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30/09/2015

Ossip Mandelstam, Lettres

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À Nadejda Ia Mandelstam, Moscou [13 mars 1930]

 

Ma Nadinka ! Je suis complètement perdu. C’est très dur pour moi, Nadik, je devrais être toujours avec toi. Tu es ma courageuse, ma pauvrette, mon oisillon. J’embrasse ton joli front, ma petite vieille, me jeunette, ma merveille. Tu travailles, tu fais quelque chose, tu es prodigieuse. Petite Nadik ! Je veux aller à Kiev, vers toi. Je ne me pardonne pas de t’avoir laissée seule en février. Je ne t’ai pas rattrapée, je ne suis pas accouru dès que j’ai entendu ta voix au téléphone, et je n’ai pas écrit, je n’ai rien écrit presque tout ce temps. Comme tu arpentes notre chambre, mon ami ! Tout ce qui, pour moi, est cher et éternel se trouve avec toi. Tenir, tenir jusqu’à notre dernier souffle, pour cette chose chère, pour cette chose immortelle. Ne la sacrifie à personne et pour rien au monde. Ma toute mienne, c’est dur, toujours dur, et maintenant je ne trouve pas les mots pour l’exprimer. Ils m’ont embrouillé, me tiennent comme en prison, il n’y a pas de lumière. Je veux sans cesse chasser le mensonge et je ne peux pas, je veux sans cesse laver la boue et je n’y arrive pas.

 

Ossip Mandelstam, Lettres, Solin / Actes Sud, traduit du russe par Ghislaine Capogna-Bardet, 2000, p. 243.

29/09/2015

Dodoïtsu : Les montagnes, les rizières et la mer

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      Dodoïtsu

 

Que les grenouilles

Coassent dans l’eau

Et se lèvent dans ma mémoire

Les jours anciens

 

Sans doute viendra-t-il, mon bien-aimé

Et les soirs où il vient

Derrière, sur l’étang aux lotus

Les canards s’envolent

 

Buvons, chantons

Que serons-nous demain ?

Aujourd’hui, à mi-chemin nous sommes

Dans la fleur de l’âge

 

Libérant leurs gosiers

D’un mutuel assaut

Des oiseaux par milliers

Sur la route des îles

 

Le long des berges

Par temps de pluie

Des grenouilles se tiennent

Vigiles de l’autre monde

 

Les montagnes, les rizières et la mer, 64

Dodoïtsu, traduction et préface Alain

Kerven, Calligrammes, 1984, np.

28/09/2015

Takuboku Ishikawa, Ceux que l'on oublie difficilement

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J’ai compté les années d’espérance

et je fixe mes doigts

je suis fatigué du voyage

 

Il se demandait en riant

s’il se marierait

Il n’a toujours pas pris épouse

 

Il m’a donné la nourriture

et je me suis retourné contre lui

que ma vie est lamentable

 

Le soir au moment de se séparer

à la fenêtre du wagon j’ai bâillé

de tout cela je n’ai plus que regrets

 

Mon ami venait m’emprunter quelques sous

il s’en retourne

les épaules couvertes de neige

 

Takuboku Ishikawa, Ceux que l’on oublie difficilement, traduit du japonais par Alain Gouvret, Yasuko Kudawa et Gérard Pfister, Arfuyen, 1989, p. 8, 11, 12, 17, 21.

27/09/2015

Jacques Roubaud, Dix hommages / Octogone

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In memoriam Edoardo Sanguineti

 

           sopra il secondo versodi un sonetto rovesciato

                                   Ed. S., in Renga, 1971.

 

Quelques jours avant la mort nous évoquions

Par lettre écrite, à l’ancienne, ces moments

<Antiques (quarante ans !) dans la fosse aux lions

 

De l’Hôtel Saint-Simon, quadri-dialoguant-

Sourds, ce renga occidental : lui, moi, pions

Agités plus qu’erratiques insolents

 

Dans le jeu par Octavio conçu : sonetto,

Sonnet, la chose italienne où Shakespeare

A passé ; Góngora, Marino, les pires

Poètes, et meilleurs ; Mallarmé, Giacomo

 

« Caro padre » notre, peu profond ruisseau

Calomnié la mort. La forme où l’écrire

Fut notre lien en toutes ces années. Dire

Cela soit ma poussière sur ce tombeau.

 

Jacques Roubaud, Dix hommages, Ink, 2011, np,

repris dans Octogone, Gallimard, 2014, p. 55.

26/09/2015

Édouard Levé (1965-2007), Œuvres

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1. Un livre décrit des œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées.

 

3. La tête de Proust est dessinée sur une page d’À la recherche du temps perdu. Les mots que raye le contour de son visage forment une phrase grammaticalement correcte.

 

57. Un homme tient dans la main gauche Les Fleurs du Mal et dans la main droite un manuel de savoir-vivre du dix-neuvième siècle. Il lit à voix haute en prélevant aléatoirement des mots dans les deux livres, et s’efforce de formuler des phrases grammaticalement correctes.

 

425. Une voix fait le récit de la réalisation d’une œuvre non réalisée, comme si elle l’avait été : amonceler des pipettes dans el désert du Sahel.

 

Édouard Levé, Œuvres, P.O.L, 2015, p. 7, 7, 57 et 144.

 

 

25/09/2015

Cédric Demangeot, Une inquiétude

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L’ennui est le mètre étalon de l’intelligence à la française. Se donner l’air d’aimer l’ennui en matière d’art, revient à se donner l’air intelligent. Il est de mauvais goût d’être saisi, d’être emporté, ravi & ravagé par l’œuvre. Tout ce qui fait violence ou péripétie, tout ce qui fait rythme ou force vive est méprisé, considéré comme impur ou de basse inspiration. Qu’on ne s’y trompe pas, ce critère n’est jamais que celui d’une petite coterie, aussi étriquée dans ses vues que totalitaire dans l’exercice de son pouvoir. Cette esthétique de la constipation idéale, où beauté rime avec propreté et mesure, est depuis quatre siècles environ, celle simplement d’une classe sociale qui aimerait bien se faire passer pour une aristocratie de l’esprit,  et qui s’érige à ce titre en arbitre intangible de la culture nationale. Ceux qui en sont se reconnaissent. Ils se transmettent de père en fils leurs privilèges, leur chlorose et leur néant.

 

Cr réflexe crypto-classique sectaire, s’il est éminemment français, est aussi, me semble-t-il, une réminiscence de l’idéal chrétien de frustration : ce qu’on s’interdit, ce qu’on réprime et qu’on va jusqu’à condamner, c’est encore ici le plaisir et l’effroi, et c’est encore l’intensité vitale. C’est la vie.

 

Cédric Demangeot, Une inquiétude, Poésie / Flammarion, 2013, p. 89.

24/09/2015

Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo

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Aperçu, à la morsure, à la langue de cendre,

illuminé, ses draps déchirés dans la puanteur,

oublié près du gouffre, la salive à la bouche,

comme un garçon d’argile foudroyé, peint, dévoré et sali,

à l’agonie sur l’herbe du pré, puni, poussé dans le trou,

dévorant son foie et touchant l’eau, choisissant,

triant les coquilles dans le noir, écrasant les

bouquets qui puent et qui salissent, les morceaux

perdus dans l’obscurité, Innocent pinçant la fleur,

la feuille rouge de l’arbre, les lèvres sur le bois poli,

la bouche fermée, prêt à mourir, toujours châtié,

toujours libre, les pieds nus sur le limon, en odeur

de neige.

 

Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo, éditions de Minuit,

1986, p. 44.

23/09/2015

Carol Snow (née en 1949), Pour, dans Rehauts

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Postures du corps VI

 

Voulant non seulement l’immobilité des collines

mais une médiation — comme un regain

 

sur les collines — mur

de silence au-dessus des collines. Moore sculpte une figure

 

massive en marbre noir : un corps

de femme, couchée, courbée ; une éloquence

 

d’os, de coquillage,

pierres portées par-delà la contradiction.

 

                                               

 

                                                Tu t’es arrêtée

au bord de la route, étalement

 

de collines à mi-distance, quelques maisons. Seules les vertes

étendues du vignoble dans l’entre-deux

 

semblaient accessibles, c’est-à-dire humaines — question

d’échelle : silence imposant, tel que seules

 

les collines (également

imposantes) pouvaient reposer.

 

Cézanne, penché sur sa toile, aurait maîtrisé

cette vue, penses-tu : les bleus et les verts

et les ocres du proche et du lointain, cette posture

 

précaire de la danse, non le dessin qui unit

le dissemblable, par exemple les corps, mais le maintien

séparé du corps et du terrain, tu étais si

 

figée, tu pensais que tu pourrais devenir ces collines,

ou bien être née de ces collines

ou bien ton corps

aurait été un modèle pour ces collines.

 

Carol Snow, Pour, dans Rehauts, n° 35, printemps 2015,

traduit de l’anglais (États-Unis) par Maïtreyi et Nicolas Pesquès,

p. 3-4.

22/09/2015

Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes

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Tu dors, dors, c’est

une histoire, non pas l’Histoire

interprétable. Alors il vaut mieux te rendormir.

 

Servies secrets

réfugiés

quand les premiers mots

retentissent, alors

tu dors,

tu n’as pour les mots

plus aucun intérêt

 

Tôt le matin

quand les procès

commencent et que les

doux visages

des assassins et

les juges

prononçant la sentence

s’évitent,

quand une aile

d’avion effleure

tes cheveux, quand tu

trouves

ton corridor,

vers la mort, vers

l’isolement

vers l’oubli

alors tu

dors, quand le gong

retentit, et

ils parlent

du sommeil comme

d’un miracle.

 

Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe

 a des ailes, édition, présentation et traduction

de Françoise Rétif, Poésie / Gallimard, 2015,

p. 491 et 493.

21/09/2015

Ted Hughes, Birthday Letters, traduction Sophie Doizelet

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                           Wuthering Heights

 

Walter était le guide. Le cousin de sa mère

Avait hérité de quelques assiettes à soupe des Brontë.

Il se sentait désolé pour elles. Les écrivains

Sont des gens pitoyables. Ils se cachent de la réalité,

La déguisent. Mais ton euphorie transatlantique

L’a rendu euphorique. Il est entré en effervescence

Comme son vin de rhubarbe gardé trop longtemps :

Une récolte de légendes et de racontars

Au sujet de ces pauvres filles. Puis,

Après le presbytère, après la chaise longue

Où était morte Emily, les minuscules livres faits main,

Les dentelles délicates, les chaussures pour petites fées,

Ce fut le chemin tracé depuis Stanbury. L’ascension,

Un mile toujours plus loin, plus haut, menant

À l’Éden privé d’Emily. C’était pour toi à présent

Que la lande se soulevait, déployait

Ses fleurs sombres. C’était bien.

Plus sauvage, peut-être, qu’Emily ne l’avait jamais vu.

Les pieds mouillés, la tête nue,

Elle montait péniblement cette colline pour rejoindre ses seuls amis —

On peut l’imaginer. Une forteresse obscure.

[...]

 

Ted Hughes, Birthday Letters, traduit de l’anglais et présenté par

Sophie Doizelet, Poésie / Gallimard, 2015, p. 83.

20/09/2015

Rose Ausländer, Pays maternel

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Marianne Moore

 

Dessiné

À la plume d’oiseau

Son visage

 

Chaque trait

Un modèle mathématique

Tiré

Par un regard incorruptible

 

Froid échantillon poétique

Et pourtant

Chaque figure réchauffée

Du sang de son idée

 

Rose Ausländer, Pays Maternel, traduction

Edmond Verroul, Héros-Limite, 2015,

p. 36.

 

19/09/2015

Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes

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                                 Une sorte de perte

 

Utilisés en commun : des saisons, des livres et une musique.

Les plats, les tasses à thé, la corbeille à pain, des draps et un lit.

Un trousseau de mots, de gestes, apportés, employés, usés.

Respecté un règlement domestique. Aussitôt dit. Aussitôt fait. Et toujours tendu la main.

 

De l’hiver, d’un septuor viennois et de l’été je me suis éprise.

De cartes, d’un nid de montagne, d’une plage et d’un lit.

Voué un culte aux dates, déclaré les promesses irrévocables,

porté aux nues un Quelque chose et pieusement vénéré un Rien,

 

(_ le journal plié, la cendre froide, un message sur un bout de papier)

intrépide en religion car ce lit était l’église.

 

La vue sur la mer produisait ma peinture inépuisable.

Du haut du balcon il fallait saluer les peuples, mes voisins.

Près du feu de cheminée, en sécurité, mes cheveux avaient leur couleur extrême.

Un coup de sonnette à la porte était l’alarme pour ma joie.

 

Ce n’est pas toi que j’ai perdu,

c’est le monde.

 

Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes (poèmes 1942-1967), édition, introduction et traduction François Rétif, Poésie / Gallimard, 2015, p. 437 et 439.

18/09/2015

Étienne Faure, Souvenirs souvenirs, dans Rehauts

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Comment fonctionne le théâtre, c’est la question dès qu’on entre dans le paysage d’une station, l’été balnéaire, au bord du débordement, puis vide l’hiver de toute âme, vacance qui accentue le décor de plage : vieux ressac, débris de fioles, de jouets, de sandales monoparentales, de raquettes, de râteaux, de sacs en plastique, tout un fourbi détaché des corps hier étalés sur le sable — sur le dos sur le ventre — criant ne t’éloigne pas trop.

Nous sommes dans la mémoire crois-tu entendre quand c’est la baignoire du théâtre qui t’accueille. On y écoute d’une seule oreille d’anciens acteurs de sable, les morts dans un coquillage. Tu parles.

 

Étienne Faure, Souvenirs souvenirs, dans Rehauts, n° 35, printemps 2015, p. 21.

17/09/2015

Virginia Woolf, Les années

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   C’était un soir d’été ; le soleil se couchait ; le ciel était encore bleu, ais teinté d’or, comme si un fin voile de gaze flottait dans les airs, et ça et là, dans l’immensité bleu doré, un îlot de nuages était suspendu. Dans les champs, les arbres s’élevaient majestueusement caparaçonnés, avec leurs innombrables feuilles dorées. Les moutons et les vaches, blanc perle et bariolées, étaient allongés ou avançaient en broutant dans l’herbe à demi transparente. Une bordure de lumière entourait toutes choses. Une vapeur rouge doré s’élevait de la poussière des routes. Même les petites villas de briques rouges sur les grandes routes étaient devenues poreuses, incandescentes de lumière, et les fleurs dans les jardins des maisons, couleur lilas et rose comme des robes de coton, étaient veinées à leur surface et brillaient comme éclairées de l’intérieur. Les visages des gens qui se tenaient aux portes des maisons ou qui marchaient sur les trottoirs montraient tous le même rougeoiement lorsqu’ils faisaient face au soleil qui se couchait lentement.

 

Virginia Woolf, Les années, traduction André Topia, dans Œuvres romanesques, II, édition Jacques Aubert, Pléiade / Gallimard, 2012, p. 977.

16/09/2015

Cécile Mainardi, Poèmes à la coque, dans Rehauts

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                  Photo H. Lagarde

                                     

                                             l’eau

                                        même froide

                                     troue la neige lors

                                 qu’elle y tombe je film

                              e la bassine d’eau chaude

                            qu’on jette sur un sol de ne

                           ige toute fraîche à peine tom

                           bée devant la maison je film

                  e son délire impressionniste, son éloqu

                 ence muette, son grabuge blanc, je pense

                           à Degas comme étant le mieux

                               placé non pour le peindre

                                  mais pour s’en délecter

                                       sans limite et sans

                                       restriction dans le

                                   blanc jusqu’aux confins

                             de la peinture qu’il n’en fait pas

 

Cécile Mainardi, Poèmes à la coque, dans Rehauts, n° 35,

printemps 2015, p. 38.