19/03/2023
Jean Tardieu, Margeries
Insomnie
Tard, très tard, je veille les yeux fermés,
je vais dans ma nuit, je vais, je rame
entouré de formes invisibles
douces ou terribles, que je tiens
comme un enchanteur mille démons
et parfois je fais surgir de l’ombre
un visage, un feu ou une fleur
nés pour un instant, nés pour mourir,
car j’ai toujours mon fidèle abîme
où replongeront toutes figures.
La fleur tourne au vent, me dit adieu,
un pâle rayon sur sa corolle,-
et le précipice l’engloutit.
Jean Tardieu, Margeries,
Gallimard, 1986, p. 222.
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22/09/2021
Cioran, Syllogismes de l'amertume
Vitalité de l’amour : on se saurait médire sans injustice d’un sentiment qui a survécu au romantisme et au bidet.
Deux victimes besogneuses, émerveillées de leur supplice, de leur sudation sonore. À quel cérémonial nous astreignent la gravité des sens et le sérieux des corps !
Plus un esprit est revenu de tout, plus il risque, si l’amour le frappe, de réagir en midinette.
Les événements tumeur du Temps.
L’insomnie est la seule forme d’héroïsme compatible avec le lit.
Cioran, Les syllogismes de l’amertume, dans Œuvres, Pléiade/Gallimard, p. 235, 237, 238, 242, 255.
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09/12/2020
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela
Insomnie
Ma longue nuit les yeux ouverts
seul délivré je veille
pour ceux qui dorment.
Rendu à l’espace
à l’empire du souffle
bien au-dessus des demeures.
Vertige lucide. J’entends monter
vers moi le hurlement secret des morts
le tonnerre d’un monde éteint
silence assourdissant langage
des énigmes confondues.
Bientôt (toujours trop tôt)
la retombée le masque aveuglant
le piège. Délire de vivre
Je verserai dans le jour
trésor amoncelé des nuits
cette réserve obscure
cette ombre comme la mer
où dansent les feux en péril
De nouveau les rumeurs
à la dérive
paroles déchirées
lointaines
indéchiffrables
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Quarto
/ Gallimard, 2003, p. 1243.
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24/05/2019
Henri Cole, Terre médiane
Insomnie
La nuit, à la lueur de la lampe, certains insectes
planant ou volant, en noir, rouge ou or,
surgissent comme des acteurs, vaguement spectraux,
dans l’espace ordinaire de ma chambre.
Hier soir, ils ont exécuté La Tempêteavec frénésie,
exigeant que je joue Prospero et pardonne
à chacun. « Et puis quoi ! » ai-je gémi.
Ce cher Ariel surnaturel, je l’aimais,
le décor insulaire, l’opportune vengeance —
comment résister ? La pluie s’est mise à tomber,
emplissant le temps comme du sable ou l’entendement humain.
C’est comme si je rêvais ou étais mort.
J’ai pardonné à mon frère, il m’a pardonné.
Nous nous sommes serrés l’un contre l’autre dans l’obscur reflux de la nuit.
Henri Cole, Terre médiane, traduction Claire Malroux, Le bruit du temps, 2003, p. 83.
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26/11/2015
Raymond Queneau, Une trouille verte, dans Contes et propos
Depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours redouté ce qui pourrait me causer quelque ennui, aussi ai-je eu peur successivement de Croquemitaine, des figures de cire des Musées Dupuytren, des places trop fréquentées par les véhicules, des voyous, des pots de fleurs qui tombent sur la tête, des échelles, de la chaude-pisse, de la vérole, de la Gestapo, des V2. La paix n’a bien sûr, en aucune façon, calmé ces alarmes : ainsi, l’autre soir, je mange de la purée de marrons et je me mets à rêver que je suis dans une djip et que le conducteur ne parvient pas à éviter une épaisse colonne, je la vois venir, je me dis qu’on rentre dedans, ça y est, on est rentré dedans, tout noircit ; dans le noir, je me dis : je suis mort, je me dis : c’est comme ça quand on est mort, et puis je me réveille, l’estomac gros et le cœur battant. J’allume, je regarde la montre, il est deux heures, deux heures du matin, bien tôt encore, et je me lève pour aller pisser. Comme je ne pratique pas le pot de chambre, il faut que je me rende aux vécés. Il y a un long couloir. Je le traverse en disant : si ceci, si cela. J’arrive à me faire peur et je pénètre dans les chiottes bien heureux de pouvoir fermer la porte derrière moi, pour couper court, et se sentir chez soi, et non seulement fermer la porte, mais aussi tourner le verrou.
Je pisse.
Je tire sur la chasse d’eau.
Quand l’hygiénique glouglou se fut tu, je perçus dans le couloir la présence de néants, sans ambiance d’existence, ce qui me fit chaud dans les dents, froid sous les ongles, horripilation générale. Une frousse abjecte s’empara de mon âme et, prenant ma tête à deux mains, je m’assis sur le siège des vatères en gémissant sur mon sort immonde.
[...]
Raymond Queneau, Une trouille verte, dans Contes et propos, Gallimard, 1981, p. 157-158.
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