Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

15/09/2016

Pierre Sylvain, Assise devant la mer

 

                                          pierre silvain,assise devant la mer,poule,mère,mort,sang

                                Photo Marina Poole

 

                                                   L’irregardable

 

   Entre ses murs nus blanchis à la chaux, la petite cour est déserte. L’enfant retient son souffle et quand la mère apparaît sur la scène où va s’accomplir un acte barbare, reste là, bien que saisi d’épouvante, pour tout voir ; la poule effarée qu’elle immobilise contre sa hanche, l’éclair des ciseaux au moment où elle les plonge à l’intérieur du bec que de son autre main elle maintient grand ouvert, la langue un instant dardée, d’un rose humide dans un réflexe de défense, le jet de sang sur sa main après qu’elle a retiré les ciseaux, l’hésitation de la poule qu’en essuyant sa main à son tablier elle a lâché, ses pas hésitants avant la course folle à travers la cour, les chutes, les bonds, les arrêts soudains, les derniers battements d’ailes, le dernier heurt contre le mur, l’éclaboussement écarlate contre la blancheur de la chaux, la mère qui s’est retirée dans une encoignure et attend que finisse la grotesque, pitoyable gigue de mort.

 

Pierre Silvain, Assise devant la mer, Verdier, 2009, p. 68-69.

14/09/2016

Jean-Luc Sarré, Poèmes costumés avec attelages et bestiaire en surimpression

                                                        1657840195.png.jpeg

Orné de toiles d’araignées,

tanné comme un cuir, l’aïeul

quitte les combles pour un grenier

dont les lucarnes sans carreaux

— quelques pelotes fraiches en témoignant —

font encore le bonheur des chouettes.

Pendant que la famille s’attarde

parmi les malles, découvre un sabre,

une giberne de mameluk,

les rires d’enfant, dehors, dévalent une pente

dont ils ignorent tout.

 

Jean-Luc Sarré, Poèmes costumés avec attelages et

bestiaire en surimpression, farrago / Léo Scheer, 2003, p. 88.

13/09/2016

Malcolm Lowry, Réveil

                                                      AVT_Malcolm-Lowry_4416.jpeg

 

Réveil

 

L’homme ressemble à un homme qui se lève tard

Contemple l’assiette sale de son dîner

Aussi les bouteilles vides

Toutes lampées dans les larges comment vas-tu d’une nuit

Un verre pourtant contenant encore

Un fond comme sinistre appât

Combien l’Homme ressemble à celui-là

Titubant parmi les arbres rouillés

Allant chercher un déjeuner de pois de sardines

Et de rhum éventé.

 

Malcolm Lowry, traduction Jean Follain, dans Les Lettres

Nouvelles, ‘’Malcolm Lowry’’, 2ème trimestre 1960, p. 90.

12/09/2016

Eugène Savitzkaya, Cochon farci

                   Savitzkaya headshot.jpg

À l’inconnu tel qu’il fut en os,

entrailles entravant sa marche sous le ciel,

criblé de silice, la faux à l’épaule,

faucheur comme d’autres furent moines,

ceci est mon épaule, ceci mon cœur qui bat,

ceci la faux couchant les tiges et les tuyaux,

dénudant la terre et la pierre comme on ouvre

un chemin qui ne mène qu’à lui-même ou à

la voie lactée, combien de sueur en sobriété,

combien de bières, combien de chemises élimées

portent l’empreinte de son squelette

jusqu’à l’autre face du globe, combien de fils

livrés à eux-mêmes ? demain l’aube, aujourd’hui la fin

et vice-versa à l’infini, c’est du kif,

à n’en pas sortir de l’ornière.

 

Eugène Savitzkaya, Cochon farci, éditions de Minuit, 1996, p. 54.

11/09/2016

Geoffrey Squires, Poème en trois sections

1401910647.40.jpeg

Pierres dans l’obscurité, formes

perçues plutôt que vues, inertes comme des animaux

endormis au milieu d’un champ ou le long de la route

où l’on avance avec précaution, frayant un chemin vers la maison

à travers l’herbe noire

 

Rocks in the darkness, shapes

sensed rather than seen, inert like animals

asleep in the middle of a field or by the road

which one moves among with care, picking a way home

across the dark grass

 

Geoffrey Squires, Poème en trois sections, traduit de l’anglais (Irlande)

par François Heusbourg, éditions Unes, 2016, p. 41 et 40.

10/09/2016

Pascal Guignard, Sur le jadis

                                           Pascal_Quignard_Edilivre.jpeg

Chapitre LVI

 

   Le rêve est ce qui fait apparaître comme étant là des êtres absents, ou éloignés, ou disparus, ou morts. Ils sont là mais le « là » où ils séjournent n’est pas une dimaension spatiale (pour le vivant) ni temporelle (pour le mort). Le « il est là dans le rêve » renvoie à un là qui est avant le temps (comme il est l’est dans le rêve). Ce « là » du rêve précède chez les vivipares le « là » où projette la naissance atmosphérique. Le temps qui vient déchirer le « là » ne l’apporte pas. Il y a un « jadis » distinct de l’ontogenèse dt de la phylogenèse et de l’histoire. Si je le nomme jadis, c’est en sorte de bien le distinguer de tout passé.

 

Pascal Quignard, Sur le jadis, Folio/Gallimard, 2004, p. 157.

09/09/2016

Gustave Roud, Les fleurs et les saisons

                                          5db87455a0.jpg

   Capucine, l’éclat de rire, défi, cristal, d’une petite nonnain qu’un ravisseur exclut galamment du moutier dans la nuit d’une chanson Vieille-France… Est-il d’autre ressemblance entre la plante et la jeune cloîtrée ? Une encore, peut-être, cette corolle qui brûle comme son corps.

   Car toutes les capucines, même celles des Canaries où perche une profusion de fleurs minuscules, jaunes et plumeuses comme un hommage aux oiseaux de leur patrie, toutes semblent participer du feu. Aucune de leurs fleurs qui ne soit flamme ou reflet de flamme. Une bordure d’impératrice des Indes est une longue chaine de brasiers, rubis et velours (ce velouté de soie et de fumée qu’on voit au flamboiement des torches nocturnes.) Le long des piliers, des barrières, des colonnes, l’ample guirlande des Lobb rassemble et fige selon une sorte de magie pétrifiante les lueurs, les éclats, les sursauts, l’incendie des feux terrestres ou des météores.

 

Gustave Roud, Les fleurs et les saisons, La Dogana, 2003, p. 61-62.

08/09/2016

Samuel Beckett, Le dépeupleur

                                                   tumblr_myl6zmP5T11tnk1m6o1_1280.jpg

   Ce qui frappe d’abord dans cette pénombre est la sensation de jaune qu’elle donne pour ne pas dire de soufre à cause des négociations. Ensuite le fait qu’elle vibre de façon régulière et continue à une vitesse qui pour être élevée ne dépasse jamais celle qui rendrait la pulsation imperceptible. Et enfin beaucoup plus tard que de loin en loin et pour très peu de temps celle-ci se calme. Ces rares et brèves relâches sont d’un effet dramatique inexprimable pour en dire le moins. Les agités en restent cloués sur place dans des postures souvent extravagantes, et l’immobilité décuplée des vaincus et sédentaires fait paraître dérisoire celle qu’ils affichent d’habitude. Les poings en voie de cogner sous l’effet de la colère ou du découragement se placent à un point quelconque de l’arc pour n’achever le coup en série de coups qu’une fois l’alarme passée. Similairement ceux surpris en train de porter l’échelle ou de faire l’infaisable amour ou tapis dans les niches ou rampant dans les tunnels chacun selon sans qu’il soit utile d’entrer dans les détails. Mais au bout d’une dizaine de secondes le frémissement reprend et au même instant tout rentre dans l’ordre. Ceux qui erraient recommencent à errer et les immobiles se détendent. Les accouplés reprennent le collier et les poings se remettent en marche.

 

Samuel Beckett, Le dépeupleur, éditions de Minuit, 1970, p. 32-33.

07/09/2016

James Joyce, Chamber Music, Pomes Penyeach

                                                    james-joyce.jpg

Ne chante pas l’amour qui meurt,

Amie, avec des chants si tristes,

Laisse là ta tristesse et chante

Qu’il suffit de l’amour qui passe.

 

Chante le long sommeil profond

Des amants morts, et dis comment

Ton amour dormira sous terre

L’amour est si las maintenant.

 

Gentle lady, do not sing

   Sad songs about the end of love,

Lay aside sadness ans sing

   How love that passes is enough

 

Sing about the long deep sleep

   Of lovers that are dead, and how

In the grave all love shall sleep :

   Love is aweary now.

 

James Joyce, Chamber Music, Pomes Penyeach,

traduction et présentation de Jacques

Borel, Gallimard, 1967, p. 71 et 70.

06/09/2016

Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik

           auteur_241.jpg

Enfant

 

J’ai largement reçu le don d’aimer.

Mais dès l’enfance

les gens

au travail sont dressés.

Moi — je filais sur la berge du Rion,

je traînais

ne fichant rien de rien.

Maman se fâchait : « L’affreux garnement ! »

Comme un fouet papa brandissait sa ceinture.

Et moi,

j’allais, trois faux roubles en poche,

faire avec des troupiers un tour de bonneteau.

Sans le faix des souliers,

sans le faix des chemises,

au four de Koutaïssi bronzé,

je tournais au soleil ou le dos,

ou la panse,

au point d’en avoir la nausée.

Le soleil s’émerveille :

« C’est haut comme trois pommes !

ça possède —

un cœur d’homme.

Il le fait s’échiner.

D’où vient

qu’il soit dans cet archine place

pour moi,

pour la rivière,

pour cent verstes de rochers ? »

 

Vladimir Maïkovski, Lettres à Lili Brik (1919-1930),

traduction André Robel, Gallimard, 1969, p. 90.

05/09/2016

Henri Thomas, Poésies

                     litterature-henri-thomas-patrick-besson-2803829-jpg_2437098_660x281.JPG

Un oiseau

 

Un oiseau, l’œil du poète

s’en empare promptement,

puis le lâche dans sa tête,

ivre, libre, éblouissant.

 

Qu’il chante, qu’il ponde, qu’il

picore, mélancolique,

d’invisibles r ains d emil

dans les prés de la musique,

 

quand il regagne sa haie,

jamais cet oiseau n’oublie

les heures qu’il a passées

voltigeant dans la féérie

 

où les rochers nourrissaient

leurs enfants de diamant,

où chaque nuage ornait

d’une fleur le ciel dormant.

 

On trouvera l’oiseau mort

avant les froids de l’automne,

le plaisir était trop fort,

c’est la mort qui le couronne.

 

Henri Thomas, Poésies, Poésie /

Gallimard, 1970, p. 76-77.

04/09/2016

Jacques prévert, Choses et autres

                                             dyn007_original_320_400_pjpeg_2646967_3cb844fc6ed2f98acffd2ccd204d578a.jpg

Les prisons trouvent toujours des gardiens.

 

                                         *

 

La révolution est quelquefois un rêve, la religion, toujours un cauchemar.`

 

 

Jacques Prévert, Choses et autres, Gallimard, 1972, p. 110.

03/09/2016

André Frénaud, Les Rois mages

                            55760cb828727.jpg

Sans amour

 

Il va sous les végétations de la lumière,

le cœur sans amour.

Le monde se creuse comme la mer.

Le sourire éclatant du désespoir

tiendra-t-il jusqu’à la mort prochaine ?

 

André Frénaud, Les Rois mages,

Poésie/Gallimard, 1987, p. 82.

02/09/2016

Laurent Mauvignier, Ce que j'appelle oubli

                                              AVT_Laurent-Mauvignier_8493.jpg

et ce que le procureur a dit, c’est qu’un homme ne doit pas mourir pour si peu, qu’il est injuste de mourir à cause d’une canette de bière que le type aura gardé assez longtemps entre les mains pour que les vigiles puissent l’accuser de volet et se vanter, après, de l’avoir repéré et choisi parmi les autres, là, qui font leurs courses, le temps pour lui d’essayer — c’est ça, qu’il essaie de courir vers les caisses ou tente un geste pour leur résister, parce qu’il pourrait comprendre alors ce que peuvent les vigiles, ce qu’ils savent, et même en baissant les yeux et en accélérant le pas, s’il décide de chercher le salut en marchant très vite, sans céder à la panique ni à la fuite, le souffle retenu, les dents serrées, un mouvement, ce qu’il a fait, non pas tenter de nier lorsqu’il les a vus arriver vers lui et qu’ils se sont, je ne dirais pas abattus sur lui, parce qu’ils étaient lents et calmes et qu’ils n’ont pas du tout fondu comme l’auraient fait, disons, des oiseaux de proie, non, pas du tout, au contraire, ils se sont arrêtés devant lui et c’était très silencieux […]

 

Laurent Mauvignier, Ce que j’appelle oubli, éditions de Minuit, 2013, p. 7-8.

01/09/2016

Paul de Roux, Poèmes des saisons

                                                  AVT_Paul-de-Roux_5685.jpeg

En hommage à Paul de Roux, décédé dans la nuit du 27 au 28 août

 

D’où viens-tu, Été qui n’est plus là quand même

ce serait ta saison, et qui soudain nous effleures et nous gagnes ?

toi qui te vêts des plus lourds, des plus fastueux atours,

des feuilles les plus larges et des denses poussières, Été

à la trop courte nuit, renversant villes et campagnes

sous des ciels où s’effrite longuement la lumière, nuit

inventant des labyrinthes pour ses amants,

levant des futaies pour de blanches larmes de lune, et toi

oublié ou absent, soudain

faisant mentir le poids des jours, l’effluve

du tilleul chevauchant une imperceptible brise

serait ta résidence parmi nous ?

 

Paul de Roux, Poèmes des saisons, dessins de Gabrielle

de Roux, le temps qu’il fait, 1989, non paginé.