23/09/2011
Jacques Réda, L'Herbe des talus
Tombeau de mon livre
Livre après livre on a refermé le même tombeau.
Chaque œuvre a l’air ainsi d’une plus ou moins longue allée
Où la dalle discrète alterne avec le mausolée.
Et l’on dit, c’était moi, peut-être, ou bien : ce fut mon beau
Double infidèle et désormais absorbé dans le site,
Afin que de nouveau j’avance et, comme on ressuscite —
Lazare mal défait des bandelettes et dont l’œil
Encore épouvanté d’ombre cligne sous le soleil —
Je tâtonne parmi l’espace vrai vers la future
Ardeur d’être, pour me donner une autre sépulture.
Jusqu’à ce qu’enfin, mon dernier fantôme enseveli
Sous sa dernière page à la fois navrante et superbe,
Il ne reste rien dans l’allée où j’ai passé que l’herbe
Et sa phrase ininterrompue au vent qui la relit.
Jacques Réda, L'herbe des talus, Gallimard, 1984, p. 208.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA, Réda Jacques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques réda, l'herbe des talus, tombeau | Facebook |
22/09/2011
Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux
Je suis un gardeur de troupeaux.
Le troupeau ce sont mes pensées
Et mes pensées sont toutes des sensations.
Je pense avec les yeux et les oreilles
Et avec les mains et avec les pieds
Et avec le nez et avec la bouche.
Penser une fleur c’est la voir et la respirer
Et manger un fruit c’est en savoir le sens.
C’est pourquoi lorsque par un jour de chaleur
Je me sens triste d’en jouir à ce point,
Et couche de tout mon long dans l’herbe,
Et ferme mes yeux brûlants,
Je sens tout mon corps couché dans la réalité,
Je sais la vérité et je suis heureux.
Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caeiro, traduit du portugais par Armand Guibert, Gallimard, 1960, p. 55-56.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : fernando pessoa, le gardeur de troupeaux, alberto caeiro, armand guibert | Facebook |
21/09/2011
Maurice Blanchot, L'Attente l'Oubli
Il n’est pas vrai que tu sois enfermée avec moi et que tout ce que tu ne m’as pas encore dit te sépare du dehors. Ni l’un ni l’autre nous ne sommes ici. Seuls quelques-uns de nos mots y ont pénétré, et de loin nous les écoutons.
Vous voulez vous séparer de moi ? Mais comment vous y prendrez-vous ? Où irez-vous ? Quel est le lieu où vous n’êtes pas séparée de moi ?
S’il t’est arrivé quelque chose, comment puis-je supporter d’attendre de le savoir pour ne pas le supporter ? S’il t’est arrivé quelque chose — même si cela ne t’arrive que bien plus tard, et longtemps après ma disparition — comment n’est-ce pas insupportable dès maintenant ? Et, c’est vrai, je ne le supporte pas tout à fait.
Attendre, seulement attendre. L’attente étrangère, égale en tous ses moments, comme l’espace en tous ses points, pareille à l’espace ; exerçant la même pression continue, ne l’exerçant pas. L’attente solitaire, qui était en nous et maintenant passée au dehors, attente de nous sans nous, nous forçant à attendre hors de notre propre attente, ne nous laissant plus rien à attendre. D’abord l’intimité, d’abord l’ignorance de l’intimité, d’abord le côte à côte d’instants s’ignorant, se touchant et sans rapport.
Maurice Blanchot, L’Attente l’Oubli, Gallimard, 1962, p. 30-31.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : maurice blanchot, l'attente l'oubli | Facebook |
20/09/2011
Jaufre Rudel, Lanquan li jorn son lonc en may...
Lorsque les jours sont longs en mai,
J’aime ouïr les oiseaux lointains ;
Je vais courbé par le désir,
Je songe à un amour lointain,
Et les chants, les fleurs d’aubépine
Valent les glaces de l’hiver.
Jamais d’amour je n’aurai joie
Sinon de cet amour lointain
Car il n’est femme plus parfaite
En nul endroit proche ou lointain.
Elle est si belle et gente et pure
Que je voudrais, pour l’approcher,
Être pris par les Sarrasins.
Triste et joyeux je reviendrai,
Si je la vois, ‘amour lointain.
Mais qui sait quand je la verrai ?
Nos deux pays sont si lointains !
Que de chemins et de passages !
Je ne puis être sûr de rien :
Qu’il en soit comme il plaît à Dieu !
André Berry, Florilège des troubadours, publié avec une préface, une traduction et des notes par A. B., Firmin-Didot, 1930, p. 59.
Lorsque les jours sont longs en mai
Me plaît le doux chant d’oiseaux lointains,
Et quand je suis parti de là
Me souvient d’un amour lointain ;
Lors m’en vais si morne et pensif
Que ni chants ni fleurs d’aubépines
Ne me plaisent plus qu’hiver gelé.
Jamais d’amour je ne jouirai
Si je ne jouis de cet amour lointain,
Je n’en sais de plus noble, ni de meilleur
En nulle part, ni près ni loin ;
De tel prix elle est, vraie et parfaite
Que là-bas au pays des Sarrasins,
Pour elle, je voudrais être appelé captif !
Triste et joyeux m’en séparerai,
Si jamais la vois, de l’amour lointain
Mais je ne sais quand la verrai,
Car trop en est notre pays lointain :
D’ici là sont trop de pas et de chemins ;
Et pour le savoir ne suis pas devin
Mais qu’il en soit tout comme à Dieu plaira.
Poètes et romanciers du Moyen Âge, texte établi et annoté par Albert Pauphilet, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1963, p. 783.
Lorsque les jours sont longs en mai m’est beau le doux chant d’oiseaux de loin et quand je me suis éloigné de là je me souviens d’un amour de loin je vais courbé et incliné de désir si bien que chant ni fleur d’aubépine ne me plaisent comme l’hiver gelé
Jamais d’amour je ne jouirai si je ne jouis de cet amour de loin car mieux ni meilleur je ne connais en aucun lieu ni près ni loin tant est son prix vrai et sûr que là-bas au royaume des Sarrazins pour elle je voudrais être captif
Triste et joyeux je la quitterai quand je verrai cet amour de loin mais je ne sais quand je la verrai car trop sont nos terres loin il y a tant de passages de chemins et moi je ne suis pas devin mais que tout soit comme il plaît à Dieu
Jacques Roubaud, Les Toubadours, anthologie bilingue, Seghers, 1971, p. 75 et 77.
Lanquan li jorn son lonc en may
M’es belhs dous chans d’auzelhs de lonh,
E quan mi suy partiz de lay
Remembra.m d’un amor de lonh :
Vau de talan embroncx e clis
Qi que chans ni flors d’aldelpis
No.m platz plus que l’yverns gelatz.
Ja mais d’amor no.m janziray
Si no.m jau d’est’amot de lonh,
Que gensot ni melhor no.n si
Ves nulha part, ni pres ni lonh ;
Tant es sos pretz verais e fis
Que lay el reng dels Sarrazis
For hieu per lieys chaitius clamatz !
Iratz e gauzens m’en partray,
S’ieu ja la vey, l’amor de lonh :
Mas non sai quoras la veyrai,
Car trop son nostras terras lonh :
Assatz hi a pas e camis,
E per aisso no.n suy devis…
Mas tot sia cum a Dieu platz !
Jaufre Rudel, dans Poètes et romanciers du Moyen Âge, Texte établi et annoté par Albert Pauphilet, Biblliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1963, p. 782 et 783.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jaufre rdel, l"amour de loin, alpbert pauphilet, andré berry, jacques roubaud | Facebook |
19/09/2011
Danielle Collobert, Les joncs, dans Œuvre II
Les joncs enivrés
Rejetaient les épaves des vents
Les fleurs inutiles.
Les ondulations troubles
Au fond des étangs gardaient
Les secrets de la mort.
L’enfance de la mer
Échappe
Au souvenir.
Le mouvement adhère
À l’innocence voulue
D’un regard.
Les formes désagrégées
Glissent
En lambeaux de fuite.
L’écrasant
Sommeil
Restitue
Le rappel.
Les murailles transparentes
Aux falaises
De violence
S’opposent
Aux montées
Des mers.
La continuité engagée
Dans le regard
Accorde
Le temps de la somnolence.
Danielle Collobert, Ensemble III (Les joncs), dans Œuvres II, édition préparée et présentée par Françoise Morvan, P.O.L., 2005, p. 121-124.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
18/09/2011
Samuel Beckett, Mal vu mal dit
De sa couche elle voit se lever Vénus. Encore. De sa couche par temps clair elle voit se lever Vénus suivie du soleil. Elle en veut alors au principe de notre vie. Encore. Le soir par temps clair elle jouit de sa revanche. À Vénus. Devant l’autre fenêtre. Assise raide sur sa vieille chaise elle guette la radieuse. Sa vieille chaise en sapin à barreaux et sans bras. Elle émerge des derniers rayons et de plus en plus brillante décline et s’abîme à son tour. Vénus. Encore. Droite et raide elle reste là dans l’ombre croissante. Tout de noir vêtue. Garder la pose est plus fort qu’elle. Se dirigeant debout vers un point précis souvent elle se fige. Pour ne pouvoir repartir que longtemps après. Sans plus savoir ni où ni pour quel motif. À genoux surtout elle a du mal à ne pas le rester pour toujours. Les mains posées l’une sur l’autre sur un appui quelconque. Tel le pied de son lit. Et sur elles sa tête. La voilà donc comme changée en pierre face à la nuit. Seuls tranchent sur le noir le blanc de ses cheveux et celui un peu bleuté du visage et des mains. Pour un œil n’ayant pas besoin de lumière pour voir. Tout cela au présent. Comme si elle avait le malheur d’être encore en vie.
Samuel Beckett, Mal vu mal dit, éditions de minuit, 1981, p. 7-8.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Beckett Samuel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : samuel beckett, mal vu mal dit, vénus | Facebook |
17/09/2011
Pierre Reverdy, Main d'œuvre
Cœur à cœur
Enfin me voilà debout
Je suis passé par là
Quelqu’un passe aussi par là maintenant
Comme moi
Sans savoir où il va
Je tremblais
Au fond de la chambre le mur était noir
Et il tremblait aussi
Comment avais-je pu franchir le seuil de cette porte
On pourrait crier
Personne n’entend
On pourrait pleurer
Personne ne comprend
J’ai trouvé ton ombre dans l’obscurité
Elle était plus douce que toi-même
Autrefois
Elle était triste dans un coin
La mort t’a apporté cette tranquillité
Mais tu parles tu parles encore
Je voudrais te laisser
S’il venait seulement un peu d’air
Si le dehors nous permettait encore d’y voir clair
On étouffe
Le plafond pèse sur ma tête et me repousse
Où vais-je me mettre où partir
Je n’ai pas assez de place pour mourir
Où vont les pas qui s’éloignent de moi et que j’entends
Là-bas très loin
Nous sommes seuls mon ombre et moi
La nuit descend
La Lucarne ovale (1916), p. 87-88
Temps couvert
Je suis au milieu d’un nuage
de neige
ou de fumée
L’éclat du jour fait son tapage
la fenêtre en battant
ouvre le mur du coin
la paupière assoupie
et l’œil déjà baissé
Plus loin
sur le détour où aurait dû tomber
le grand vent qui passait
en roulant l’atmosphère
la neige et la fumée
Quelques grains de soleil
et le poids de la terre
à peine soulevée
Cravates de chanvre (1922), p. 211.
Pierre Reverdy, Main d’œuvre, poèmes, 1913-1949, Mercure de France, 1949.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre reverdy, main d'œuvre, la lucarne ovale, cravates de chanvre | Facebook |
16/09/2011
Philippe Beck, Chants populaires
Chaque poème ou chant populaire s’inspire ici d’un conte « noté » par les Grimm.[…] Les Chants populaires dessèchent des contes, relativement. Ou les humidifient à nouveau. Par un chant objectif. Un conte est de la matière chantée ancienne, intempestive et marquante, à cause d’une généralité. (Philippe Beck, Avertissement, p. 7 et 9).
27. Technique
La force de l’homme est le point.
Celui-là sur le banc
fut un homme.
Celui-ci sur le banc continue.
Il devient ce qu’il est.
Qui est un homme ?
Bête se demande.
Elle dit parfois : « Voilà un homme ».
Ou « Voici ».
Elle va sur lui. Droit devant.
Il prend un bâton et souffle dans le dur.
Il souffle autour.
Les braises vont
au visage de la bête.
Des pierres qui brillent.
Des pierres combatives.
Comme foudre mariée à grêle.
Bête sent qu’il y a une idée
dans le souffle. I. cause
étonnement.
Et l’arrêt en plein vol.
En plein air.
Bête allée à Technicité.
En passant.
Elle visite bouche ouverte et tombée
(coquillage)
pays de violence et d’invention.
Silence et inauguration
dans la bête.
Avant les jeux.
Elle commence la vertu commune.
Et les tissus de vertu.
D’après « Le Loup et l’Homme »
Philippe Beck, Chants populaires, collection Poésie, Flammarion, 2007, p. 85-86.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Beck Philippe | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philippe beck, grimm, chants populaires | Facebook |
15/09/2011
Jules Renard, L'Œil clair
La visite au poète
— Nous allons voir un poète, dis-je à Philippe. Oui, M. Ponge, à Viresac, est un poète. Vous ne le saviez pas ?
— Non, monsieur.
— M. Ponge fait des vers. J’en ai lu ; vous aussi, Philippe, dans le petit journal du canton.
— Je ne me rappelle pas.
— Nous avons un poète à quatre kilomètres d’ici.
— Ça se peut bien. Est-ce qu’on prend les fusils ?
— Oui, nous chasserons à l’aller et au retour.
On part et je tue en route une tourterelle ; c’est un beau coup de fusil, digne d’un chasseur qui fait une visite à un poète.
Je n’ai jamais vu M. Ponge.
— Je connais un homme qui porte ce nom, dit Philippe, je l’ai même vu aux foires ; mais ça ne peut pas être votre poète. C’est un paysan qui ne marque pas mieux que moi.
Il se renseigne à la première maison du village.
Un vieux, assis devant sa porte, se dresse, donne une poignée de main à Philippe et dit l’air tragique :
— Il est mort !
— Merci, mon vieux.
Et le vieux se rassied, tout souriant.
— Il n’a plus sa tête, me dit Philippe.
Plus loin un autre vieux, dont la peau semble de papier, nous dit :
— Je vois bien que vous cherchez des lièvres.
— Nous cherchons M. Ponge.
— Là-bas, tenez ! au bout du village, aux dernières maisons, près de la fontaine. Vous ne le trouverez peut-être pas chez lui ; à cette heure de la journée, il est dans les champs, il garde sa vache, mais il ne s’écarte pas beaucoup de sa maison.
— Il garde sa vache lui-même ?
— Comme tout le monde !
Le village du poète n’a pas, ce soir, un goût de rose, et les gens de Viresac ne paraissent point incommodés, l’habitude ! Une vieille femme qui abat des prunes nous crie de son échelle :
— Voilà un homme qui court derrière vous !
Comme je me retourne, l’homme, en bras de chemise, s’arrête, boutonne son gilet, et nous dit :
— On m’a prévenu que vous me demandiez ; excusez-moi, j’aidais à finir une couverture de paille, là, tout, tout près. Vous me faites bien de l’honneur.
Il nous invite à entrer dans sa maison. Philippe écoute, son fusil entre les jambes. Il ne se croit pas dans la maison d’un poète et il garde sur sa tête un chapeau qu’il n’ôterait qu’à l’église où il ne va jamais.
Le poète, chétif, maigre, âgé d’une quarantaine d’années, paraît ému. Sa figure serait plus expressive, sans doute, si, d’un coup de peigne, il relevait ses cheveux gris de poussière et dégageait un peu le front haut et étroit. Il s’applique à bien parler, et comme il n’a passé que par l’école primaire, ses fautes de langage éclatent. Le mot « littérature » échappe de sa bouche avec des sonorités bizarres. L’a est énorme, coiffé d’accents circonflexes comme d’un vol de corneilles.
Il a toujours aimé la littérature, mais la prose plus que la poésie. C’est du régiment, parce qu’il avait des heures de reste, que l’idée lui vint de se lancer.
— Si j’avais poussé mes études, étant jeune, dit-il, j’aurais fait quelque chose. Je ne peux écrire des vers que pour mon plaisir personnel. Je ne sais pas si on veut me flatter, mais des gens qui s’y connaissent me trouvent de l’imagination.
Je n’ose lui dire : faites voir vos vers.
Il a pris part à un concours organisé par une revue de poésie. Il me montre une brochure bleue, et je reconnais une de ces petites revues qui vivent de cette espèce de concours parce qu’un abonnement y donne droit au moins à une mention. C’était en l'honneur de Lamartine. La liste des membres du jury, Sully Prudhomme en tête, est interminable.
— Je n’y vois pas votre nom, me dit le poète ; vous ne travaillez que pour la prose ?
— Oui, dis-je, mais ça ne m’empêche pas d’aimer la poésie, au contraire.
Il avait adressé des vers et des proses. Les vers sont classés, les proses n’ont obtenu qu’une mention.
Étant poète il croit que c’est aux vers qu’on a donné la meilleure récompense, et il m’indique son nom perdu dans une foule d’autres imprimés en petits caractères presque illisibles.
— Je garde le papier pour les enfants, dit-il. Plus tard, ils seront satisfaits.
Précisément deux gamins écoutent sur le pas de la porte ouverte.
— Eh bien ! dit le poète, est-ce qu’on se présente comme ça au monde ? Voulez-vous dire bonjour !
Ils ne veulent pas.
Une femme entre, va et vient, sans dire un mot, et disparaît. Je saurai plus tard que c’était Mme Ponge.
C’est assez pour une première visite. Quand je me lève, le poète, devinant, à ma réserve, que j’ai voulu le mettre en garde contre les espoirs irréalisables, me dit, avec une prudente finesse :
— Oh ! moi, je m’occupe de ça pour m’amuser, j’ai mon bien à faire valoir. Je ne suis pas un poète de métier, je suis un agriculteur.
Je quitte cette maison obscure, où, sans l’éclairer ni l’enrichir, viennent d’être cités les plus glorieux noms de la poésie française.
Philippe, qui n’a fait que regarder un fusil rouillé pendu au plafond, me dit, en dehors :
— Il faut que ça le tienne rudement serré pour qu’il écrive le soir, à la veillée, au lieu d’aller se coucher ; moi, je ne pourrais pas.
— Vous ne le reconnaissez donc plus ?
— Si.
— Vous ne lui avez rien dit ?
— Je n'aurais jamais cru, répond Philippe, qu’un homme comme lui, c’était un poète.
Jules Renard, L’Œil clair [1913], collection L’imaginaire, Gallimard, 1998, p. 74-77.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jules renard, l'œil clair, le poète | Facebook |
13/09/2011
Walter Benjamin, Images de pensée
Je déballe ma bibliothèque
Un discours sur l’activité de collectionneur
Je déballe ma bibliothèque. Oui. Elle n’est pas encore sur les rayons, l’ennui discret de l’ordre ne s’est pas encore répandu sur elle. Je ne peux pas non plus marcher le long des rayonnages pour les passer en revue devant un auditoire bienveillant. Vous n’avez rien à craindre de tout cela. Je vous prie de vous transporter avec moi dans le désordre des caisses défoncées, dans l’air rempli de poussière de bois, sur le sol recouvert de papiers déchirés, parmi les piles de volumes tout juste ramenés à la lumière du jour après deux ans d’obscurité, pour partager un peu l’état d’esprit, pas du tout élégiaque mais plutôt impatient, qu’ils éveillent chez un authentique collectionneur. Car c’est quelqu’un de cette sorte qui vous parle et ne parle en somme que de lui. Ne serait-il pas présomptueux, ici, en se réclamant d’une apparente objectivité, d’énumérer les pièces maîtresses ou les principales sections d’une bibliothèque, ou vous exposer l’histoire de sa constitution, voire de vous expliquer son utilité pour l’écrivain ? Avec les mots qui suivent, en tout cas, j’ai en vue quelque chose de plus manifeste, de plus tangible ; il me tient à cœur de vous faire entrevoir le rapport d’un collectionneur avec ses possessions, de vous faire entrevoir plutôt l’activité du collectionneur que la collection. Il est tout à fait arbitraire que je procède en m’aidant d’une réflexion sur les diverses façons d’acquérir des livres. Une telle décision est, comme tout autre, une digue contre le raz-de-marée de souvenirs qui déferle sur tout collectionneur qui se penche sur ce qu’il possède. Toute passion confine au chaos mais celle du collectionneur confine à celui des souvenirs : le hasard, le destin qui colore à mes yeux le passé sont également perceptible dans le fouillis familier de ces livres. Car cette possession, qu’est-elle d’autre sinon un désordre où l’habitude a pris ses aises au point de prendre l’apparence de l’ordre ? Vous avez déjà entendu parler de gens dont la perte de leurs livres fait tomber malades, d’autres qui sont devenus criminels pour en acquérir. Dans ce domaine l’ordre n’est jamais que flottement au-dessus de l’abîme. « Le seul savoir exact qu’il y ait, a dit Anatole France, est le savoir sur l’année de parution et le format des livres. » En effet, s’il y a une contrepartie au dérèglement de la bibliothèque, c’est la rigueur de son catalogue.
Aussi l’existence du collectionneur est-elle dialectiquement tendue entre les pôles du désordre et de l’ordre.
Walter Benjamin, Images de pensée, traduit de l’allemand par Jean-François Poirier et Jean Lacoste, collection Titres n° 138, Christian Bourgois éditeur, 2011 [1998], p. 159-161.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : walter benjamin, images de pensée, bibliothèque, collectionneur | Facebook |
12/09/2011
Robert Coover, Rose (L'Aubépine)
Qui suis-je ? voudrait-elle savoir. Que suis-je ? Pourquoi cette malédiction d’une stupeur sans fin et la persécution des baisers de prétendants ? Leurs assauts incessants mais inopérants sont-ils vraiment la préfiguration de celui qui sera efficace, ou bien mon anticipation crédule (je n’ai pas de mémoire !) n’est-elle qu’une partie de la plaisanterie stuporeuse et stupéfiante ? Voilà le genre de questions enfantines auxquelles la fée doit répondre tout au long de la longue nuit de sommeil de cent ans lorsque la princesse, toujours fraîchement affligée, surgit et resurgit dans ce qu’elle croit être l’ancien office du château ou encore sa chambre d’enfant ou la galerie des musiciens dans le grand hall, ou un peu chacune de ces pièces, et pourtant aucune. Patience, mon enfant, lui dit la fée en la tançant. Je sais que cela fait mal. Mais cesse de pleurnicher. Je vais te dire qui tu es. Viens ici, dans ce passage secret, par cette porte qui n’est pas une porte. Tu es une porte comme celle-ci, accessible seulement aux initiés, tu es un passage secret comme celui-ci, qui ne mène qu’à lui-même. Bien, tu vois cette fente étroite dans le mur, d’où les archers défendent le château ? On lui donne, comme à toi, le nom de meurtrière. Si tu regardes par là, peut-être verras-tu les os de tes victimes, cliquetant dans les ronces en contrebas. Comme toi, cette fente est depuis longtemps à l’abandon, et, regarde, une jolie araignée noire y a tendu sa toile. Tu es cette créature immobile, attendant silencieusement ta malheureuse proie. Tu es cette fenêtre, tissée d’envoûtement mortel, ce corridor jamais emprunté, cet escalier dérobé en colimaçon qui mène à la tour interdite. Tu es celle qui a renoncé aux fonctions naturelles, celle qui envahit les rêves des innocents, celle qui héberge les forces sauvages et ainsi définit et provoque l’héroïsme, et pourtant tu es l’épouse magique, de tout ce qui est bon le calice et la fleur, celle au travers de laquelle toute gloire s’acquiert, tout amour se découvre, la racine par laquelle tout besoin peut germer. Tu es celle à propos de qui les poètes ont écrit : La rose et l’épine, le sourire et la larme. C’est là la rengaine du chant de toute vie.
Robert Coover, Rose (L’Aubépine), traduit de l’américain par Bernard Hœpffner, avec la collaboration de Catherine Goffaus, Fictions & Cie, éditions du Seuil, 1998, p. 19-21.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : robert coover, rose (l'aubépine), la belle au bois dormant | Facebook |
11/09/2011
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes
Portrait par Kouzma Petrov-Vodkine (1922)
S’éveiller tôt le matin
Parce que la joie étouffe,
Et regarder l’eau verte
Par le hublot de la cabine,
Ou sur le pont dans la tempête,
Blottie dans une douce fourrure,
Écouter battre les machines,
Et ne penser à rien.
Mais attendre la rencontre
Avec celui que j’aime
Sous le sel des embruns, et sous le vent
Rajeunir d’heure en heure.
Juillet 1917, Slepniovo
L’un va tout droit,
L’autre tourne en rond,
Attend le retour à la maison du père,
Attend l’amie du temps passé.
Mais moi je vais — derrière moi le malheur,
Ni droit ni de travers,
Vers nulle part et vers jamais,
Comme les trains qui déraillent.
1940
Anna Akhmatova, L’églantier fleurit et autres poèmes, traduits du russe par Marion Graf et José-Flore Tappy, Avant-propos de Pierre Oster, La Dogana, 2010, p. 71 et 143.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : anna akhmatova, l'églantier fleurit, poésie russe | Facebook |
10/09/2011
James Joyce, Poèmes
Viens légère ou légère pars :
Bien que ton cœur te fasse voir
Chagrins, vallons, soleils noyés,
Que ton rire, Oréade, danse
Jusqu’à ce que l’air des sommets
Rebrousse avec irrévérence
Ta chevelure déployée
Sois légère et toujours ailée :
Les nues qui voilent les vallées
Quand monte l’étoile du soir
Sont les plus humbles des suivants :
Rire et amour se fassent chant
Si le cœur renonce à l’espoir.
Lightly come or lightly go :
Though thy heart presage thee woe,
Vales and many a wasted sun,
Oread, let thy laughter run,
Till the irreverent mountain air
Ripple all thy flying hair.
Lightly, lightly — ever so :
Clouds that wrap the vales below
At the hour of evenstar
Lowliest attendants are ;
Love and laughter song-confessed
When the heart is heaviest.
James Joyce, Poèmes, Chamber Music, Pomes Penyeach, poèmes traduits de l’anglais et préfacés par Jacques Borel, Poésie du monde entier, Gallimard, 1967, p. 65 et 64.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
09/09/2011
Giorgio Manganelli, Discours de l'ombre et du blason
Un écrivain ne cesse jamais d’écrire, jamais ne cesse de lire ; un lecteur jamais ne cesse de lire, jamais ne cesse d’écrire. Les mots ignorent les hiatus, lacunes, haltes, parkings, sommeils ; leur magie n’a pas de cesse, le miracle est la règle, la continuité le prodige, le chaos est un ordre, la fureur une paix, la nuit étincelle, le jour est peuplé des images du rêve. Les mots parlent, les mots n’ont rien à dire, donc ils parlent. Aucune horloge ne scande leur temps, aucune loi ne les emprisonne, aucune prohibition ne les concerne. Aucun désir ne les retient. Vous avez lu : la littérature a tué la nature. Vous auriez dû lire : la parole a, dans le même instant, créé et tué la nature ; avant la parole, il n’y avait pas de nature, et le big bang ne fut rien d’autre que l’explosion d’un dictionnaire. Avoir affaire aux mots est une condition sans remède ; ils exercent sur nous avec indifférence un chantage qui n’admet aucun compromis, et toute concession accroît leurs exigences, et nos tortures. Soyons clairs : je ne parle pas d’exigence de perfection ; ni de style. On ne peut pas perfectionner ses rêves, mais on peut perfectionner sa dépendance à l’égard des rêves, se faire oniromane, s’intoxiquer de logos, de words, words, words, et en ce sens il est facile d’atteindre à l’extrême imperfection, de se dégrader, de se dégrader absolument devant la parole. La dégradation est nécessaire. Je suis désolé, mais je ne peux en distinguer personne, même pas les pères de famille. Un coup de téléphone m’a interrompu. J’aurais pu ne pas répondre, mais voyez-vous, la seule éventualité qu’il y ait des mots — au sens que l’on a dit — m’entraîne au vice. Je devrais dire maintenant : où en étions-nous restés ? Mais je sais aussi qu’il n’y a aucun lieu où rester ; tout lieu est structurellement identique à tout autre ; où que j’aille, je suis « ici ». L’ « ici » me possède, il te possède, tu n’as aucun moyen de t’en libérer, il ne t’est même ni permis ni possible de vouloir t’en libérer. Rien ne rassure davantage que la dégradation. Horrible est le moment où notre dignité se redresse en censeur des mots ; les mots alors se dispersent en riant ; et nous ne distinguons plus le double de la parole. Le double se joue de nous, se déguise en parole. Notre dignité ne cesse de s’accroître au contact de la parole, parole feinte qu’il suffirait de mettre devant un miroir, ou d’exposer à la violente lumière de midi ; car le double n’a pas d’image dans le miroir, et ne donne pas d’ombre ; c’est en cela probablement que le miroir fait allusion au blason.
Les anciens savaient que chaque mot a un double, et que ce double a un destin qui n’est pas celui du mot. Écho est le double de la parole, qui témoigne pour elle quand elle a passé outre. Ce que nous lisons, écoutons, pensons, est parole, mais ce qui reste en nous est le double sous la forme d’Écho, c’est l’image de la parole « reflétée », mais le reflet n’a pas de reflet. Dans cette triste et gracieuse histoire, Écho se prend d’amour — « Je me suis désespérément prise d’amour » — pour Narcisse, lui-même amoureux, non pas de son double, mais de son image renversée. Il s’ensuit que c’est l’Écho qui permet à la parole de demeurer ininterrompue, car si elle n’avait pas ce double à sa disposition elle finirait par tomber, comme Narcisse, dans un amour spéculaire, porteur de mort comme le sont toutes les tentatives qu’on fait pour se posséder soi-même.
[…]
Giorgio Manganelli, Discours de l’ombre et du blason, ou du lecteur et de l’écrivain considérés comme déments, traduit de l’italien par Danièle Van de Velde, Fiction & Cie, éditions du Seuil, 1987, p. 122-124.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : giorgio manganelli, discours de l'ombre et du blason, rêve, écrire, lire | Facebook |
08/09/2011
Robert Desnos, Domaine public
Les sources de la nuit
Les sources de la nuit sont baignées de lumière.
C’est un fleuve où constamment
boivent des chevaux et des juments de pierre
en hennissant.
Tant de siècles de dur labeur
aboutiront-ils enfin à la fatigue qui amollit les pierres ?
Tant de larmes, tant de sueur,
justifieront-ils le sommeil sur la digue ?
Sur la digue où vient se briser
le fleuve qui va vers la nuit,
où le rêve abolit la pensée.
C’est une étoile qui nous suit.
À rebrousse-ppoil, à rebrousse-chemin,
Étoile, suivez-nous, docile,
et venez manger dans notre main,
Maîtresse enfin de son destin
et de quatre éléments hostiles.
Robert Desnos, Les Portes battantes [1936], dans Domaine public, Le Point du jour, Gallimard, 1953, p. 307.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |