21/12/2018
Aragon, la Grande Gaîté
Partie fine
Dans le coin où bouffent les évêques
Les notaires les maréchaux
On a écrit en lettres rouges
DEGUSTATION D’HUÎTRES
Est-ce une allusion
On me fait remarquer que c’est pitoyable
Ce genre de plaisanterie
Et puis c’est mal foutu paraît-il
En temps que Poème
Car pour ce qui touche à la Poésie
On sait à quoi s’en tenir
Moi je n’ai pas fini de prendre en mauvaise part
Tout ce qui touche à la flicaille à la militairerie
Et plus particulièrement croa-croa aux curetages
Je n’ai pas assez le goût des alexandrins
Pour me le faire par-donner pan pan pan pan
Mais ici même si on ne sait d’où elle tombe
D’où tombe-t-elle d’ailleurs D’ailleurs
Il me plaît d’opposer à la clique des têtes à claques
Une femme très belle toute nue
Toute nue à ce point que je n’en crois pas mes yeux
Bien que ce soit peut-être la millième fois
Que ce prodige s’offre à ma vue
Ma vue est à ses pieds
Son très humble serviteur
Aragon, La Grande Gaîté, dans Œuvres poétiques complètes,
I, édition Olivier Barbarant, Pléiade / Gallimard,
2007, p. 411-412.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Aragon Louis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aragon, la grande gaîté, partie fine, anticléricalisme, nudité, plaisanterie | Facebook |
20/12/2018
Apollinaire, Poèmes en guerre
Le chant d’amour
Voici de quoi est fait le chant symphonique de l’amour
Il y a le chant de l’amour de jadis
Le bruit des baisers éperdus des amants illustres
Les cris d’amour des mortelles violées par les dieux
Les virilités des héros fabuleux érigées comme des pièces contre avions
Le hurlement précieux de Jason
Le chant mortel du cygne
Et l’hymne victorieux que les premiers rayons du soleil ont fait chanter à Memnon l’immobile
Il y a le cri des Sabines au moment de l’enlèvement
Il y a aussi les cris d’amour des félins dans les jongles [sic]
La rumeur sourde des sèves montant dans les plantes tropicales
Le tonnerre des artilleries qui accomplissent le terrible amour des peuples
Les vagues de la mer où naît la vie et la beauté
Il y a le chant de tout l’amour du monde
Apollinaire, Poèmes en guerre, édition Claude Debon, Les Presses du Réel, 2018, p. 331.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Apollinaire Guillaume | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : apollinaire, poèmes en guerre, mythologie, guerre, amour | Facebook |
18/12/2018
Charles-Albert Cingria, Bois sec bois vert
Hippolyte Hippocampe
_ Vite, vite, fuyons ! c’est épouvantable. Mais d’abord apprenez que votre père est vivant. Il était sur ses côtes, comme on dit, assistant pour la troisième fois à ce feu d’artifice qui se tire annuellement au mois du Chien, lorsqu’il fut en effet pêché à la ligne. Les grandes clameurs et les accords de harpes et d’hydraules qui célébrèrent cette prise jetèrent une telle épouvante chez celui qui l’accompagnait que s’étant vite sauvé, il n’a pu rapporter que la moitié de l’histoire. Voulez-vous l’autre ? Elle est banale. Tout le monde plus ou moins l’avait prévue. Le superbe poids de votre père joint à l’efficacité d’une danse qui, à la lueur de mille lanternes ornant le quai faisait luire toutes ces écailles en raison de ce faible fil. Longtemps sucé dans une clinique, il vient de rendre son hameçon. Déjà il est ici. La reine cent fois dépitée, et qui n’a de souffle que pour la haine, lui a fait mille récits mensongers. Comprenez qu’elle vous accuse d’avoir voulu lui faire violence. N’essayez pas de vous disculper. C’est inutile. Fuyons !
Charles-Albert Cingria, Bois sec bois vert, L’imaginaire / Gallimard, 1983, p. 80.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : charles-albert cingria, bois sec bois vert, hippolyte hippocampe, humour | Facebook |
17/12/2018
Francis Jammes, Clairières dans le Ciel
Ne crois pas à ce qu’on te dit
Ne crois pas à ce qu’on te dit, ô jeune fille.
Ne t’en va pas chercher l’amour, car il n’est point.
L’homme est dur, l’homme est laid, et ta grâce craintive
déplaira tôt ou tard à ses grossiers besoins.
Il ne fait que mentir. Il te laissera seule,
au coin du feu, avec les enfants à soigner.
Et tu te sentiras vieille comme une aïeule,
les jours qu’il tardera à revenir souper.
Ne crois pas que l’amour existe, jeune fille :
mais va dans le verger où l’azur pleut à verse,
et regarde, au cœur noir du rosier le plus vert,
cette araignée d’argent qui vit seule et qui file.
Francis Jammes, Clairières dans le ciel,
Poésie / Gallimard, 1980, p. 109.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : francis jammes, clairières dans le ciel, croire, mentir, jeune fille | Facebook |
16/12/2018
Cioran, de l'inconvénient d'être né
La clairvoyance est le seul vice qui rende libre — libre dans un désert.
Le paradis n’était pas supportable, sinon le premier homme s’en serait accommodé ; ce monde ne l’est pas davantage puisqu’on y regrette le paradis ou l’on en escompte un autre. Que faire ? où aller ? Ne faisons rien et n’allons nulle part, tout simplement.
Certains ont des malheurs, d’autres des obsessions. Lesquels sont le plus à plaindre ?
Il y a dans le fait de naître une telle absence de nécessité, que lorsqu’on y songe un peu plus que de coutume, faute de savoir comment réagir, on s’arrête à un sourire niais.
Cioran, de l’inconvénient d’être né, idées / Gallimard, 1973, p. 19, 20-21, 21,
`
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cioran, de l'inconvénient d'être né, clairvoyance, paradis, naître, malheur | Facebook |
15/12/2018
Paul Claudel, Connaissance de l'Est
La terre quittée
C’est la mer qui est venue nous rechercher. Elle titre sur notre amarre, elle décolle de l’appontement le flanc de notre bateau. Lui, dans un grand tressaillement, agrandit peu à peu l’intervalle qui le sépare du quai encombré et de l’escale humaine. Et nous suivons dans son lacet paresseux le fleuve tranquille et gras. C’est ici l’une de ces bouches par où la terre dégorge, et, crevant dans une poussée de pâte, vient ruminer la mer mélangée à son herbage. De ce sol que nous habitâmes, il ne reste plus que la couleur, l’âme verte prête à se liquéfier. Et déjà, devant nous, là-bas un feu dans l’air limpide indique la ligne et le désert.
Paul Claudel, Connaissance de l’Est, Poésie / Gallimard, 1974, p. 139-139.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Claudel Paul | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul claudel, connaissance de l’est, la terre quittée, mer, fleuve | Facebook |
14/12/2018
Paul de Roux, Entrevoir
La condition humaine
« Si au moins je supportais l’alcool », dit-elle
(putain dans un roman célèbre)
et sa plainte depuis lors, souvent
me revient en mémoire : exclamation
qui exprime succinctement un manque
dans la condition qui nous est faite :
c’est que le vin, à en croire les poètes,
jette un voile pudique sur les nus fanés
et fait voir le monde à travers un bandeau
translucide comme la peau du raisin
et comme elle rose ou doré : il n’empêche
que l’hépatique, putain ou poète,
doit assurer à jeun son destin.
Paul de Roux, Entrevoir, préface de Guy
Goffette, Poésie / Gallimard, 2014, p. 263.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul de roux, entrevoir, la condition humaine, putain, poète, destin | Facebook |
13/12/2018
Pierre Michon, L'empereur d'Occident
Je savais ceci : Attalus était né en Orient. Nul ne sait plus à quoi fut employée sa jeunesse, s’il eut un père ou une mère ; personne ne sait de quel grand rêve, lyre dans les bosquets, buisson ardent où l’on vous remet des lois et un pouvoir, arbustes en fleur entre lesquels on aperçoit des chairs très nues dans la fièvre extravagante des premiers désirs, de quelle raison, de quel vouloir il s’épuisa à faire une réalité de sa vie : personne, sauf peut-être moi. Il rencontra Alaric entre 400 et 410 du Christ ; il pouvait avoir quarante ans ; certains disent qu’à ce moment de sa vie il jouait de la lyre ; d’autres, les mieux informés, les moins dignes de foi, affirment qu’il était préfet de Rome quand le Goth s’empara de lui : je ne veux pas les croire. Alaric guerroyait alors en Italie ou dans la Narbonnaise, peut-être déjà sous les murs de Rome, peut-être seulement dans les bois d’Autun.
Pierre Michon, L’empereur d’Occident, Fata Morgana, 1989, p. 53-54.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre michon, l’empereur d’occident, rome, désir, réalité | Facebook |
11/12/2018
Takuboku, Ceux que l'on oublie difficilement
J’ai compté les années d’espérance
et je fixe mes doigts
je suis fatigué du voyage
Il m’a donné la nourriture
et je me suis retourné contre lui
que ma vie est lamentable
Le soir au moment de se séparer
à la fenêtre du wagon j’ai bâillé
de tout cela je n’ai que regret
Calmement sur une large avenue
une nuit en automne
respirer l’odeur du maïs que l’on grille
Takuboku, Ceux que l’on oublie difficilement,
Traduction Yasuko Kudaka et Gérard Pfister,
Arfuyen, 1989, p. 8, 12, 17, 19.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : takuboku, ceux que l’on oublie difficilement, automne, regret, honte | Facebook |
10/12/2018
Pierre Silvain Passage de la morte
Vous descendiez la rue Servandoni pour vous rendre rue de Condé, sans prêter beaucoup plus qu’une attention discrète à la jeune femme et à la fillette qu’elle tenait par la main, marchant devant vous. A un moment la fillette s’est retournée. Elle a paru surprise et vaguement inquiète, puis tout à coup a souri. Alors, seulement, vous l’avez observée. Le petit visage étroit qu’elle gardait levé tout en trottinant auprès de sa mère était criblé de taches de son jusqu’à la naissance des cheveux roux frisés, presque crépus, répandus sur ses épaules et son dos, avec un ondoiement qui leur venait de ses pas menus, de plus en plus rapides, comme si sa mère en la tirant à elle la pressait d’avancer. Ai bas de la rue, la fillette a tourné une dernière fois la tête dans votre direction, la chevelure mouvante est sortie de la zone d’ombre au pied de l’église Saint-Sulpice, elle a flambé un instant au soleil, puis disparu.
Pierre Silvain, Passage de la morte, L’escampette, 2007, p. 61.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre sivain, passage de la mort, marche, jeune femme, fillette, rousseur | Facebook |
08/12/2018
Thomas de Quincey, De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts
Conférence
Messieurs,
J’ai eu l’honneur d’être désigné par votre comité pour la tâche ardue de prononcer la conférence Williams sur l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, tâche qui aurait pu être assez aisée voici trois ou quatre siècles, au temps où cet at était peu compris et où peu de grands modèles en avaient été montrés ; mais à notre époque, où des chefs d’œuvre de perfection ont été exécutés par des professionnels, le public s’attendra évidemment à trouver dans le style de la critique qui s’y applique un progrès qui leur correspondra quelque peu. Pratique et théorie doivent avancer pari passu. Les gens commencent à voir qu’il entre dans la composition d’un beau meurtre quelque chose de plus que deux imbéciles — l’un assassinant, l’autre assassiné —, un couteau, une bourse, une ruelle obscure. Le dessein d’ensemble, messieurs, le groupement, le clair-obscur, la poésie, le sentiment sont maintenant tenus pour indispensables dans les tentatives de cette nature.
Thomas de Quincey, De l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, traduction Pierre Leyris, dans Œuvres, édition Pascal Aquien, Pléiade/Gallimard, 2011, p. 1239.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : thomas de quincey, de l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, meurtre, humour | Facebook |
07/12/2018
Georg Trakl, Œuvres complètes, Le silence
Silence
Au-dessus des forêts scintille, blême,
La lune qui nous fait rêver,
Le saule au bord de l’étang sombre
Pleure sans bruit dans la nuit.
Un cœur s’éteint — et doucement
Les brouillards affluent et montent —
Silence, silence !
Georg Trakl, Œuvres complètes, traduction
Marc Petit et Jean-Claude Schneider,
Gallimard, 1972, p. 306.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Trakl, Georg | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : georg trakt, le silence, brouillard, forêt | Facebook |
06/12/2018
Raymond Queneau, Un rude hiver
Les Chinois avançaient précédés par deux sergents de ville.
Pour voir ça, les mercantis sortirent de leurs souks avec des yeux en bille et le clapet ouvert. Des moutards galopaient le long du cortège en criant : les Chinacos, les Chinacos. Aux fenêtres se tendirent des cous, sur les balcons apparurent des curieux. Un tram remonta la file asiatique, et ses occupants, au dernier stade la coagulation, interpellèrent les défilants en des langues variées et en termes insultants.
(…)
Derrière les deux flics marchaient primo deux Chinois ayant sans doute quelque autorité sur leurs compatriotes, secundo un Chinois porteur d’un parasol jaune, tertio un Chinois porteur d’un objet également jaune formé de deux ellipsoïdes enfilés sur un bâton selon leur plus grand axe, quarto un Chinois porteur d’un drapeau chinois pourvu de toutes ses bandes, quinto un Chinois porteur d’un drapeau également dans la même condition, sexto un Chinois frappant sue une plaque de fer, septimo un contorsionniste chinois habillé de jaune et agrémenté d’une barbe postiche, octavo un Chinois également vêtu de jaune et frappant l’une contre l’autre deux longues lattes de bois, nono un Chinois porteur d’un objet qui pour la population européenne présente ne pouvait faire figure que de canne à pêche et decimo une centaine de Chinois parmi lesquels se trouvaient des porteurs de petits drapeaux français.
Raymond Queneau, Un rude hiver, Gallimard, 1939, p. 7-9.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, un rude hiver, chinois, humour, vocabulaire | Facebook |
04/12/2018
Pierre Reverdy, Le gant de crin
Le lyrisme n’a rien de commun avec l’enthousiasme, ni avec l’agitation physique. Il suppose au contraire une subordination quasi-totale du physique à l’esprit. C’est quand il y a le plus : amoindrissement de la conscience du physique et augmentation de la perception spirituelle, que le lyrisme s’épanouit. Il est une aspiration vers l’inconnu, une explosion indispensable de l’être dilaté par l’émotion vers l’extérieur.
La carrière des lettres et des arts est plus que décevante ; le moment où on arrive est souvent celui où on ferait bien mieux de s’en aller.
Pierre Reverdy, Le gant de crin, Plon, 1927, p. 36-37, 60
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Reverdy Pierre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre reverdy, le gant de crin, lyrisme, enthousiasme, inconnu, carrière | Facebook |
03/12/2018
Suzanne Doppelt, Rien à cette magie
la terre est ronde comme un œuf de poule ou d’autruche, un cercle imprécis dix-neuf fois plus grand que la lune d’où un jeune homme est tombé avec son double effronté, la jolie boule du monde, c’est son modèle réduit, de toutes les figures la plus semblable à elle-même, il doit se courber pour la reproduire puis la traverser. Une circumnavigation destinée à lui seul plus à quelques marins appointés, il faut du souffle et le sens de l’orientation car le commencement et la fin se confondent, un troisième œil électrique aussi afin de maintenir le fantôme en image, le ballon d’essai si bien gonflé et suspendu au bout d’un fil, une idée fixe toujours sur le point d’être emportée. Par le milieu un trop plein d’air ou un mauvais courant, un microclimat et plus rien ne tourne rond, il lui faudra des lunettes spéciales le laissant voir sans lui montrer grand-chose, le vide d’un rêve qui se déplie et se replie, neuf sphères qui composent le système du monde, moins une , peinte et cadrée avec grand art.
Suzanne Doppelt, Rien à cette magie, P. O. L, 2018, np.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : suzanne doppelt, rien à cette magie, terre, double, rêve | Facebook |