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05/11/2017

Hugo von Hofmannsthal, Lettre du voyageur à son retour

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Le 26 mai 1901

 

   Ma vie a été totalement dépourvue de bons moments jusqu'à maintenant, et peut-être ne le sais-je que depuis certaine petite aventure que j'ai eue voici trois jours — mais je veux essayer de raconter les faits dans l'ordre : encore que tu ne puisses pas retirer grand-chose de mon récit. Bref, je devais me rendre à une conférence, la dernière, décisive, d'une suite de discussions qui avaient pour but de rapprocher la société hollandaise pour laquelle je travaille depuis quatre années et une société anglo-germanique déjà existante, et je savais que ce jour serait déterminant — d'une certaine façon aussi pour ma vie à venir — et je n'avis aucune prise sur moi-même, oh! comme je manquais d'emprise sur moi-même ! De l'intérieur je sentais la maladie venir en moi, mais ce n'était pas dans mon corps, je le connais trop bien, mon corps. c'était la crise d'un malaise interne ; ses accès antérieurs, il est vrai, avaient été aussi imperceptibles qu'il est possible ; qu'ils avaient somme toute été réels, qu'ils étaient liés néanmoins à ce vertige présent, je le compris alors en un éclair, car nous comprenons bien davantage en de telles crises que dans les instants ordinaires de la vie. Ces prémices avaient été d'infimes, d'absurdes mouvements de contrariété, tout à fait négligeables, presque des déviations et incertitudes passagères de la pensée ou du sentir, amis à coup sûr quelque chose de tout nouveau pour moi ; et je crois bien, pour insignifiant que soit tout cela, n'avoir jamais rien ressenti de tel, sinon depuis ces quelques mois où je foule à nouveau le sol européen. Quoi, énumérer ces accès occasionnels d'un presque rien ? Il le faut, de toute façon — ou bien je dois déchirer cette lettre et taire le reste à jamais. Il arrivait parfois, le matin, dans ces chambres d'hôtels allemands, que la cruche et la cuvette — ou un coin de la chambre avec la table et le portemanteau — m'apparaissaient si irréels, si totalement dépourvus de réalité, malgré leur indescriptible banalité, presque fantomatiques et en même temps provisoires, en attente, qu'ils se substituaient en quelque sorte, pour un instant, à la cruche réelle, à la cuvette réelle emplie d'eau. Si je ne te connaissais pas comme un homme à qui rien ne semble grand ni petit ni entièrement absurde, je n'irais pas plus loin. D'ailleurs, il me suffirait peut-être de ne pas expédier la lettre. Mais : c'était ainsi.

(...)

 

Hugo von Hofmannsthal, Lettre du voyageur à son retour, précédé de la Lettre de Lord Chandos, traduit de l'allemand par Jean-Claude Schneider, Mercure de France, 1969, n.p.

 

04/11/2017

Roger Giroux, L'arbre le temps

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Nue,

Frileusement venue,

Devenue elle sans raison, ne sachant

Quel simulacre de l’amour appeler en image

(belle d’un doute inachevé

vague après vague,

et comme inadvenue aux lèvres), ici

d’une autre qui n’est plus

que sa feinte substance nommée

 

Miroir, abusive nacelle,

eau de pur silex.

 

Roger Giroux, L’arbre le temps,

Éric Pesty éditeur, 2016, p. 61.

03/11/2017

E. E. Cummings, Érotiques

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Ma dame, je vais vous toucher de mon esprit

Vous toucher et toucher et toucher

jusqu’à ce que vous m’accordiez

un soudain sourire, timidement obscène

 

(ma dame je vais vous toucher de mon esprit.) Vous

toucher, c’est tout,

 

légèrement et vous deviendrez tout à fait

avec une infinie facilité

 

le poème que je n’écris pas.

 

Edgar Estlin Cummings, Érotiques, traduction Jacques

Demarcq, Seghers, 2012, p. 113.

 

 

 

 

Exposition d'automne au Palmen Garten (Francfort), photos Chantal Tanet

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02/11/2017

Luigia Sorrentino, Figure de l'eau

 

 

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le noir enveloppe l’hiver

s’en est allé

dans un cri,

de lui nulle trace

 

le vent sur le canal

a scindé l’azur

l’antre des yeux profonds

 

 

elle l’a suivi

dans le touffu des arbres

dans l’obscurité déjà si dense du

maquis

la petite onde

a perdu sa route

dans les failles du temps

la langue de la mousse

fait taire chaque lumière

 

[…]

Luigia Sorrentino, Figure de l’eau,

traduction de l’italien Angèle Paoli,

aquarelles Caroline François-Rubino,

Al Manar, 2017, p. 9 et 11.

01/11/2017

Christian Prigent, Journal

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27/08 [2017) (écrire / ne pas écrire)

 

Les longues périodes (des mois parfois) sans « écrire » (écrire vraiment : creusement des mémoires, parcours des archives, lectures tout entières programmées par leur utilité pour le travail en cours, effort acharné au style, poursuite de l’expression sensorielle « juste », élaboration des tensions, phrase/phrasé, soucis techniques de composition, séances régulières et longues, perspective de « livre » — publication)…

Ces phases m’ont toujours enfoncé dans des états péniblement dépressifs. Sans doute parce que peu à peu, alors, s’en va toute chance de prise symbolique, toute initiative souveraine, toute possibilité de résistance à la pression paradoxalement dé-réalisante du dehors (le « monde » saturé de représentations, la « réalité » toujours-déjà fixée en mots et images, le lieu commun où s’évanouit et s’aliène la singularité sensible de l’expérience.

Du monde, alors, je ne comprends plus rien, il flotte devant moi et en moi comme un nuage fuyant, ce n’est qu’un paysage flou. C’est comme si tout sens et toute vie m’abandonnent. Ne reste qu’une pénible sensation de débilité et de déréliction, sans doute à chaque fois arrivée (misérablement avivée pour autant que mêlée de honte, de sentiment du ridicule), par la terreur, inscrite au plus profond de moi, de la perte d’amour, d’abandon, de ce que j’ai appelé un jour la « seulaumonditude » : je ne suis pas « au monde », le monde n’est plus ni en ni à « moi », etc.

 

Christian Prigent, Journal (extraits), Sitaudis, 2017.

 

 

31/10/2017

Maurice Rollinat, Les névroses

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Ballade des mouettes

 

En tas, poussant de longs cris aboyeurs

Aussi plaintifs que des cris de chouettes,

Autour des ports, sur les gouffres noyeurs,

Dans l’air salé s’ébattent les mouettes.

D’un duvet mauve et marqueté de roux,

Sur l’eau baveuse où le vent fait des trous,

On peut les voir se tailler des besognes

Et se risque sous le ciel en courroux,

Pour nettoyer la mer de ses charognes.

 

Flairant les flots, sinistres charroyeurs,

Et les écueils noirs dont les silhouettes

Font aux marins de si grandes frayeurs,

Elles s’en vont avec des pirouettes

De-ci, de-là, comme des girouettes.

Dans les vapeurs vitreuses des temps mous

Où notre œil suit les effacements doux

Des mâts penchant avec des airs d’ivrognes,

Ces grands oiseaux rôdent sur les remous,

Pour nettoyer la mer de ses charognes.

 

Et quand les flots devenus chatoyeurs

Dorment bercés par les brises fluettes,

On les revoit, avides côtoyeurs,

Éparpillant leurs troupes inquiètes

Aux environs des falaises muettes.

En vain tout rit, le brouillard s’est dissous ;

Ces carnassiers qui ne sont jamais soûls

Ouvrent encore leurs ailes de cigognes

Sur les galets polis comme des sous,

Pour nettoyer la mer de ses charognes.

 

Envoi

 

Vautour blafard, fouilleur des casse-cous,

Toi dont le bec donne de si grands coups

Dans les lambeaux pourris où tu te cognes,

Viens-là ! tes sœurs t’y donnent rendez-vous

Pour nettoyer la mer de ses charognes.

 

Maurice Rollinat, Les névroses, Bibliothèque

Charpentier, 1923, p. 241-242.

30/10/2017

Pierre Dhainaut, Plus loin dans l'inachevé

 

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Oiseaux d’ici

 

Rieuses, dit-on de ces mouettes

tête noire et bec rouge,

d’autant plus blanches

lorsque les ailes se déploient

sur la digue, sur le port,

sans trêve, le vent,

le vent est favorable

à la véhémence

de la trajectoire, à l’acuité

du cri : elles gravitaient l’air,

elles s’y précipitent, là même

où nous ne voyons rien,

quelle était

leur victime ? cette clameur

de vagues qui s’abattent

nous rattrape, nous blesse

jusque dans les rêves.

 

Pierre Dhainaut, Plus loin dans l’inachevé,

Arfuyen, 2010, p. 49.

29/10/2017

Georges Perros, Henri Thomas, Correspondance 1960-1977

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11 août 1975, Georges Perros à Henri Thomas

 

Dans le fond — de quoi ? ce qu’on appelle notre destin c’est peut-être tout ce qu’on a aimé à moitié sans le savoir, tout aussi, ce qui nous a échappé, parce qu’on n’y tenait pas tellement. Trop mortel. D’où ce fumier infranchissable dont tu parles ? On sait peut-être l’essentiel trop vite. L’inacceptable si l’on tient à vivre un peu. La vie ça tient dans un dé à coudre. Mais, faut se taper tout le reste.

 

Georges Perros, Henri Thomas, Correspondance, 1960-1977, collection Théorodre Balmoral, Fario, 2017, p. 55.

28/10/2017

Julien Gracq, Carnets du grand chemin

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   Les demi-cultivés (ou demi-barbares) de l’ère de l’audiovisuel. Quand on suit à la radio ou à la télévision un des innombrables jeux radiophoniques, on est frappé de la proportion somme toute élevée des réponses justes, considérablement plus grande en moyenne qu’elle ne l’eût été il y a cinquante ans. Mais on pressent en même temps que ces connaissances ponctuelles n’ont aucune tendance à s’organiser en réseaux cohérents. L’esprit de leur possesseur fait penser à un cartographe du relief qui, disposant d’un assez grand nombre de points cotés, n’aurait aucune notion de la manière de les joindre par des courbes de niveau.

 

Julien Gracq, Carnets du grand chemin, édition C. Dourguin, dans Œuvres complètes II (édition B. Boye), Pléiade / Gallimard, 1995, p. 1097.

27/10/2017

Jean Paulhan, Braque le patron

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Braque dans ses propos

 

   Il est un peu voûté. Il poursuit à la fois dix ébauches, dont les unes posent sur des chevalets, les autres à terre sur des sortes de grils. Il déplace parfois une feuille morte, une patte de crabe, un squelette de lézard, qui attendaient quoi sur leur table ? Il retouche. Il émonde. Comme un jardiner entre ses plantes.

   Ou comme un éleveur entre ses bêtes, non sans timidité. Il s’y prend de mille façons. Je l’ai vu dessiner à la craie sur un tableau noir. Un jour, je l’ai même surpris qui reportait sur son panneau des mesures. Il n’avait pas l’air de s’amuser.

   Quand une toile vient mal, il l’allonge par etrre. Ce n’est pas pour la piétiner. C’est pour la voir de haut.

 

Jean Paulhan, Braque le patron, Gallimard, 1952, p. 35-36.

 

 

 

26/10/2017

Pierre Chappuis, Muettes émergences, proses

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Escalade, le chant du merle

 

   Congé pris à l’avance en toute discrétion et sérénité pour prévenir le risque d’être pris de court (« Car tu ne sais ni le jour ni l’heure »). Sans effroi, sans renier les liens les plus chers (« ne me retenez pas »), la pensé de la mort — non moins violemment : disparition, départ ou tout autre euphémisme — se fait ici détachement, transparence, allègement tant volontaire (« j’escalade ») que subi (« emportée »), mais de notre plein gré.

[ …]

 Pierre Chappuis, Muettes convergences, proses, José Corti, 2011, p. 193.

25/10/2017

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, treize à quinze

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Le 2 août [2011]

 

Les fantômes n’ont pas besoin de se cacher, ils habitent toutes les collines. Il suffit de les lire, car ils viennent parfois dans des phrases exceptionnelles qui les libèrent. Souvent à notre insu, incrustation de chair dans le paysage. Chevreuil à dix pas. Perdrix mixte.

Le désir implante ses peut-être, où écrire s’ensource en continu.

 

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, treize à seize, Flammarion, 2016, p. 121.

24/10/2017

Sophie Loizeau, caudal

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sur le modèle de redire, réécrire.

 

céleste toutes rectrices étalées à l’extrême ou bien cavernicole

au creux d’une petite dépression

c’est un mâle il n’en a pas (de vulve), il se tient sur le seuil puis

rétrograde en silhouette

d’abord mon ouïe qu’on agresse

 

rarement surprise mes sens affûtés extralucides

 

près du feu le flanc droit et la cuisse en été aussi dans cet échauffement

devant les deux baies, le jardin entre à flots

chat ou moyen duc la bête ambiguë.

 

she lit. impliquée dans she. la lectrice tous genres confondus

sa centaine d’hectares de territoire

 

Sophie Loizeau, caudal, Flammarion, 2013, np.

 

23/10/2017

Christian Prigent, Chino aime le sport : recension

 

christian prigent,chino aime le sport : recension

     Chino aime "le" sport ? le football et le cyclisme sont privilégiés, parce qu’à un moment ou un autre pratiqués par Christian Prigent, mais beaucoup d’autres activités sportives sont présentes, natation, boxe, rugby, marathon, etc. ; toutes liées soit à la biographie de Christian Prigent et à son histoire familiale, soit plus largement à « quelques épisodes marquants de la « grande » histoire 1945 [année de la naissance de C.P.]-2015. » (4ème de couverture). Le destin individuel est inclus dans le mouvement collectif, ce qui explique en partie la présence d’un paratexte inhabituel dans un livre de poèmes.

   En caractères romains, corps réduit, des dates à la droite de certains vers renvoient à un événement historique, parfois à la biographie de C.P., dates qui invitent à consulter les notes en fin de volume. À la suite des notes, un tableau à plusieurs entrées : à une date déterminée correspondent trois colonnes : politique, sport, texte, par exemple :

1958 / Débuts de la Ve République / Création a Tunis de l'équipe de foot du FLN/ 

                                                                                                                               Mekhloufi

   Les parents de C.P. étaient adhérents du Parti communiste, ce n’est pourtant pas dès l’enfance que le politique entre dans sa vie et ce qui s’est passé au cours des années 50 est reconstruit. Au moment de l’insurrection en Hongrie, en 1956, contre le régime communiste, « on crabouille tout sous les chenilles / Socialistes (bien fait ! nous dit l’Huma / L’à Staline et Thorez dévoué Kanapa » (82) — la mère de C.P. déchire sa carte, « papa pas » et « ça lui torticole à fond le ki / Ki cocu » pour accepter la répression. Quant à C.P., il est en dehors, comme ensuite au moment de la prise de pouvoir en France par de Gaulle, « Mais que piges-tu de tout ça ? Peu voire nib ou couic » (89). On relève cependant à divers endroits sa présence, et la dernière partie ("Envoi"), la plus brève, s’ouvre sur une photographie récente (2015) ou l’on voit C.P. en short — en séance de gymnatique sur une plage ? courir vers la mer ? Le réel biographique s’insère dans une histoire familiale et, plus discrètement peut-être, dans la région natale, la Bretagne : le poème d’ouverture est un hommage à Éric Tabarly, un titre comprend le nom d’un camarade d’enfance, Auguste Delaune est évoqué (résistant dirigeant de la région Normandie-Bretagne, torturé à mort par les nazis), et l’on note au fil de la lecture un jeu de mots (« d’Armor à mort », 89), des mots en breton (« tad coz », = grand-père). Cependant ces éléments, comme d’autres, sont parties minuscules d’un ensemble.

   Ce qui est en premier plan, ce sont des événements qui ont modifié (modifient encore) la vie de populations entières, pas seulement celle de C.P. : le Front populaire, par exemple, avec les premiers départs en congés payés — sont rappelés les premiers mots d’une chanson de 1936, « Ma blonde entends-tu dans la ville [Siffler les fabriques et les trains /Allons au-devant de la bise, / Allons au-devant du matin] ». Bien d’autres bouleversements sont rappelés et mis en relation avec le présent ; le stalinisme, la fin de l’URSS, la chute du mur de Berlin en 1989 et presque immédiatement après cette chute « le flash de pub Camel s’épin / Gla(s) tonitruant et déblatérant chameau » (136) et c’est partout le triomphe de « l’Euro / Ligarchie financière », alors qu’est « crabouzillée contre les barrières de barbelés / Ou asphyxiée la viande syrienne en camion immigrée » (138). Ajoutons le camp d’Argelès où s’entassèrent les réfugiés espagnols qui, « survivants / Gelaient comme à Calais (Sangatte) on / Gèle » (61), la guerre d’Algérie ; etc. :Le point commun de nombreux événements, c’est qu’on y voit tout — choses, lieux, corps — en argent par le capitalisme triomphant et, il fallait s’y attendre, même Auschwitz devient un site touristique comme un autre.

   Et le sport ? Ce que conserve C.P. des événements sportifs passés illustre l’absence d’autonomie du sport. Dans l’Allemagne nazie des années 1930, les athlètes juifs n’existent plus en tant que tels, le footballeur hongrois Ferenc Puskás passe à l’Ouest après 1956, Emil Zatopek condamne l’intervention soviétique à Prague en 1968 et est exclu du Parti communiste, et. L’histoire d’autres sportifs, qui pourraient sembler guidée par des choix de l’individu, est tout autant liée au monde extérieur ; ainsi celle des sportifs qui se droguent, pour gagner, comme Lance Armstrong, ou que l’on oblige à prendre des stéroïdes anabolisants comme l’athlète de l’ancienne Allemagne de l’Est Marlies Göhr ; défilent Javier Sotomaros suspendu à vie pour drogue, Tom Simpson mort à la suite d’un dopage…

   Ironie tragique, le skipper Éric Tabarly meurt noyé, Roger Rivière reste paralysé après une chute, Marcel Cerdan disparaît dans un accident d’avion, Luis Ocana atteint d’un cancer se suicide. N’y a-t-il pas de figure heureuse ? C.P. retient celle du cycliste Gino Bartali qui portait des messages aux résistants et des faux papiers pour sauver des Juifs, celle des athlètes noirs américains Tommie Smith et John Carlos qui levèrent le poing (ganté de noir) quand l’hymne américain fut exécuté aux J. O. de 1968. Certes, quelques sportifs ont vécu à l’écart de la marchandisation généralisée, pourtant à partir de l’ensemble des morceaux choisis dans l’histoire des sports se construit une représentation d’un monde qui se défait. Qu’en tirer ?

Ah ! que ce soit boxe ou vélo ou art

Ça sert à quoi de s’bouger la graisse

(…) on finit

À serrer les dents sous le pissenlu

(« graisse » rime avec « détresse »…)

 

Lisons autrement. Dans cette représentation du monde viennent s’insérer d’autres éléments, notamment la littérature. Explicitement avec trois exemples : Pier Paolo Pasolini, assassiné, tapait le ballon ; Maïakovski par le biais de Yachine, gardien de but qui était quasiment son sosie, « car gapette prolo + mâchoires / Id + double mètre = ego ! ; les trois complices de C. P. dans la revue TXT (Éric Clémens, Jean-Pierre Verheggen, Jean-Luc Steinmetz — les trois poèmes se suivent. On relèvera également la parodie d’un vers de Baudelaire, à propos des anciens cyclistes (« leurs pompes de Géants les empêchaient de marcher », 148), la reprise d’un fragment du Bateau ivre (« l’Europe aux anciens parapets », l’allusion à une chanson de Boris Vian et à Beckett avec « en attendant Goddet » (nom du directeur du Tour de France à partir de 1936). On reconnaît encore avec une expression archaïque déformée (« vous en-t-il souvient (pour dire l’émotion) », 147) Le Lac de Lamartine (« Un soir, t’en souvient)il… »). Le cinéma est aussi présent (« Stan Laurel est mort les G.I. débarquent au Vietnam », 95), pas toujours directement (« Groucho Merckx », 94). Mais ce ne sont pas ces éléments qui apparaissent d’abord au lecteur, c’est une écriture qui rompt avec sa propre pratique et avec l’idée que l’on se fait de la poésie.

   Il faut un certain temps pour s’inventer sa lecture, et dresser la liste de ce qi déborde la norme aboutirait à un ensemble complexe. Sont mis à mal la syntaxe ()et la morphologie (l’héros, skon, endsous, xest, d’mo, etc. — ce qui ne surprend plus trop depuis Queneau), y compris avec la formation de néologismes chairdepoulé, tamtamant, on s’aplaventre), le plus souvent sous la forme de mots valises. Le vocabulaire emprunte au Moyen Âge (sadinet, bran), aux langues régionales et au français dit "populaire", et les langues étrangères sont abondamment sollicitées : elles ont pour fonction de défaire la lisibilité — quel lecteur pratique le japonais et le russe et la graphie gothique de l’allemand ? —, mais cette graphie signale aussi un moment particulier de l’histoire, tout comme l’introduction de l’italien est liée à certains personnages, comme Pasolini, l’anglais au capitalisme, etc. Les mots valises eux-mêmes ne sont que rarement des créations humoristiques : qu’on relise « camaorades » (21 pour évoquer un engagement politique, « septombe » (24) pour les Touts jumelles de New York, « l’huile hon / Tueuse » (43) pour la mort de Tom Simpson, « la réuni / Frication » (130) pour la réunion des deux Allemagne ; etc.

  1. P. privilégie les accords phoniques en tous genres, souvent dérangeants parce qu’ils sont proches de ce que l’on attribuerait à un potache, de « au rhum enrhume » (50) à « la mousse de sa moustache » (119), parce qu’ils donnent à voir le jeu de la langue (la langue a du jeu), avec l’introduction d’un calligramme « OO » (54) pour figurer des jumelles, avec la répétition de sons (« moite d’moi on mata », 148 ; « le pipi des pipettes », 150), etc., les onomatopées, l’usage d’éléments perturbateurs comme les sigles, les nombres, etc. Tout cela, on en conviendra, communément à l’écart de la poésie.

   On ne dira rien de la composition du livre, qu’explicite les titres de « I. Court » à « IV. Très long », ni de la versification avec la préférence de C. P. pour l’impair, le 11 syllabes (aussi vers de 9 et de 15) et son usage des ressources connues pour obtenir le nombre de syllabes voulu : « multiplicati-on » (83), e muet compté ou non — cette question demanderait une étude particulière. Ce qui importe, et ce sur quoi il faut insister, c’est que l’ensemble est porté par une singulière allégresse, qui me semble lisible dans l’autoportrait qui ouvre l’avant dernier poème :

Ex-cyclococo ex-maofooteux ex-pop’poète ex-

Épique opaque avant-gardiste ex-occupé par le sexe

 

Ex-(sous peu)tout dans ton âge sage ( ?) à peu de tifs plus d’os

Rhumatismeux vazy roule ce qui te reste de bosse

 

En touriste d’Europe aux anciens parapets (…)

 

Christian Prigent, Chino aime le sport, P.O.L, 2017, 176 p., 18 €.

Cette note a été publiée sur Sitaudis le  10 septembre 2017.