15/07/2020
Norge, La langue verte
La porte
Non, n’ouvre pas cette porte,
Ça donne sur l’océan...
Ça donne sur des cloportes...
Pas compris ? Sur le néant !
Après ça, c’est difficile
D’aller vivoter, Cécile,
C’est difficile, Zaza,
De vivoter après ça.
Disons qu’on a des raisons
De froid, de vent, de tonnerre.
N’ouvre pas, disons, disons
Que c’est pour les courants d’air.
Au bonheur des maisonnées
Il faut des portes fermées,
— Tralalire et troundelaire —
D’ailleurs l’usine a sifflé,
Il est grand temps d’y aller,
Prends bien la porte ordinaire !
Norge, La langue verte, Gallimard,
1964, p. 73-74.
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31/12/2017
Norge, La langue verte
Ode aux vaches
Allez-y, vaches sacrées,
Je suis seul à vous entendre.
Votre chant s’est retiré
De leurs oreilles de cendre.
Donnez votre lait qu’on guette
Aux ordinaires barattes,
Gardons nos secrets, fillettes
Par le Tigre et par l’Euphrate.
L’homme rond, l’homme carré,
Tout l’homme géométrique
N’écoute d’un cœur zélé
Que le sifflement de trique.
Inutile de beugler
Si haut ! J’ai compris, mes vaches,
Et nos destins sont réglés
Par une même cravache.
Ruminez les gazons bêtes,
C’est encore loin l’empyrée
Après quoi vous soupirez
Comme l’ours et le poète.
Ce qui fait votre langage
Si noble et si riche de ton,
C’est qu’il puise dans l’herbage
Le cri même du limon.
Tu rêves, je rêve, ils rêvent.
Ô, ma vache ensommeillée,
Crois-tu que les nuis s’achèvent,
Crois-tu qu’on va s’éveiller ?
Norge, La langue verte, Gallimard,
1954, p. 119-120.
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09/02/2012
Norge, La Langue verte
Glose
In principio erat verbum
Mon chien s'appelle Sophie et répond au nom de Bisoute. C'est plus gentil ? Et le baiser est moins solennel que la sagesse. Vous me la baillez belle avec vos querelles de langage. Les peintres sont voués à la couleur :les poètes se défendraient-ils d'être voués aux mots ? Mais sémantique, rhétorique, vous croyez à cela, vous, Mossieu ? P'têt'ben qu'oui. Calembredaine ? Jardinier, encore un mot de germé. Bonne chance et fouette cocher ! D'accord : ça ne nourrit pas son homme... Qui mange le vent de sa cornemuse n'a que musique en sa panse. Déjà, ce n'est pas si peu.
La vérité ne se mange pas ? La musique non plus. Mais je dis, moi, que la poésie se mange. Ici, des mots seuls on vous jacte et ce n'est pas encore poèmes ; mais enfin, des poèmes, qui sait où ça commence...
Les mots, disait Monsieur Paulhan, sont des signes, et Mallarmé, lui, que ce sont des cygnes. Ah, beaux outils, les mots sont des outils, rabot, évidoir, herminette, gouge, ciseau. Ainsi, les formes naissent, portant la marque de l'outil et je retrouve à la statue ce joli coup de burin. Et je retrouve à la pensée ce délicat sillon du verbe. Tudieu, quelle patine ! Quel héritage, quelle usure, quelles reliques de famille ! Quelle Jouvence et quel arroi. Des taches de sang, des coulées de verjus. Des traces de larmes ; et les sourires n'en laisseraient-ils pas ? En veux-tu de l'humain, en voilà. Ce n'est pas de petite bière (de bière, fi) mais de cuvée haute en cru. Venues de toutes part au monde, agiles comme des pollens. Ici, les monts de Thrace et là les rudesses picardes : et là le miel attique et l'Orient avec ses sucs. Des graillons, des flexions, des marées, puis un petit vent coulis, un soudain carillon de voyelles. Boissy d'Anglas. Quant au tudesque, zoui pour le bouffre mot : lansquenet (toujours hérissés ces tudesques) qui fait la pige au mot azur. Mais en français d'expression, pas trop n'en faut. D'expression, oui-dà, mais de race. Et de décence. En tapinois quand il sied, mais en garnde clarté si c'est l'heure. J'y reviens, mon frère qui respires, as-tu déjà pensé au spacieux mot : azur ?
Ainsi les mots naissent, les mots durent, les mots se fanent et reverdissent. Des moissons, des vendanges, des forêts, des nids de mésanges et des couvées de minéraux. Fluide, flot, flamme, fleur, flou, flèche, flûte, flexible, flatteur... vous entendez ces allusions, vous reconnaissez cette lignée. Mais le génie français est réservé : il caresse l'harmonie imitative. Mais il décrit un chien sans marcher à quatre pattes.
[...]
Totaux
Ton temps têtu te tatoue
T'as-ti tout tu de tes doutes ?
T'as-ti tout dû de tes dettes ?
T'as-ti tout dit de tes dates ?
T'as-t-on tant ôté de ta teinte ?
T'as-t-on donc dompté ton ton ?
T'as-ti tâté tout téton ?
T'as-ti tenté tout tutu ?
T'es-ti tant ? T'es-ti titan ?
T'es-ti toi dans tes totaux ?
Tatata, tu tus ton tout.
Golgotha
Jésus le crucifix au mur de la bouchère
Prenait-il en pitié les viandes passagères
Dans ce matin fidèle au raffut des chalands
Chuchoteurs que les rôts de veau fussent bien blancs
Et l'entrecôte mieux fissurée à la graisse,
Partant plus tendre. Un peu c'était comme à confesse,
O seigneur ; le saignant les rapproche de toi,
La dame carnassière et le monsieur qui tance. Or, le boucher, tirant de la grande potence
Un gigot qui pendait assez proche la croix,
Frôla de lui le flanc douloureux du dieu triste
Et le sang du mouton rougit le corps du Christ.
Norge, La langue verte, Gallimard, 1954, p. 9-11, 36 et 91.
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27/06/2011
Norge, La langue verte
Zoziaux
Amez bin li tortorelle,
Ce sont di zoziaux
qui rocoulent por l’orelle
Di ronrons si biaux
Tout zoulis de la purnelle,
Ce sont di zoziaux
Amoreux du bec, de l’aile,
Du flanc, du mousiau.
Rouketou, rouketoukou
Tourtourou torelle
Amez bin li roucoulou
De la tortorelel.
On dirou quand on l’ascoute
Au soulel d’aoûte
Que le bonhor, que l’amor
Vont dorer tozor.
Monde à mouches
Les mouches, toujours les mouches.
Mouches partout. Mouche au mur,
Qu’on se lève ou qu’on se couche,
Mouche au cœur, mouche à l’azur.
Dans le creux des rêves : mouches !
Et dans le bouillon du roi.
À ma cousine qui louche
Elles ont rongé l’œil droit.
Ma cathédrale est en mouches.
Ô Louis qui fais ton droit,
Regarde l’essaim farouche
Percer la pulpe des lois
Comme le ver dans la souche !
Léonard, assez d’exploits,
Tu sais tirer comme on doit,
L’autre est mort, tu as fait mouche,
Ne vide pas ton carquois
Sur la mouche. Il en est trop.
Mouche à dards et mouche à crocs
Plein le ciel et plein les puits.
Tu dis non : c’est que tu dors :
Je vois vibrer dans la nuit
Un milliard de mouches d’or :
Mon paradis est en mouches.
Norge, La langue verte, Gallimard, 1982 [1954], p. 53-54 et 78-78.
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