12/10/2017
Cavafy, Poèmes : Devant cette maison
Devant cette maison
Hier, en marchant dans un quartier
éloigné, je suis passé devant cette maison
que je fréquentais lorsque j’étais très jeune.
En ce lieu l’Amour avait pris mon corps
avec sa prodigieuse vigueur.
Et hier,
quand je me suis trouvé dans la vieille rue,
aussitôt furent embellis, par l’enchantement de l’amour,
magasins, trottoirs, pierres,
et murs, et balcons, et fenêtres.
Plus rien autour de moi qui fût vilain.
Et comme je m’arrêtais là, et regardais la porte,
et m’arrêtais, et m’attardais devant cette maison,
de tout mon être émanait
la voluptueuse émotion si longtemps retenue.
Cavafy, Poèmes, traduction Georges Papoutsakis,
Les Belles Lettres, 1977, p. 127.
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11/10/2017
Pierre Pachet, Nuits étroitement surveillées
Dormir, c’est oublier
Tu dors, dit Patrocle mort apparaissant au rêveur, et moi tu m’as oublié, Achille… Curieuse accusation, a-t-on envie de dire, car si Achille rêve de Patrocle, c’est précisément qu’il ne l’a pas oublié. Et pourtant il est bien vrai que pour dormir, Achille a dû renoncer à son chagrin, renoncer même à l’idée de la mort de Patrocle, et que cette idée ne peut lui revenir que dans un sursaut, un remords : l’image de Patrocle vivant, et rappelant qu’il est mort, vient transpercer son oubli.
(…) voici que nous sommes transportés dans le rêve, au cœur de la nuit. Comme s’il était beaucoup plus tard aux horloges, quand tout est calme et noir et que peuvent se mettre à briller les images frileuses qui craignent le jour.
Pierre Pachet, Nuits étroitement surveillées, Gallimard, 1980, p. 55-56.
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10/10/2017
Rodolphe Töpffer, Du progrès dans ses rapports avec le petit bourgeois
Le progrès, la foi au progrès, le fanatisme du progrès, c’est le trait qui caractérise notre époque, qui la rend si magnifique et si pauvre, si grande et si misérable, si merveilleuse et si assommante. Progrès et choléra, choléra et progrès, deux fléaux inconnus des anciens.
Le progrès, c’est ce vent qui, de tous les points à la fois, souffle sur la plaine, agite es grands arbres, ploie les roseaux, fatigue les herbes, fait tourbillonner les sables, siffle dans les cavernes et désole le voyageur jusque que la couche où il comptait trouver le repos.
Le progrès (plus qu’une figure), c’est cette fièvre inquiète, cette soif ardente, ce continuel transport qui travaille la société tout entière, qui ne lui laisse ni trêve, ni repos, ni bonheur. Quel traitement il faut à ce mal, on l’ignore. D’ailleurs les médecins ne sont pas d’accord : les uns disent que c’est l’état normal, les autres que c’est l’état morbide ; les uns que c’est contagieux, les autres que ce n’est pas contagieux. En attendant le choléra, le progrès, veux-je dire, va son train.
Rodolphe Töpffer, Du progrès dans ses rapports avec le petit bourgeois et avec les maîtres d’école, Le temps qu’il fait, 1983, np.
09/10/2017
Tristan Tzara, De nos oiseaux
Cirque, I
tu fus aussi étoile
l’éléphant sortant de l’affiche
voir un œil énorme d’où les rayons se laissent descendre
en courbes sur terre
qui ne voit que sous la toile
la force musculaire est grave et lente sous la lumière bleuâtre
nous donne la certitude en certains exemples
la précision des gymnastes parfois des clowns
doit attendre ?
la perspective tordant la forme du corps
c’est émouvant dans ces lueurs
loin d’ici
des mains invisibles qui torturent les membres
toutes les taches jaunes aux points d’acier s’approchent
de quelques centimètres du milieu
du cirque
on attend
ce sont des cordes qui pendent en haut
la musique
c’est le directeur du cirque
le directeur du cirque ne veut pas montrer qu’il est content
il est correct
Tristan Tzara, De nos oiseaux, dans Œuvres complètes, I, Flammarion, 1975, p. 183.
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08/10/2017
Shakespeare, Le Viol de Lucrèce
Ceux qui convoitent vraiment sont rendus si absurdes par leur désir qu’ils gaspillent et abandonnent aussi bien ce qu’ils n’ont pas que ce qu’ils possèdent : espérant davantage, ils ont bientôt moins. Ou, s’ils obtiennent, ils ne gagnent dans cette surabondance que satiété, et en souffrent tant de maux qu’on peut dire qu’ils sont minés par ce pauvre enrichissement.
Shakespeare, Le Viol de Lucrèce, dans Les poèmes, traduction Yves Bonnefoy, Mercure de France, 1993, p. 65.
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Joseph Joubert, Carnets, II
17 juin 1812
N’ayant rien trouvé qui valut mieux que le vide, il laisse l’espace vacant.
2 juillet
L’indifférence donne un faux air de supériorité.
29 juillet
Quand on a trop craint ce qui arrive, on finit par éprouver quelque soulagement lorsque cela est arrivé.
4 août
Tout ce qui a l’air antique est beau, tout ce qui a l’air vieux ne l’est pas.
Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 355, 357, 359, 360,
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07/10/2017
Jean Arp, L'Ange et la Rose
Quelqu’un sait-il encore
ce qui est en haut et ce qui est en bas ?
Quelqu’un sait-il encore
Ce qui est clair et ce qui est obscur
Toujours plus rares : les rêveurs.
Le jour et la nuit se lèvent de plus en plus rarement.
Caressez la terre couverte de violettes
sous les baldaquins.
Suivez vos étoiles personnelles
suivez le cœur des nuits saintes
et le chant des rêves silencieux.
Jean Arp, L’Ange et la Rose, Robert Morel, 1965, p. 57-58.
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06/10/2017
Pascal Quignard, Petits traités, V
De librorum delectu
La lecture sert à faire resurgir ceux qui furent. Elle sert à faire s’approcher ce qui n’est pas. Elle sert à faire parler ceux qui sont sans voix. Par elle des ombres et des silencieux se rencontrent. Elle sert à les faire participer à l’existence que les vivants mènent. Autant que ceux qui vivent auprès de nous, autant que ceux que nous avons aimés, autant ceux dont les livres nous conservent les noms. La lecture sert de cette façon à nous inclure dans ce « rien ». Elle sert à nous réapproprier à ceux qui ont cessé d’être ou qui le cessent, à ce défaut en eux qui nous fit entre leurs jambes, et à ce vide en nous qui lui correspond sur le champ.
La prière.
La continuation des vivants et des morts.
La lecture sert à transformer la solitude en une communauté dénuée de « soi ». Une solidarité des « errants assis ».
Pascal Quignard, Petits traités, tome V, Maeght éditeur, 1990, p. 163.
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05/10/2017
Alejandra Pizarnik, Cahier jaune
Portrait de voix
– À l’aube je dormirai avec ma poupée entre les bras, ma poupée aux yeux bleu or, ou celle à la langue aussi merveilleuse qu’un poème à ton ombre. Poupée, tout petit personnage, qui es-tu ?
– Je ne suis pas si petite. C’est toi qui es trop grande.
– Qu’es-tu ?
– Je suis un moi, et cela qui semble si peu, est suffisant pour une poupée.
Petite marionnette de la bonne chance, elle se débat à ma fenêtre au gré du vent. La pluie a mouillé ses vêtements, son visage et ses mains, qui se décolorent. Mais il lui reste son anneau, et avec lui son pouvoir. En hiver, elle frappe à la vitre de ses petits pieds chaussés de bleu et elle danse, danse de froid, d’allégresse, elle danse pour réchauffer son cœur, son cœur de bois, son cœur de la bonne chance. Dans la nuit elle lèvre ses bras suppliants et crée à volonté une petite nuit de lune.
Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet, Ypsilon, 2012, p. 88.
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04/10/2017
Roland Barthes, Incidents
Urt, 31 août 1979
(…) Le crépuscule, déjà avancé, d’une beauté extraordinaire, presque étrange à force de perfection : un gris ouaté et léger pas triste, des bancs de brume au loin de l’autre côté de l’Adour, le chemin bordé de maisons paisibles pleines de fleurs, une demi-lune d’or, véritablement, des bruits de grillons, comme autrefois : noblesse, paix. J’ai eu le cœur gonflé de tristesse, presque de désespoir : je pensais à mam, au cimetière où elle était, non loin, à la « Vie ». Je sentais ce gonflement romantique comme une valeur et j’étais triste de ne jamais pouvoir le dire, « valant toujours plus que ce que j’écris » (thème du cours) ; désespéré aussi de ne me sentir bien ni à Paris, ni ici, ni en voyage : sans abri véritable.
Roland Barthes, Incidents, Seuil, 1987, p. 89-90.
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03/10/2017
Christian Prigent, Ça tourne, notes de régie
Littérature = affrontement catastrophique à l’innommable.
Je pars de ceci qui concerne empiriquement TOUS les êtres parlants : qu’aucun des discours positifs (science, morale, idéologie, religion…) ne rend compte de l’expérience que nous faisons intimement, chacun pour notre compte, du monde (de la manière dont le réel nous affecte). Parce que le monde (le monde dit « extérieur » société, politique, histoire — et le monde « intérieur » — nos « cieux du dedans » — mémoire, inconscient, imaginaire) ne nous vient pas comme sens, mais comme confusion, affects ambivalents, jouissance et souffrance mêlées, chaos, fuite, polyphonie insensée.
Christian Prigent, Ça tourne, notes de régie, L’Ollave, 2017, p. 22.
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02/10/2017
Guillevic, Relier
Brabant
Voir l’étendue
Venir vers toi.
L’espace est plus
Que du volume
Qui veut s’ouvrir.
L’espace n’est pas
Quelque chose qui se donne.
Le souffle de l’étendue
S’appelle l’espace.
Tourne le dos à l’espace
Il te rattrapera.
Tout cela
Que tu ne caresseras
Que de l’œil.
Même si ce paysage
Ne veut pas de toi,
Plonges-y ton front.
De ce paysage
Ne se lèvera
Que ce que tu feras se lever.
Prends autrement
Ce que tu ne peux
Prendre dans tes mains.
Guillevic, Relier, Gallimard,
2007, p. 307-308.
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01/10/2017
Raymond Queneau, Battre la campagne
Le bon vieux temps
Le moissonneur pour son Noël
s(achète une faux
une faux électronique
plus rapide que l’éclair
elle compte aussi les épis
qui tombent à chaque andain
elle en détermine le prix
compte tenu du marché commun
elle peut s’autoréparer
s’il lui arrive quelque anicroche
elle peut si l’on veut chanter
un air à la mode
le moissonneur est bien content
il met une bûche dans l’âtre
et dans un ancien récipient
où dort une soupe verdâtre
il taille le pain de ciment
pour s’en faire un solide emplâtre
fume sa pipe un bon moment
puis s’endort dans des draps blanchâtres
et passe la nuit en rêvant
aux plaisirs un peu douçâtres
que l’on avait au bon vieux temps
Raymond Queneau, Battre la campagne,
Gallimard, 1968, p. 94-95.
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30/09/2017
Vladimir Maïakovski, Lettre à Lili Brik, 1917-1930
Ce qui s’ensuivit
Plus qu’il n’est permis,
plus qu’il ne faut, —
comme
un délire de poète surplombant le rêve :
la pelote du cœur se fit énorme,
énorme l’amour,
énorme la haine.
Sous le fardeau,
les jambes
avançaient vacillantes,
— tu le sais,
je suis
pourtant bien bâti —
néanmoins
je me traîne, appendice du cœur,
ployant mes épaules géantes.
Je me gonfle d’un lait de poèmes,
sans pouvoir déborder, —
jusqu’au bord, et pourtant je m’emplis encore.
Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik, 1917-1930,
traduction Andrée Robel, Gallimard, 1969, p. 94-95.
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29/09/2017
Rainer Maria Rilke, Correspondance
À Annette Kolb
Château de Duino, 24 janvier 1912
(…) le triste rôle qu’il [l’homme] joue dans l’histoire de l’amour : la seule force qu’il y montre, ou presque, c’est la supériorité que la tradition lui assigne, et celle-là même, il l’assume avec une négligence qui serait simplement révoltante, si la distraction, les absence de son cœur n’avaient eu souvent de grands motifs, qui le justifient en partie. Mais personne ne m’empêchera de voir ce que le rapport entre cette amante absolue et son pitoyable partenaire manifeste de façon définitive : à quel point tout ce qui est réalité, accompli, supporté d’un côté, celui de la femme, s’oppose à l’absolue insuffisance de l’homme en amour. Elle se voit décerner, si vous me permettez cette image banalement explicite, le diplôme de capacité d’amour, quand il n’a encore en poche qu’une grammaire élémentaire où la nécessité lui a fait apprendre quelques mots dont il forme à l’occasion des phrases, aussi belles, aussi exaltantes que les fameuses premières phrases des manuels de langue pour débutants.
Rainer Maria Rilke, Œuvre, III, Correspondance, édition Philippe Jaccottet, Seuil, 1974, p. 195-196.
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