04/08/2017
Jean Genet, Le funambule
Le funambule
J’éprouve comme une curieuse soif, je voudrais boire, c’est-à-dire souffrir, c’est-à-dire boire mais que l’ivresse vienne de la souffrance qui serait une fête. Tu ne saurais être malheureux par la maladie, par la faim, par la prison, rien ne t’y contraignant, sois-le par ton art. Que nous importe — à toi et à moi — un bon acrobate : tu seras cette merveille embrasée, toi qui brûles, qui dure quelques minutes. Tu brûles. Sur ton fil et la foudre. Ou si tu veux encore, un danseur solitaire. Allumée je ne sais par quoi qui t’éclaire, te consume, c’est une misère terrible qui te fait danser. Le public ? Il n’y voit que du feu, et, croyant que tu joues, ignore que tu es l’incendiaire, il applaudit l’incendie.
Jean Genet, Le funambule, dans Œuvres complètes, V, Gallimard, 1979, p. 21
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03/08/2017
Yasmina Reza, Nulle part
Nathan
Il me dit à partir de maintenant j’aimerais bien qu’on ne me regarde plus par la fenêtre. Je réponds bon d’accord, bien sûr, c’est normal, tu veux être indépendant. Et j’ajoute, ou alors une fois de temps en temps. Il dit, d’accord, une fois de temps en temps, mais par exemple pas aujourd’hui. Je répète, non, non, une fois de temps en temps, ça veut dire presque jamais, juste une fois de temps en temps. Il approuve. Il met son cartable sur ses épaules, il dit, une fois de temps en temps, si on a envie on peut le faire. Je dis voilà. Je l’embrasse à la porte en le serrant. Il dit en partant, si tu veux, on peut se regarder demain. Je réponds, ne t’inquiète pas, je trouve ça normal de vouloir être seul.
Yasmina Reza, Nulle part, Albin Michel, 2005, p. 23-24.
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02/08/2017
Sylvia Plath, Arbres d'hiver
Premières heures
Vide, je renvoie l’écho du moindre bruit de pas.
Musée sans statues, grandiose avec ses piliers, portiques, rotondes.
Dans ma cour jaillit puis retombe une fontaine
Au cœur de nomme, aveugle au monde. Des lys de marbre
Exhalent leur pâleur come leur parfum.
Je m’imagine avec un vaste public,
Mère d’une blanche Niké et de plusieurs Apollon aux yeux nus.
À la place, les morts me blessent de leurs attentions, et il ne peut rien arriver.
Comme une infirmière muette et sans expression, la lune
Pose une main sur mon front.
Sylvia Plath, Arbres d’hiver, précédé de La Traversée, traduction de Françoise Morvan et Valérie Rouzeau, Poésie / Gallimard, 1999, p. 119.
01/08/2017
Basho, Seigneur ermite, L'intégrale des haïkus
Quel idiot de penser
que l’autre monde serait
tel un soir d’automne !
Battant les vagues
le bruit d’une rame glace mes entrailles —
Pleurs dans la nuit
L’âme d’un saule pleureur
devient-elle celle d’un rossignol
dans son sommeil ?
Poètes émus par les cris des singes,
entendez-vous l’enfant abandonné
dans le vent d’automne ?
Basho, Seigneur ermite, L’intégrale des haïkus, édition bilingue par Makoto Kemmoku et Dominique Chipot, La Table ronde, 2012, p. 80, 81, 94, 99
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31/07/2017
Sei Shônagon, Notes de chevet
90. Gens qui ont un air de suffisance.
Celui qui éternue le premier, le matin du jour de l’an.`
La mine de l’homme qui a fait parvenir au poste envié l’enfant qu’il chérit, alors que de nombreux chambellans étaient en concurrence.
Celui qui obtient le meilleur poste de l’année, quand sont nommés les gouverneurs de province, montre un visage triomphant, encore qu’il réponde : »Quoi donc ! C’est pour moi une étrange disgrâce ! » aux gens qui le félicitent et lui disent : « Vous avez été d’une habileté remarquable, et vous voilà un personnage. »
Et aussi celui qu’un seigneur a choisi pour gendre, parmi de nombreux rivaux, doit se dire « Moi… »
L’exorciste qui a chassé un démon opiniâtre.
Au jeu de la rime cachée1 celui qui, tout de suite, devine quel est le caractère et le fait découvrir.
1.Il fallait deviner dans un poème chinois e caractère sur lequel un des joueurs avait le doigt.
Sei Shônagon, Notes de chevet, traduction André Beaujard, Connaissance de l’Otient, Gallimard / Unesco, 1968, p. 197.
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30/07/2017
Jules Renard, Journal, 1887-1910
Elle avait une peur ridicule du ridicule.
Malgré l’ininterrompue continuité de nos vices, nous trouvons toujours un petit moment pour mépriser les autres.
On place ses éloges comme on place de l’argent, pour qu’ils nous soient rendus avec des intérêts.
Faire tous les frais de la conversation, c’est encore le meilleur moyen de ne pas s’apercevoir que les autres sont des imbéciles.
La psychologie. Quand on se sert de ce mot-là, on a l ‘air de siffler des chiens.
Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 55, 57, 59, 60, 71.
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29/07/2017
Tristan Corbière, Les Amours jaunes
Sonnet posthume
Dors : ce lit est le tien… Tu n’iras plus au nôtre.
— Qui dort dîne. — À tes dents viendra tout seul le foin.
Dors : on t’aimera bien. — L’aimé c’est toujours l’Autre…
Rêve : La plus aimée est toujours la plus loin…
Dors : on t’appellera beau décrocheur d’étoiles !
Chevaucheur de rayons ! … quand il fera bien noir ;
Et l’ange du plafond, maigre araignée, au soir,
—Espoir — sur ton front vide ira filer ses toiles.
Museleur de voilette ! un baiser sous le voile
T’attend… on ne sait où : ferme les yeux pour voir.
Ris : les premiers honneurs t’attendent sous le poêle.
On cassera ton nez d’un bon coup d’encensoir,
Doux fumet !... pour le trogne en fleur, plein de moelle
D'un sacristain très bien, avec son encensoir.
Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros,
C., Œuvres complètes, Pléiade / Gallimard, 1970, p. 849.
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28/07/2017
Colette, Pour un herbier
Mes anémones que voici ont l’œil sec. Elles ont quitté en décembre la Nice horticole, la sévère industrie qui ne badine pas avec la fleur et n’admet pas cette poésie, le désordre des corolles, la confusion des couleurs. Elles ont voyagé sans boire et n’en sont pas mortes, mais évanouies seulement. Elles m’arrivèrent prostrées, closes, et ne montrèrent d’abord que l’extérieur de leurs pétales, terne, cannelé, un peu poilu, que leur feuillage de gros persil qui se réclame du potager plutôt que de la plate-bande. Les pâles promesses d’écarlate, de rose et de violet que me donnait leur syncope, pourraient-elles jamais, mes provençales arrachées au soleil d’hiver, les tenir ?
Colette, Pour un herbier, dans Œuvres, IV, Pléiade / Gallimard, 2003, p. 908.
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27/07/2017
Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques
La lecture d’un classique doit toujours nous réserver quelque surprise par rapport à l’idée que nous en avions. Aussi ne recommandera-t-on jamais assez de lire directement les textes originaux en écartant le plus possible les bibliographies critiques, les commentaires, les interprétations. L’École et l’Université devraient servir à faire comprendre qu’aucun livre parlant d’un livre n’en dit davantage que le livre en question. Elles font tout cependant pour faire croire le contraire : et l’on constate un renversement des valeurs tel que l’introduction, l’apparat critique, la bibliographie sont utilisés comme un rideau fumigène qui dissimule ce que le texte a à dire et qu’il ne peut dire qu’à condition qu’on le laisse parler sans un intermédiaire qui prétend en savoir plus que lui.
Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques, traduction de l’italien Jean-Paul Manganaro, Points / Seuil, 1995 [1984], p. 9-10.
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26/07/2017
Elsa Morante, Aracoeli
C’étaient les premières années de l’après-guerre. J’avais presque seize ans. L’été. Le temps des vacances. Mais les moyens de ma famille ne me permettaient aucune villégiature. Le reliquat de nos propriétés familiales suffisait à peine et bien chichement à payer mes études. Une fois terminé le premier cycle, j’avais obtenu mon diplôme au collège des prêtres, perché sur la colline piémontaise. Avec l’automne, je devais commencer le lycée.
Les premiers jours de septembre, une de nos connaissances m’invita à passer une journée dans une petite ville de la Ligurie, au bord de la mer, où se déroulait une fête populaire en l’honneur de la Vierge, qui attirait des gens de toute la région. Pour moi, pareille excursion représentait un vrai voyage et un événement. Cependant j’avais pris désormais en aversion l’Église et ses curés. Je me rappelle cette fête populaire comme un mauvais rêve. Le simulacre de la Vierge qui, de temps à autre, réapparaissait en vacillant au fond des rues, je le voyais maintenant avec mille répugnances et révoltes, presque une parodie de mon enfance enfin reniée. Il avait quelque chose de cadavérique, à l’égal de certaines poupées anciennes qui reposent, les yeux révulsés, dans la poussière des greniers. Ma journée se passa en une continuelle fuite obstinée pour éviter les tours et les retours de la procession porteuse de l’horrible pantin.
Elsa Morante, Aracoeli, traduction de l’italien Jean-Noël Schifano,Gallimard, 1982, p. 84-85.
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25/07/2017
Cesare Pavese, Le métier de vivre
Qu’importe de vivre avec les autres, quand chacun des autres se fiche des choses vraiment importantes pour chacun ?
Un homme qui soufre, on le traite comme un ivrogne. « Allons, allons, ça suffit, secoue-toi, allons, ça suffit… »
La chose secrètement et la plus atrocement redoutée arrive toujours.
« Il a trouvé un but dans ses enfants. » Pour qu’ils trouvent eux aussi un but dans leurs enfants ? Mais à quoi sert cette escroquerie générale ?
Cesare Pavese, Le métier de vivre, traduction Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 64, 81, 82, 93.
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24/07/2017
Carlo Levi, Tout le miel est fini, Voyages en Sardaigne
Comme la réalité est plurielle ; comme en chaque chose, en chacun de nous, coexistent des époques différentes et très anciennes ! Et une personne est d’autant plus vive, réelle et complexe, quand en elle cette contemporanéité de conditions et de situations différentes, cette éternité de l’histoire et de la préhistoire sont présentes, comme des strates géologiques : quand les éléments archaïques ne sont pas relégués ou totalement cachés dans un subconscient obscur, où ils pourraient passer pour oubliés ou tout à fait inopérants, mais affleurant à la surface ils deviennent contenus de poésie, énergie vitale, capacité de compréhension universelle, hors des limites mécaniques des schémas sociaux et psychologiques de la vie quotidienne !
Carlo Levi, Tout le miel est fini, Voyages en Sardaigne, traduction Francis Pascal, Benoît Casas et Patrizia Atzei, NOUS, 2017, p. 75.
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23/07/2017
Édith de la Héronnière, Mais la mer dit non
Non est un mot brutal. Il n’a pas la rondeur du oui. S’il fallait lui attribuer une couleur ce serait le noir, ou le blanc de la mort. Ses connotations sont, si l’on peut dire, négatives, hostiles et rédhibitoires. Les images qui l’accompagnent sont loin d’être sympathiques ; un mur, une porte qui se ferme sous le nez de celui qui reste dehors, un visage qui se rétracte devant celui qui est regardé, une main qui se crispe sur le bras de l’enfant et l’empêche de courir, de chahuter, de rire. Non est la barrière, la signalisation ronde et rouge coupée en deux par un trait horizontal sur les routes, sur les portes, dans les cœurs. Le mot nous ramène à l’enfance et à ses interdits qui sont la face noire de l’apprentissage qu’ensuite la vie se charge de gommer. Erreur, impasse, mauvais chemin, mot de mélasse et de goudron dont la lumière semble absente. Qui d’entre nous aime à se l’entendre dire ? Mais un abîme existe entre celui qui le prononce et celui qui le reçoit. Et dans la vie nous nous trouvons tantôt d’un bord, tantôt de l’autre bord de cet abîme, sans qu’il soit possible de l’enjamber.
Édith de la Héronnière, Mais la mer dit non, Isolato, 2011, p. 18.
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22/07/2017
Lou Andreas-Salomé, Lettre à Rainer Maria Rilke
Vienne IX, Pelikangasse 13, 13 janvier 1913
Cher Rainer,
J’ai devant moi ta lettre, qu’on vient de m’apporter, et il me semble que la neige de ces premières vraies journées d’hiver qui s’étale devant mes fenêtres et sur le jardin en fait aussi partie, parfaite illustration de cette distance entre nous dont tu écris qu’elle ne devrait pas exister. Je la ressens très souvent, Rainer, cette distance purement spatiale, et l’absurdité de ne pouvoir la franchir. À moins de recourir au train et à tout un luxe de combinaisons dans les rendez-vous. Il faudrait, eu contraire, que nous puissions nous retrouver sans bruit et tout naturellement sur des chemins perdus — que ce ne fût pas du tout un morceau de vie à côté d’autres qui s’en trouveraient modifiés, mais sans déplacer les autres ni se soumettre à leurs limites. Cela devrait être possible, et le sera peut-être un jour. Pour moi, quelque chose de semblable ou presque, existe déjà, et je t’en ai plus d’une fois parlé. Quand je lis ta lettre, et l’extrait de ton journal, et tout ce qui s’y trouve brusquement exprimé de ce qui reste, même dans le contact le plus personnel et le plus intense, sans substance et sans voix, — alors oui, je t’ai auprès de moi. […]
Rainer Maria Rilke, Lou Andreas-Salomé, Correspondance, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Gallimard, 1980, p. 252-253.
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21/07/2017
Images de la vieille ville, Périgueux (© Photos Chantal Tanet)
© Photos Chantal Tanet
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