones absolument. Humble consécration de l'ici dans sa modestie de tous les jours. Auront de tous temps été faits de pierres arrachées au sol où la roche, à nu, sort de terre (ces affleurements, muettes émergences) et, patience et lenteur, disposées avec soin : parfois, lorsque rétives à toutes mise en rang, entassées grossièrement.
Mon passé couturé au jour le jour, pluriel et uniforme. Appelé à se ternir. Qui peu à peu s'est ensauvagé. Plus rares se font les fleurs des herbiers de l'enfance qui émaillaient prairies et pâturages, aujourd'hui en voie de disparition ou tant s'en faut (l'effet d'engrais, d'ensemencements nouveaux) comme le thym, la raiponce, l'esparcette et, volontiers voisine du géranium champêtre, celle communément appelée, dans nos régions, le compagnon*.
Pierre Chappuis, Muettes émergences, proses, José Cori, 2011, p. 83-84.
* Le compagnon (blanc, rouge), nom assez répandu, est aussi appelé silène (T. H.)
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15/11/2011
Giuseppe Conte, L'Océan et l'Enfant
Il y a le verre, le sable et le vide
le vase, l'entonnoir, la jonction
le miroir, la pluie, les dunes
en cônes de velours clivés par l'éclipse
Il y a la mer à sec, la grève
le soleil fluet d'un asphodèle
le froissement d'or de tout brocart
l'intime déroute des choses
la chute, le long déclin, la naissance
la cime renversée en plaine
et la digue des astres, scintillante
clepsydre*, sonnet baroque, structure
du luth et de l'ombre, paraphe de sel
pour quelle mort est ta mesure ? Pour quelle mort ?
(26. XII. 1980, entre 1 heure et 2 heures du matin)
C'è il vetro, la sabbia, ed il vuoto
l'ampolla, l'incontro, l'imbuto
le specchio, la pioggia, le dune
e coni di velluto sfaldati dal topo
eclisse, c'è il mare prosciugato, il
greto, il flebile sole della plumosa
l'oro gualcito di ogni broccato
l'essere sgominato di una cosa
la caduta, il lungo assottigliamento, la
nascita, la vetta ribaltata in pianura
e gli astri, diga di scintillamento
clessidra, sonetto barocco, struttura
del liuto e dell'ombra, sigla di sale
per quale morte è la tua misura, per quale morte ?
(26. XII. 1980, tra l'una e le due di notte)
* En italien, clessidra désigne à la fois l'horloge à eau et le sablier. En dépit de son impropriété, le maintien du mot clepsydre en français nous a semblé nécessaire (N.d.T.)
Giuseppe Conte, L'Océan et l'Enfant, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para, Arcane 17, 1989, p. 113 et 112.
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14/11/2011
Ludovic Janvier, La mer à boire
On voit les chiens
On voit les chiens tirant leurs maîtres vers mourir
suivant les voies imprévisibles de l'odeur
ou les freinant — selon — pour obéir
aux manigances incalculables du regret
Nous marchons retournés comme chez Dante les pleureurs
mais au lieu d'arroser nos fosses avec des larmes
c'est nos chiens nous qu'on trempe de repentirs
pendant que les clébards eux compissent le chemin
où notre temps se ralentit se précipite
Paris terre promise à tous les rêveurs des gourbis
Leur Chanaan ce soir est dans l'eau sombre
ils ont gémi sous la pluie mains sur la nuque
c'est mains dans le dos qu'on en retrouve ils flottent
enchaînés pour quelques jours à la poussée du fleuve
c'est la pêche miraculeuse ah pour mordre ça mord
on en repêche au pont d'Austerlitz
on en repêche au pont de Bezons la France dort
on repêche une femme canal Saint-Denis
les rats crevés les poissons ventre en l'air les godasses
ne filent plus tout à fait seuls avec les vieux cartons
et les noyés habituels venus donner contre les piles
on peut dire qu'il y a du nouveau sous les ponts
la Seine s'est mise à charrier des Arabes
avec ces éclats de ciel noir dans l'eau frappée de pluie
Ludovic Janvier, La mer à boire, Gallimard, 1987, p. 60 et 44.
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12/11/2011
Pierre Bergounioux, Le Matin des origines
Je ne devrais pas me souvenir. D'ailleurs je ne me rappelle pas que la Corrèze dont je suis originaire et où j'ai vécu dix-sept années durant, ait été à aucun moment revêtue d'azur et d'or comme le Lot où j'ai pu passer une quinzaine de jours en six ans, les premiers. Elle a dû l'être, portant, mais les jours, les années, la clarté pâle et froide où nous nous avançons, l'habitude ont oblitéré, emporté le lustre éclatant dont une puissance mystérieuse pare d'abord toute chose afin que nous restions. Et si le Quercy se dresse, dans ma mémoire, comme ma demeure véritable et la terre des merveilles, c'est parce que je l'ai quitté sans retour avant que le temps, l'âge ne le dépouillent, lui aussi, de la splendeur que je suppose uniformément répandue sur la terre aux yeux de ceux dont les yeux s'ouvrent.
Je possède quelques images de l'époque où s'éveille en nous le sentiment de l'existence. Plus exactement, le sentiment de la vie, de la mienne, à ce qu'il paraît, a fixé l'image de lieux où je ne devais plus revenir, de l'instant où l'on s'éveille aux lieux, aux instants.
Elle n'est que pour moi. Ceux qui étaient alors dans la force de l'age n'ont rien vu que d'habituel. Ils n'ont rien vu. Je n'ai même pas la ressource d'obtenir d'eux — les survivants — un élément de preuve, une confirmation. La vie réelle, la leur, alors, a traversé ces éblouissements sans en garder trace. Ils n'ont pas transfiguré, pour elle, une fleur en forme de balustre, une odeur, un chemin à midi qui, maintenant encore, malgré l'éloignement et la destruction, m'exaltent parce que je les ai découverts à l'instant critique où l'on est tenté de ne pas vouloir, de dormir toujours. Alors la vie s'avance à notre rencontre dans sa gloire et sa magnificence pour nous éveiller tout à fait.
Pierre Bergounioux, Le Matin des origines, éditions Verdier, 1992, p. 9-11.
© photo Chantal Tanet
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11/11/2011
Jean-Pierre Verheggen, Porches, Porchers
1.
Nous détestions les fermes.
Les fermiers.
Replets.
Satisfaits.
Les métayers et leurs ouvriers.
Saisonniers.
Dupés.
Exploités.
Leurs aoûterons.
Leurs tâcherons.
Leurs souillons.
Leur promiscuité.
Acceptée.
Entérinée.
Avalisée.
Nous détestions leurs messiers.
Leurs palefreniers ou valets.
Laquais. Laids.
Envoyés valdinguer.
Étriller ou faucher.
Aider les faucheurs armés.
Arnachés ou épongés.
Irrelevés.
Nous détestions les travailleurs des champs tous entiers.
Puants.
Infâmants.
Paysans.
Les peaussiers.
Plaigneurs.
Quémandeurs.
Les taupiers.
Les faneurs.
Suants.
Gagneurs.
Les échardonneurs.
Les échenilleurs.
Les soigneurs attitrés.
Bousés. Bouseux.
Beaucoup trop courageux.
Jean-Pierre Verheggen, Porches, Porchers dans Porches, Porchers, Pubères, Putains, Stabat Mater, ou Pour l'amour d'un porc, préface de Norge, lecture de Jean-Marie Klinkenberg, Bruxelles, éditions Labor, 1991, p. 13-15.
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10/11/2011
Henri Lefebvre, Les Unités perdues
[...] Perdu l'atelier de Guy Levis Mano, 6 rue Huyghens à Paris · Cervantès disait de lui-même qu'il fallait aussi l'admirer pour ce qu'il n'a pas écrit · On ne sait où, ni comment, Baruch de Spinoza apprit à polir les verres optiques ; à la fin de sa vie, le philosophe écrit un Traité de l'iris qu'il jette ensuite au feu, sans doute pour un problème de censure · En 1889, Fernand Drujon publie Essai bibliographique sur la destruction volontaire des livres ou Bibliolytie · Il n'existe aucun ouvrage en français sur l'insurrection ouvrière de l'été 1951 à Berlin Est · Les dix-huit derniers mois de sa vie, le peintre suisse Andréas Walser les dépense à Paris, peignant près de deux cents tableaux ; il meurt en 1930 à vingt-deux ans, les deux tiers de son œuvre ont disparu. · Les manuscrits déchirés par W. B. Yeats pour obtenir les versions «heureuses» de Deirdre et de On Baile's Strand · Out in the World, roman inachevé et non publié de Jane Bowles · Chinese Series, film inachevé de Stan Brakhage · La plupart des œuvres de jeunesse de Nicolas de Staël ont été détruites · Les réponses écrites de Gisèle Prassinos aux lettres de son éditeur Henri Parisot ont été perdues · La Société des Auteurs de Grande-Bretagne publie une enquête menée auprès de neuf cent cinquante-quatre écrivains sur les relations entretenues avec leurs éditeurs ; au premier rang des plaintes : la perte ou le vol des manuscrits · «Est-il mort le secret perdu dans Atlantis ? », question sans réponse posée par les poètes du Grand Jeu · [...]
Henri Lefebvre, Les Unités perdues, Manuella éditions, 2011, p. 82-84.
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09/11/2011
Jude Stéfan, Génitifs
p. de novembre
sa femme au sexe d'araignée
où grimpe une souris elle
crie
elles sautent par la fenêtre
ou le charme le plus doux
/ou les pelletées de neige
ou la brune au coquart/ou
une reine sans gardes
en style journal
par un temps suave, crachoteux,
charmant ou même délicat à la
Tous les saints
Ils se tuent ils s'inclinent sur
les routes les tombes par
deux fois l'an
au bonheur cambrioleur
les morts les pauvres morts les
scrutent d'en bas
Jude Stéfan, Génitifs, Gallimard, 2001, p. 48.
ah crier !
Novembre, rien
sinon le meurtre des animaux à saler
plus d'oiseaux belges qui atterris-
saient ou tourterelles turque la
Terre vomit son vertige en cratères
en séismes en odeurs d'impiété :
ah renversons les présages
abrégeons les mots sans apostrophe
remontons nos âges pour
cueillir de tes jaunes fleurs
à ne plus t'étreindre
de rage fouir quelque Autre
ah crier à la Morte
Jude Stéfan, Désepérance, Déposition, Gallimard, 2006, p. 70.
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08/11/2011
Eugène Savitzkaya & Alain Le Bras, Quatorze cataclysmes
La montagne a bougé. La montagne est en morceaux. La maison, cassée. Sous terre sont les merisiers et leurs brindilles, le mélèze, le feuillage dispersé, le mouton, le mammouth musclé, la bonne mouture de froment, les ordures, les os, les machines sans roues, les quartiers de meule, les faisceaux de paille mouillée, les rayons de miel, le minerai si vif et le manganèse, il n'y a plus de musc, plus de chair molle, rien que de la matière morcelée et du morfil en quantité.
De la montagne effondrée, frappée au cœur, trois coups de maillet sur le toit, le sucre n'est plus en tas, la foudre l'a brûlé, la maison est dans la cave, craie sur le charbon, ciel dans l'eau.
C'était une montagne en roche dure et en poussière, poussière qui recouvre les étangs, luisante et savoureuse, poudre et farine, le grand moulin fonctionnait, le grenier se remplissait, l'osier était blanc, blanches les planches et le lattis. La maison était une cage aérée entourée de roseaux, l'ombre de la montagne filtrait entre les claies.
Eugène Savitzkaya et Alain Le Bras, Quatorze cataclysmes, Le temps qu'il fait, 1985, n. p.
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07/11/2011
Pierre de Marbeuf, Le Miracle d'amour
Sonnet
Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,
Et la mer est amère, et l'amour est amer,
L'on s'abîme en amour aussi bien qu'en la mer,
Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.
Celui qui craint les eaux, qu'il demeure au rivage,
Celui qui craint les maux qu'on souffre pour aimer
Qu'il ne se laisse pas à l'amour enflammer,
Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage.
La mère de l'amour eut la mer pour berceau,
Le feu sort de l'amour, sa mère sort de l'eau,
Mais l'eau contre ce feu ne peut fournir des armes.
Si l'on pouvait éteindre un brasier amoureux,
Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,
Que j'eusse éteint son feu de la mer de mes larmes.
Pierre de Marbeuf, Le Miracle d'amour, Obsidiane, 1983, p. 130.
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06/11/2011
Paul Blackburn, Villes, suivi de Journaux
La proposition
Après qu'elle
s'est plainte des
hommes
pendant une bonne heure
à la mère de sa copine
elle
rendait visite à sa copine
et à la mère de sa copine
à la campagne, son
amie était sortie
chercher le chat
et elle
continuait la ré-
pétitive lamentation que
la mère de sa copine
écoutait patiemment
sans rien dire
jusqu'à ce que (pendant que)
sa fille était sor
tie (chercher
le chat)
et elle dit pour la
centième fois combien vraiment
les hommes étaient
de purs bâtards et est-ce qu'elle croyait
pas (la mère) qu'il
EXISTAIT
d'autres choses in-
téressantes, ou
qu'il était
temps d'essayer quelque chose
de nouveau, la mère
après un long silence
dit : « ça serait
pas vraiment nouveau
pour moi, mais je suis
prête quand tu le seras. »
La copine de
retour (avec le chat)
fut pas qu'un peu sur-
prise quand son amie in-
sista pour rentrer par le dernier bus (elle
devait ABSOLUMENT corriger un
texte). « J'espère que je l'ai
pas offensée, ou rien.»
La mère, après avoir
reconduit la copine au bus,
expliqua
à sa fille, sur
le chemin du retour la plus que
probable raison qui
avait fait fuir
vers la ville son amie
si brutalement
L'OBSCURITÉ EST SUR LE MONDE ET L'AMOUR
est parti ail-
leurs, mon esprit, ganté et épuisé
même le hall est obscur tandis
que je me gerbe sur le lit
Ce n'est pas que
je ne t'aime
pas, ma chérie, nous
sommes tous les deux ailleurs.
Paul Blackburn, Villes suivi de Journaux, traduit par Stéphane Bouquet, Série américaine, José Corti, 2011, p. 128-129, 136.
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05/11/2011
Roger Gilber-Lecomte, Haïkaïs, dans Œuvres complètes II
Haïkaïs
L'aube — Chante l'alouette. —
Le ciel est un miroir d'argent
Qui reflète des violettes.
Le soleil en feu tombe dans la mer ;
des étincelles :
Les étoiles !!
Oh ! la pleine lune sur le cimetière.—
Noirs les ifs — Blanches les tombes —
Mais en dessous ?...
Les yeux du Chat :
Deux lunes jumelles
Dans la nuit.
La nuit. — L'ombre du grand noyer
est une tache d'encre aplatie
au velours bleu du ciel.
Vie d'un instant...
J'ai vu s'éteindre dans la nuit
L'éternité d'une étoile.
La cathédrale dans les brumes :
Un sphinx à deux têtes, accroupi
dans une jungle de rêve.
J'ai vu en songe
Des splendeurs exotiques de soleil
Matin gris. — Le ciel est une chape de plomb.
Morte la Déesse,
dansons en rond !!
Mais, mes rêves aussi sont morts...
Roger Gilbert-Lecomte, Œuvres complètes II, édition établie par Jean Bollery, avant-propos de Pierre Minet, Gallimard, 1977, p. 127-128.
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04/11/2011
Philippe Soupault, Georgia, Épitaphes, Chansons
Frères aveugles
Pensez à tous ceux qui voient
vous tous qui ne voyez pas
où vont-ils se laissez conduire
ceux qui regardent leur bout de nez
par le petit bout d'une lorgnette
Pensez aussi à ceux qui louchent
à ceux qui toujours louchent vers l'or
vers la mer leur pied ou la mort
à ceux qui trébuchent chaque matin
au pied du mur au pied d'un lit
en pensant sans cesse au lendemain
à l'avenir peut-être à la lune au destin
à tout le menu fretin
ce sont ceux qui veillent au grain
Mais ils ne voient pas les étoiles
parce qu'ils ne lèvent pas les yeux
ceux qui croient voir à qui mieux mieux
et qui n'osent pas crier gare
Pensez aux borgnes sans vergogne
qui pleurent d'un œil mélancolique
en se plaignant des moustiques
Pensez à tous ceux qui regardent
en ouvrant des yeux comme des ventres
et qui ne voient pas qu'ils sont laids
qu'ils sont trop gros ou maigrelets
qu'ils sont enfin ce qu'ils sont
Pensez à ceux qui voient la nuit
et qui se battent à coups de cauchemars
contre scrupules et remords
Pensez à ceux qui jours et nuits
voient peut-être la mort en face
Pensez à ceux qui se voient
et savent que c'est la dernière fois
Philippe Soupault, Georgia, Épitaphes, Chansons, préface de Serge Fauchereau, Poésie / Gallimard, 1984, p. 254-255.
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