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13/03/2017

David Lespiau, Carabine souple

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Déplacement des nuages sous un ciel sombre

la pluie en suspens, petite ville balayée par le souffle

accéléré de la nuit, pleine lune, hurlements de coyotes

sur des tombes ouvertes, fermées, dans l’ombre de ce qui se passe

sur l’avenue principale. Rangées de commerces, drugstores, saloon, prison

la terre foulée au centre, sable et boue. Montée de la poussière

en boucle, du matin au soir.

 

1

Les portes du saloon firent viyou viyou et l’Angleux fut dans la place

Le comptoir était désert, Martha en profitait pour faire du rangement

en haut. Les mouchoirs de John constamment enrhumé

jonchaient le sol, dépliés, souillés, comme des remords tardifs

Un frisson parcourut l’échine de Martha, penchée par-dessus la balustrade

— Pierre ! Montez donc

Ses seins tombaient sous son tablier, désignant lAngleux comme cible idéale

— Je monte, Martha, je monte

Les marches de l’escalier défilèrent sous ses bottes, la rampe glissa sous son gant

avant la fin de la phrase, il était à l’étage

— Je suis ravie de vous voir, dit Martha

ramassant un mouchoir aperçu au pied de la commode

et ne sachant plus qu’en faire, le plongeant dans la poche avant de son tablier

— Vous êtes enrhumée ? demanda Pierre

— Non c’est Johnny

— Je vois, vous faites paroi nasale commune, poursuit-il finement

— Oui non

 

2

— Je ne suis pas celle que vous pensez

— Moi non plus, répondit Pierre Vivante, qui faisait le malin

dans un excellent français

— Vous vous êtes fait un torticolis au cou, non ?

— Hum

— Ça va mieux ?

— I have mal au neck

— C’est le canapé ?

C’était le canapé

[…]

 

David Lespiau, Carabine souple, L’Ours Blanc, 2016, p. 5-6.

12/05/2013

Jean Tardieu, Les tours de Trézibonde et autres textes

Jean Tardieu, Les tours de Trézibonde, théâtre secret,envers et endroit, décor

 

                       Mon théâtre secret

 

                                                                                 À Gérard Macé

 

   Le lieu où je me retire à part moi (quand je m'absente en société et qu'on me cherche, je suis là) est un théâtre en plein vent peuplé d'une multitude, d'où sortent, comme l'écume au bout des vagues, le murmure entrecoupé de la parole, les cris, les rires, les remous, les tempêtes, le contrecoup des secousses planétaires et les splendeurs irritées de la musique.

   Ce théâtre, que je parcours secrètement depuis mes plus jeunes années sans en atteindre les frontières, a deux faces inséparables mais opposées, bref un « endroit » et un « envers », pareils à ceux d'une médaille ou d'un miroir.

   De ce côté-ci, voyez comme il imite, à la perfection, l'inébranlable majesté des monuments : ils semble que je puisse compter toutes les pierres, caresser de mes mains le glacis du marbre, les fractures des colonnes, la porosité du travertin...

   Mais, attendez : si je fais le tour du décor (quelques pas me suffisent), alors, de l'autre côté de ces apparences pesantes, de ces voûtes et de ces murailles, mon regard tout à coup n'aperçoit plus que des structures fragiles, des bâtis provisoires et partout, dans les courants d'air et la pénombre poussiéreuse, auprès des câbles électriques entrelacés et des planches mal jointes, la toile rude et pauvre, clouée sur des châssis légers.

   Telle est la loi de mon théâtre : à l'endroit, les villes et les paysages, la terre et le ciel, tout est peint, simulé à merveille. À l'envers, l'artisan de ce monde illusoire est soudain démasqué, car son œuvre, si ingénieuse soit-elle, révèle, par transparence, la misère des matériaux qui lui ont servi à édifier ses innombrables « trompe-l'œil ». (Souvent je l'ai vu qui gémissait, le pinceau à la main, mêlant ses larmes à des couleurs joyeuses.) Pourtant, bien que je sois dans la confidence, je ne saurais dire où est le Vrai, car l'envers et l'endroit sont tous deux les enfants du réel, énigme qui me serre de toutes parts pour m'enchanter et pour me perdre.

 

Jean Tardieu, Les tours de Trézibonde et autres textes, Gallimard, 1983, p. 23-25.