08/02/2017
Andrèas Embirìkos, Oktàna, traduit du grec par Myrto Gondicas et Michel Volkovitch
Archange en septembre clamant dans la nature
Par les douces journées de septembre, quand il ne pleut pas encore, que les bruits sont plus rares qu’en été, le goût des heures plus fort, que dans les jardins s’ouvrent les grenades, que vibrent les tiges des fleurs toutes droites, que les hibiscus flamboyants palpitent dans leur pourpre, tout pareils à des mariés pleins d’assurance qui frappent à l’huis de leurs belles, alors, comme si c’était toujours l’été (car quelle que soit la saison, le désir est toujours estival), les âmes sont dans l’allégresse, et l’Amour, l’archange le plus blond du Paradis, s’exclame pour tous les corps qu’il touche :
Jette tout et dévêts-toi.
Oublie tout ce qui fait peur.
Printemps, hiver ou été —
En tous lieux et à toute heure _
Mon épée vient vers toi.
Andréas Embirìkos, Oktàna, traduit du grec par Myrto Gondicas et Michel Volkovitch, Le Miel des anges, 201, p. 24.
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07/02/2017
Philippe Beck, iduna et braga. de la jeunesse
F / Un refus
Comme le vaisseau qui souffre et, de la poupe à la proue, a besoin de chants pour évoluer sur les cartes mouvantes, miroirs incertains, ou des sables au relief de pierre de rosette, ainsi l’esprit jeune (plein des vieillesses relatives) complète le Oui et le Non contre les zonages de la traversée. Contre le principe de Geulincx. L’intensité refusante et inquiète voit du bateau ce qu’il n’est pas (la mer mal reposée, la terre qui l’entoure entourée) et océanise l’œil qui multiplie les canots et les périssoires : le pont zoné est le Refusé Avançant. Le poème est l’idée de l’intense complément, à côté des tempes grises chantées, ou d’une intensité que parachève l’impossible accord avec les choses en l’état, doucement ou rudement ; le dégrossi relatif est devant. Le refus est affaire de phrases précises et exactes dans le bois. La jeunesse caractérise une poésie du refus.
Philippe Beck, iduna et braga. de la jeunesse, Corti, 2017, p. 49-50.
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06/02/2017
Louis Dubost, Fin de saison
Au lever du jour
la nuit se vide d’un coup
chaque matin
c’est comme ça
la bouche sèche
dès que le corps
petit à petit consent
à se mettre à jour
à remplir le temps
comme une brouette
puis le verser en vrac
encore plus loin
l’ombre l’accompagne
en peau de chagrin
un peu plus recroquevillée
sous le soleil toujours plus haut.
Louis Dubost, Fin de saison,
le phare du cousseix, 2017, p. 8.
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04/02/2017
Bashô, Journaux de voyage
Senteur d’orchidée
aux ailes du papillon
s’est communiquée
À la rosée goutte à goutte
des souillures d’ici-bas
puisse-je me laver
Herbes pour appuie-tête
par l’averse trempé un chien
hurle dans la nuit
Par le montueux
sentier ne sais quel charme
répand la violette
Du cœur de la pivoine
l’abeille s’est arrachée
à grand regret
Bashô, Journaux de voyage, traduction René
Sieffert, P.O.F., 1984, p. 26, 28, 30, 32, 33.
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03/02/2017
Laurent Fourcaut, Arrière saison
Pas d’histoire
À toute force il faut narrer sinon on crève
le sens est à ce prix quel ennui ! le mouvant
cours des êtres des choses pris dans ce carcan
dépérit. On raconte tant de trucs sur Ève
comment la jouerez-vous ailleurs qu’en la vie brève ?
Sanglante fin d’été de ce sang qu’écrivant
on tire sans arrêt du petit pélican,
il hante le regard lutte contre le rêve.
Ne me parlez pas d’histoire je n’en veux point
je veux l’effondrement dans la meule de foin
l’abrupte samba des corps danse imperceptible
à qui danse le goût qu’on prend au doux comptoir
où le temps se la coule sans faire d’histoir
e où l’on existerait enfin hors de la Bible.
Laurent Fourcaut, Arrière saison, Le Miel de l’Ours, 2016, p. 9.
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02/02/2017
Georges Bataille, L'expérience intérieure
Récit d’une expérience en partie manquée
Au moment où le jour décline, où le silence envahit un ciel de plus en plus pur, je me trouvais seul, assis dans une étroite véranda blanche, ne voyant rien d’où j’étais que le toit d’une maison, la frondaison d’un arbre et le ciel. Avant de ma lever pour aller dormir, je sentis à quel point la douceur des choses m’avait pénétré. Je venais d’avoir le désir d’un mouvement d’esprit violent et, dans ce sens, j’aperçus que l’état de félicité où j’étais tombé ne différait pas entièrement des états « mystiques ». Tout au moins, comme j’étais passé brusquement de l’inattention à la surprise, je ressentis cet état avec plus d’intensité qu’on ne fait d’habitude et comme si un autre et non moi l’éprouvait. Je ne pouvais nier qu’à l’attention près, qui ne lui manqua que d’abord, cette félicité banale ne fût une expérience intérieure authentique, distincte évidemment du projet, du discours. Sans donner à ces mots plus qu’une valeur d’évocation, je pensai que la « douceur du ciel » se communiquait à moi et je pouvais sentir précisément l’ état qui lui répondait en moi-même. Je la sentais précisément à l’intérieur de la tête comme un ruissellement vaporeux, subtilement saisissable, mais participant à la douceur du dehors, me mettant en possession d’elle, méfaisant jouir.
(…)
Georges Bataille, L’expérience intérieure, Gallimard, 1953 (repris dans Œuvres complètes, V, 1973), p. 143.
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01/02/2017
Alberto Giacometti, Écrits
(...) Je suis certain de faire ce que je n’ai jamais fait encore et qui va rendre périmé ce que j’ai fait en sculpture jusqu’à hier soir ou jusqu’à ce matin. J’ai travaillé à cette sculpture jusqu’à 8 heures ce matin, je travaille maintenant : même si ce n’est encore rien du tout, pour moi elle est avancée sur ce qu’elle était, et une fois pour toutes. Ça ne revient jamais en arrière, plus jamais je ne ferai ce que j’ai fait hier soir. C’est la longue marche. Alors tout devient une espèce de délire exaltant pour moi. Exactement comme l’aventure la plus extraordinaire : je partirais sur un bateau dans des pays jamais vus et rencontrerais des îles et des habitants de plus en plus inattendus, que cela me ferait exactement cet effet-là.
Cette aventure, je la vis bel et bien. Alors, qu’il y ait un résultat ou non, qu’est-ce que vous voulez que ça fasse ? Qu’à l’exposition il y ait des choses réussies ou ratées, ça m’est indifférent. Comme c’est raté de toute manière pour moi, je trouverais normal que les autres ne regardent même pas. Je n’ai rien à demander, sinon de continuer éperdument.
Alberto Giacometti, Écrits, présentés par Miche Leiris et Jacques Dupin, Hermann, 1990, p. 268.
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31/01/2017
Robert Pinget, Clope au dossier
Que d’être seul n’était pas une condition. Ni une vocation dit Mortin ni rien en tion sauf aberration ce qui explique tout, on finira bien par l’emmener mais il faut paraît-il un rapport du médecin ou de la famille ou d’un avocat ou de Dieu sait qui. Un avocat en tout cas dit Philippard on n’y coupe pas rien à faire sans ça pour ce qui est d’une profession alors on peut dire tous des caves des zéros. Ils buvaient du vin blanc Mortin Philippard et Verveine le stagiaire du pharmacien, tu devrais savoir toi qui connaît le docteur lui dit Philippard. Un spécialiste dit Verveine on ne s’adresse pas à n’importe qui ces choses –là sont délicates si vous croyez du reste je me demande jusqu’à quel point il ne faut pas qu’il dérange la société quelle société dit Mortin. La nôtre dit Verveine la société en général il ne nous dérange pas tellement, jusqu’au jour du scandale en pleine rue dit Philippard moi j’ai une femme et des enfants. Une femme et des enfants la société. Des fusains à droite et à gauche dans des caisses et trois tables de fer peintes enrouge ainsi que les chaises, c’est Philippard qui a voulu s’asseoir ils restent d’habitude au comptoir, la serveuse qui a l’air sale ils l’appellent Mathilde pour remplir les verres, la route passe devant mal goudronnée il y a de la poussière.
Robert Pinget, Clope au dossier, les éditions de Minuit, 1961, p. 7-8.
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30/01/2017
Pascal Quignard, "La lecture", rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison
[La lecture]
Il est possible que ce qu’on cherche dans la lecture ne corresponde pas du tout à ce qu’elle assouvit. (…) il m’est impossible de contempler cette expérience que je crois extrême. À certains égards c’est un état limite très ancien, sans comparaison avec l’écriture qui est si récente. Sortir de soi, voyager, fabriquer un chant qui mène dans l’autre monde, drogue, extase, tapis magique, chant chamanique, cela c’est la fonction de la lecture. D’autre part, c’est une curiosité sexuelle intense, voyeuriste, pour tout ce qui est autre, qu’il s’agisse du sexe, de la famille, du groupe, des groupes, des mœurs, du temps, de l’espace. D’une autre manière encore c’est une activité de recherche active, pour décomposer le composé social. Enfin pour une autre part, qui n’est pas la moindre et qui n’est pas la moins périlleuse, la lecture est une régression très étrange à l’état de l’audition avant la voix.
Pascal Quignard le solitaire, Rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, "Les singuliers", Les Flohic, 2001, p. 71-72.
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29/01/2017
Laure (Laure Colette Peignot), Écrits
La vie répond — ce n’est pas vain
on peut agir
contre — pour
La vie exige
le mouvement
La vie c’est le cours du sang
le sang ne s’arrête pas de courir dans les veines
je ne peux pas m’arrêter de vivre
d’aimer els êtres humains
comme j’aime les plantes
de voir dans les regards une réponse ou un appel
de sonder les regards comme un scaphandre
mais rester là
entre la vie et la mort
à disséquer des idées
épiloguer sur le désespoir
Non
ou tout de suite : le revolver
il y a des regards comme le fond de la mer
et je reste là
quelques fois je marche et les regards sr croisent
tout en algues et détritus
d’autres fois chaque être est une réponse ou un appel
Écrits de Laure, Jean-Jacques Pauvert, 1971, p. 150.
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28/01/2017
Samuel Beckett, Lettres, III, 1957-1965
A Matti Megged, 21.11.60
(…) Votre point de vue semble être que ce que vous ne pouvez vivre vous devriez au moins être capable de l’énoncer — et ensuite vous vous plaignez de ce que votre énoncé a dévitalisé son objet. Mais le matériau de l’expérience n’est pas le matériau de l’expression et je pense que le malaise que vous ressentez, en tant qu’écrivain, vient d’une tendance de votre part à assimiler les deux. La question a été en gros soulevée par Proust dans sa campagne contre le naturalisme, et la distinction qu’il opère entre le « réel » de la condition humaine et le « réel idéal » de l’artiste reste certainement valable pour moi et aurait même grand besoin d’être ranimée. Je comprends — je crois mieux que personne — la fuite de l’expérience vers l’expression et je comprends l’échec de nécessaire de l’un et de l’autre. Mais c’est la fuite d’un ordre ou désordre vers un ordre ou désordre d’une nature différente, et les deux échecs sont d’une nature foncièrement différente. Ainsi la vie dans l’échec ne peut-elle guère être autre chose que sinistre dans le meilleur des cas, tandis qu’il n’est rien de plus stimulant pour l’écrivain, ou plus riche en possibilités expressives inexploitées, que l’incapacité d’exprimer.
Samuel Beckett, Lettres, III, 1957-1965, Gallimard, 2016, p. 461.
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27/01/2017
Georges Perec, Un homme qui dort
Il fait nuit. De rares voitures passent en trombe. La goutte d’eau perle au robinet du palier. Ton voisin est silencieux, absent peut-être ou mort déjà. Tu es étendu, tout habillé, sur la banquette, les mains croisées derrière la nuque, genoux haut. Tu fermes les yeux, tu les ouvres. Des formes virales, microbiennes, à l’intérieur de ton œil ou à la surface de ta cornée, dérivent lentement de haut en bas, disparaissent, reviennent soudain au centre, à peine changées, disques ou bulles, brindilles, filaments tordus dont l’assemblage dessine comme un animal à peine fabuleux. Tu perds leur trace, tu les retrouve ; tu te frottes les yeux et les filaments explosent, se multiplient.
Georges Perec, Un homme qui dort, 10/18, 1976, p. 95.
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26/01/2017
Maryline Desbiolles, Poèmes saisonniers
que faire de cette violence qui endolorit chacun de mes muscles mais à laquelle je tiens comme à la prunelle de mes yeux que faire de cet amour que je lui porte et du combat contre elle que je voudrais livrer mais qui la nourrit plus encore que faire sinon serrer plus les dents plus fort qu’il est possible de sorte que du lait jaillisse de ma bouche au lieu que du fiel
Maryline Desbiolles, Poèmes saisonniers, éditions Telo Martius, 1992, np.
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25/01/2017
Raymond Queneau, Évolution (L'Instant fatal)
Évolution
L’espèce eut ses grands orteils
les ancêtres ont donc raison
ils font les monts et les merveilles
dans leur vieux temps ils font les cons
leur vieux temps où déjà bien jeunes
ils procréaient à queue-veux-tu
les rejetons les épigones
les disciples les trous du cul
les fils les filles et les mioches
la marmaille drette ou bancroche
l’averse des avortons
la multiplicité des gones
la prolixité sans borne des chiards
leurs héritiers leurs successards
c’était au temps où notre espèce
ne se voilait pas encore la face.
Raymond Queneau, L’instant fatal, dans
Œuvres complètes, I, Pléiade / Gallimard,
1989, p. 116.
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24/01/2017
Robert Marteau, Fleuve sans fin, Journal du Saint-Laurent
Lundi 13 septembre [1982]
On conçoit que des esprits simplistes aient mis leur confiance et leur espoir dans les machines. Il me suffit de regarder la navigation devant moi pour comprendre ce qui peut passer par la tête de bien des gens à propos des progrès de la mécanique conjoint à celui de l’humanité. Surprenants, le vélo, l’automobile, l’avion, l’ordinateur, le satellite, mais nullement admirables. Or le monde fut fait pour l’admiration, c’est-à-dire pour que l’âme pût connaître un miroir où se contempler et reconnaître les signes de sa voie.
Robert Marteau, Fleuve sans fin, Journal du Saint-Laurent, Gallimard, 1986, p. 84-85.
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