31/12/2016
Jean-Baptiste Chassignet, Le mespris de la vie et la consolation contre la mort
XXXVI
Tu desires vieillir mais, au jour langoureux
Que tu auras attaint la vieillesse impotente,
Encore du futur la saison différente
De vivre plus long tems te rendra désireux.
Tu n’auras du passé qu’un regret douloureus,
De l’instable avenir qu’une ennuieuse attente
Et n’auras le présent chose qui te contente,
Autant viel et grison comme enfant mal heureus.
Tu fuis de mois en mois ton créancier à ferme
Et si tu ne seras prest non plus au dernier terme
De payer qu’au premier ains, comme au-paravant.
Tu requerras delay, mal-heureus. Hypocrite,
Quand il convient de payer il n’est que d’estre quitte,
Celuy ne meurt trop tost qui meurt en bien vivant.
Jean-Baptiste Chassignet, Le mespris de la vie et la consolation
contre la mort, Droz, 1967, p. 57-58.
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30/12/2016
Jacques Lèbre, L'immensité du ciel
Inquiétude
Serait-ce l’inquiétude de tout revivre ?
L’angoisse de sentir ou d’éprouver de nouveau
ce que déjà j’aurais pu sentir, éprouver ?
À moins que ce ne soit une sorte de rattrapage
pour revivre plus intensément
(et sans commettre les même erreurs)
ce que déjà j’aurais pu vivre ?
Cela, il me semble difficile d’y croire.
Comme si cette vie, celle-ci déjà vécue,
devait à jamais rester de l’ordre du rêve ?
Jacques Lèbre, L’immensité du ciel, La Nouvelle
Escampette, 2016, p. 11.
© Photo Carole Florentin
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29/12/2016
Laurent Albarracin, Cela
Ce sont des oiseaux qu’on ne voit pas mais dont le chant dans le ciel comme descendu d’un cran sur la terre fuse et indique très surement le cela. Chant plein de plumes colorées, de flèches ébouriffées, de traits fous qui dessinent une forêt seconde à même l’invisible.
Cela, la nuit, devient peu à peu la nuit. Les ombres gagnent. L’encre monte. Le silence comme du verre dans les eaux.
Laurent Albarracin, Cela, Rougerie, 2016, p. 45, 48.
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28/12/2016
Eugène Guillevic, Accorder
Le rire de la saison
Des sacrilèges
Il en faudra
En toute saison.
Implacable autant
Que le rire de la saison
Par les gamins.
Une épeire, un buisson,
De l’herbe, un peu de vent.
Un passant qui hésite
À les déranger.
Un bois
Près de la rivière :
Les menhirs avant le cromlech.
Un ruisseau :
Il se couvrait de vert
Et de friselis.
Loisir de penser
Que ce ruisseau
Vient d’un paradis
Saluer le vallon.
Qu’il y remontera
Tout seul.
Eugène Guillevic, Accorder,
Gallimard, 2013, p. 223-224.
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27/12/2016
Eugène Savitzkaya, À la cyprine
Crosse de la fougère née de la décomposition du monde, volubilis issu des boues, âpre arum urticant, ortie comme bouclier, boucle du liseron se propageant selon le métré précis qu’indique l’amas des racines, et coiffant les buissons de cassis, enroulement et déroulement, vie après mort, mort après vie, semant, perdant, poussant contre les murs du vide et du néant et rompant la pierre comme pain sec
Eugène Savitzkaya, À la cyprine, les éditions de Minuit, 2015, p. 60.
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26/12/2016
Jean Giono, Le grand troupeau
Il se fit soudain dehors un grand silence, comme si on tombait dans l’épaisseur du ciel. Joseph s’en sentit le ventre tout vide. Le major leva en l’air son ciseau sanglant.
— L’attaque, il dit. Puis : Fabre, va voir !
Fabre sortit. C’était le petit jour : plus d’obus. On entendait clapoter le canal et, là-bas au fond, vers le liséré vert de l’aube, des cris d’hommes menus et pointus, comme d’une bataille de rats. Une mitrailleuse tapait lentement. Une grappe de grenades éclatait du côté du moulin.
— Oui, dit Fabre en rentrant, c’est ça, ils sont partis…
— Alors maintenant, dit le major…
Il regarda autour de lui ce sang déjà et cette boucherie d’hommes.
Maintenant, dans cette petite caverne de la terre, contre le talus du canal, on venait décharger de la viande à pleins brancards. Un barrage enragé écrasait les réserves de l’autre côté du canal. Ce feu de fer et cette fumée dansaient sur les hommes à grands coups. Dans le canal l’eau frémissait comme une peau de cheval. La flamme de la lampe de carbure se couchait, puis s’élançait vers le plafond. Toute la caverne tremblait comme un ventre de bateau.
Jean Giono, Le grand troupeau, Folio/Gallimard, 1986 [Gallimard, 1931], p. 132.
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25/12/2016
Jacques Prévert, Histoires
Le bonheur des uns
Poissons amis aimés
Amants de ceux qui furent pêchés
En si grande quantité
Vous avez assisté
À cette calamité
À cette chose horrible
À cette chose affreuse
À ce tremblement de terre
La pêche miraculeuse
Poissons amis aimés
Amants de ceux qui furent pêchés
En si grande quantité
De ceux qui furent pêchés
Ébouillantés mangés
Poissons ! poissons ! poissons !
Comme vous avez dû rire
Le jour de la crucifixion.
Jacques Prévert et André Verdet, Histoires,
Le pré aux clercs, 1948, p. 76.
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24/12/2016
André du Bouchet, Matière de l'interlocuteur
Ordinaire
par un mot qui se détache, je suis entré dans la langue.
comme sur son déplacement pèse
le fragment de parole ayant, il se peut, no de poème, le défaut
chaque fois accueille
en place
comme épars sur déplacement du monde.
le mot, une marge le mot, sur
cette vague du monde
qui reflue, comme en arrière de nouveau, en avant, inlassable-
ment le sens est débordé.
marge
de la marge — configuration du poème dont une figure a
cessé d’avoir cours,
coupe par le centre.
André du Bouchet, Matière de l’interlocuteur, Fata Morgana, 1992, p. 53-54.
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23/12/2016
Jules Supervielle, Oublieuse mémoire
Oublieuse mémoire
Pâle soleil d’oubli, lune de la mémoire,
Que draines-tu au fond de tes sourdes contrées ?
Est-ce donc là ce peu que tu donnes à boire
Ces gouttes d’eau, le vin que je te confiai ?
Que vas-tu faire encor de ce beau jour d’été
Toi qui me changes tout quand tu ne l’as pas gâté ?
Soit, ne me les rends tels que je te les donne
Cet air si précieux, ni ces chères personnes.
Que modèlent mes jours ta lumière et tes mains,
Refais par-dessus moi les voies du lendemain,
Et mène-moi le cœur dans les champs de vertige
Où l’herbe n’est plus l’herbe et doute sur sa tige.
Mais de quoi me plaignais-je, ô légère mémoire,
Qui avait soif, Quelqu’un ne voulait-il pas boire ?
Jules Supervielle, Oublieuse mémoire, dans Œuvres poétiques
complètes, édition Michel Collot, Pléiade/Gallimard,
1996, p. 485.
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22/12/2016
Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud
E blanc
Scène I
La mort couche dans mon lit elle a les dents blanches
Patauger dans la nuit appelle-t-on cela
Vivre O dans ma bouche l’ancolie amère
Des jours anciens mon vieux verlaine rien ne sert
De pleurer au temps des souvenirs la partie
Est déjà perdue tu n’avais pas su le
Revenir il courait plus vite que le vent
Amants de la mort qu’attendiez-vous de la vie
Il n’aurait fallu qu’un mot peut-être à ta lèvre
Dehors et non le chapelet à l’angélus
Ah l’ordre comme un petit serpent fourbe arrive
Toujours quand le clocher sonne douze au clair de
Lune le christ O vieille démangeaison
Pauvre lélian habité par un fantôme à
La jambe de bois l’autre en toi O moulin à
Prières
Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud,
Gallimard, 2009, p. 39-40.
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21/12/2016
Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l'immobilité de Douve
Vrai nom
Je nommerai désert ce château que tu fus,
Nuit cette voix, absence ton visage,
Et quand tu tomberas dans la terre stérile
Je nommerai néant l’éclat qui t’a porté.
Mourir est un pays que tu aimais. Je viens
Mais éternellement par tes sombres chemins.
Je détruis ton désir, ta forme, ta mémoire,
Je suis ton ennemi qui n’aura de pitié.
Je te nommerai guerre et je prendrai
Sur toi les libertés de la guerre et j’aurai
Dans mes mains ton visage obscur et traversé,
Dans mon cœur ce pays qu’illumine l’orage.
Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve,
Mercure de France, 1954, p. 41.
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20/12/2016
Jean-Pierre Verheggen, Pubère, Putains - Porches - Porchers - Stabat Mater
Porches, Porchers
I.
Nous détestions les fermes.
Les fermiers.
Replets.
Satisfaits.
Les métayers et leurs ouvriers.
Saisonniers.
Dupés.
Exploités.
Leurs aoûterons.
Leurs tâcherons.
Leurs souillons.
Leur promiscuité.
Acceptée.
Entérinée.
Avalisée.
II.
Nous détestions leurs messiers.
Leurs palefreniers ou valets.
Laquais.
Laids.
Envoyés valdinguer.
Étriller ou faucher.
Aider les faucheurs armés.
Arnachés ou épongés.
Irrelevés.
III.
Nous détestions les travailleurs des champs tout entiers.
Puants.
Infamants.
Paysans.
Les peaussiers.
Plaigneurs.
Quémandeurs.
Les taupiers.
Les faneurs.
Suants. Gagneurs.
Les échardonneurs.
Les échenilleurs.
Les soigneurs attitrés.
Bousés. Bouseux.
Beaucoup trop courageux.
[...]
Jean-Pierre Verheggen, Pubères, Putains -
Porches - Porchers - Stabat mater, Labor, 1991, p. 13 à 15.
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18/12/2016
Franz Kafka, Lettres à Felice, II
À Grete Bloch 8.VI.14
Chez nous les parents ont coutume de dire que les enfants vous font sentir à quel point on vieillit. Quand on n’a pas d’enfants, ce sont vos propres fantômes qui vous le font sentir, et ils le font d’autant plus radicalement. Je me souviens que dans ma jeunesse, je les attirais hors de leur trou, ils ne venaient guère, je les attirais avec plus de force, je m’ennuyais sans eux, ils ne venaient pas et je commençais à croire qu’ils ne viendraient jamais. À cause de cela j’ai déjà été souvent bien près de maudire mon existence. Par la suite ils sont quand même venus, de temps à autre seulement, c’était toujours du beau monde, il fallait leur faire des courbettes bien qu’ils fussent encore tout petits, souvent ce n’était nullement eux, ils avaient seulement l’air de l’être ou bien ils le donnaient seulement à entendre. Cependant lorsqu’ils venaient pour de bon, ils se montraient rarement féroces, on n’avait pas lieu d’être très fier d’eux, ils vous sautaient dessus tout au plus comme le lionceau saute sur la chienne, ils mordaient , mais on ne s’en apercevait qu’en maintenant l’endroit mordu avec le doigt et en y appuyant l’ongle. Plus tard, il est vrai, ayant grandi, ils sont venus et sont restés à leur guise, de tendres dos d’oiseaux sont devenus des dos de géants comme on voit sur les monuments, ils sont entrés par toutes les portes, enfonçant celles qui étaient fermées, c’étaient de grands fantômes fortement charpentés, une foule anonyme, on pouvait se battre avec l’un d’eux ; mais non pas avec tous ceux qui formaient cercle autour de vous.
Franz Kafka, Lettres à Felice, II, traduction Marthe Robert, Gallimard, 1972, p. 683.
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17/12/2016
Bernard Noël, Qu'est-ce qu'écrire, I
Qu’est-ce qu’écrire, I
(…)
Nous écrivons avec des mots. Nous savons tous qu’écrire, c’est d’abord rassembler des mots. Nous le faisons sans savoir ce qu’ils sont, ni quel type d’outillage ils représentent, ni de quelle partie de nous ils sortent avec un tel naturel. Parfois, ce naturel tombe en panne, et une maladie s’ensuit dans le corps. Parfois, celui qui écrit ne supporte plus que son texte ne soit qu’un texte, et il fait tomber en panne ce naturel.
L’amour, l’écriture, le jeu, etc., déclenchent un emportement dans le mouvement duquel leur acteur touche l’autre : un autre qui peut être réellement l’autre, mais qui peut aussi être une figure que nous ne touchons qu’en nous.
L’amour, l’écriture, le jeu, etc., ont ainsi dans leur activité même un sens qui nous suffit et qui fait, par exemple, que nous ne cherchons pas à sentir dans la main qui écrit une main plus ancienne, pas plus que nous cherchons à connaître la besogne qu’elle pourrait secrètement poursuivre sous le masque de l’écriture.
(…)
Bernard Noël, La Place de l’autre, Œuvres, III, P.O.L, 2013, p. 203.
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16/12/2016
Georges Didi-Huberman, Essayer voir
Le lieu malgré soi
« La raison, l’art, la poésie ne nous aident pas à déchiffrer le lieu d’où ils ont été bannis (la ragione, l’arte, la poesia, non aiutano a decifrare il luogo da cui sono state bandite.) » Dans cette phrase de Primo Levi extraite de son livre admirable Les Naufragés et les rescapés, le « lieu » en question désigne, bien sûr, le camp d’Auschwitz et, en général, la réalité du Lager, ce lieu échafaudé contre l’homme, ce lieu conçu pour la négation et l’extermination d’une humanité tout entière. On sait aussi que, malgré cette impossibilité à comprendre intégralement, malgré cette « indéchiffrabilité » du lieu où Primo Levi fut exposé au pire, la raison, l’art et la poésie lui furent bien nécessaires et, même, vitales, comme il le développe dans les mêmes pages — notamment lorsqu’il écrit : « Quant à moi, la culture m’a été utile : pas toujours, parfois, peut-être par des voies souterraines et imprévues, mais elle m’a servi et m’a peut-être sauvé » (…).
Georges Didi-Huberman, Essayer voir, Les éditions de Minuit, 2014, p. 9.
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