08/10/2018
Ingeborg Bachmann, Malina
Des livres ? Oui, j’en lis beaucoup, j’ai toujours beaucoup lu. Non, je ne sais pas si nous nous comprenons. Je lis de préférence par terre, ou sur mon lit, presque toujours couchée, non, les livres importent moins que la lecture, noir sur blanc, les lettres, les syllabes, les lignes, ces fixations inhumaines, ces signes, ces conventions fixes, ce délire issu de l’homme et figé dans son expression. Croyez-moi, l’expression en délire, elle provient de notre délire. Ce qui compte aussi, c’est le fait de feuilleter, de courir, de fuir d’une page à l’autre, d’être complice d’un épanchement délirant qui s’est coagulé ; ce qui compte, c’est la bassesse d’un enjambement, l’assurance de la vie dans une seule phrase, et la réassurance des phrases dans la vie. Lire est un vice qui peut se substituer à tous les autres pour nous aider à vivre, parfois ; c’est une débauche, une intoxication qui vous ronge.
Ingeborg Bachmann, Malina, traduction Philippe Jaccottet et Claire de Oliveira, Seuil, 2008 (1973), p. 77.
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26/12/2017
Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes, poèmes 1941967
Mes cris, je les perds
comme un autre perd
son argent, ses pièces de monnaie,
son cœur, mes grands cris
je les perds
à Rome, partout, à
Berlin, je perds
dans la rue des cris, authentiques, jusqu’à ce que
mon cerveau devienne rouge sang
à l’intérieur, je perds tout,
il n’y a que la terreur
que je ne perde pas, que
l’on puisse perdre ses cris
chaque jour et
partout
Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe
a des ailes, poèmes 1942- 1967, édition Françoise
Rétif, Poésie / Gallimard, 2015, p. 503.
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22/09/2015
Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes
Tu dors, dors, c’est
une histoire, non pas l’Histoire
interprétable. Alors il vaut mieux te rendormir.
Servies secrets
réfugiés
quand les premiers mots
retentissent, alors
tu dors,
tu n’as pour les mots
plus aucun intérêt
Tôt le matin
quand les procès
commencent et que les
doux visages
des assassins et
les juges
prononçant la sentence
s’évitent,
quand une aile
d’avion effleure
tes cheveux, quand tu
trouves
ton corridor,
vers la mort, vers
l’isolement
vers l’oubli
alors tu
dors, quand le gong
retentit, et
ils parlent
du sommeil comme
d’un miracle.
Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe
a des ailes, édition, présentation et traduction
de Françoise Rétif, Poésie / Gallimard, 2015,
p. 491 et 493.
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19/09/2015
Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes
Une sorte de perte
Utilisés en commun : des saisons, des livres et une musique.
Les plats, les tasses à thé, la corbeille à pain, des draps et un lit.
Un trousseau de mots, de gestes, apportés, employés, usés.
Respecté un règlement domestique. Aussitôt dit. Aussitôt fait. Et toujours tendu la main.
De l’hiver, d’un septuor viennois et de l’été je me suis éprise.
De cartes, d’un nid de montagne, d’une plage et d’un lit.
Voué un culte aux dates, déclaré les promesses irrévocables,
porté aux nues un Quelque chose et pieusement vénéré un Rien,
(_ le journal plié, la cendre froide, un message sur un bout de papier)
intrépide en religion car ce lit était l’église.
La vue sur la mer produisait ma peinture inépuisable.
Du haut du balcon il fallait saluer les peuples, mes voisins.
Près du feu de cheminée, en sécurité, mes cheveux avaient leur couleur extrême.
Un coup de sonnette à la porte était l’alarme pour ma joie.
Ce n’est pas toi que j’ai perdu,
c’est le monde.
Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes (poèmes 1942-1967), édition, introduction et traduction François Rétif, Poésie / Gallimard, 2015, p. 437 et 439.
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10/09/2015
Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes
Le temps en sursis
Des jours plus durs viennent.
Le temps en suris révocable
devient visible à l’horizon.
Tu devras bientôt lacer ta chaussure
et renvoyer les chiens dans les fermes du littoral.
Car les entrailles des poissons
ont refroidi dans le vent.
La lumière des lupins brille chichement.
Ton regard trace dans le brouillard :
le temps en sursis révocable
devient visible à l’horizon.
Ta bien-aimée de l’autre côté s’enfonce dans le sable,
il monte autour de ses cheveux flottants,
il lui coupe la parole,
il lui enjoint de se taire,
il la trouve mortelle et disposée à l’adieu
après chaque étreinte.
Ne regarde pas en arrière.
Lace tes chaussures.
Renvoie les chiens.
Jette les poissons à la mer.
Éteins les lupins !
Des jours plus durs viennent.
Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe
a des des ailes, 1943-1967, traduction Françoise `
Rétif, Poésie / Gallimard, 2015, p. 149.
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