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22/10/2017

Claude Ber, il y a des choses que non

              Claude Ber, Il y a des choses que non, nous tous tant que nous sommes

Nous tous tant que nous sommes

 

Au ventre des tulipes s’ouvrant sur les pistils

l’élan vivace et sa poussée

intense

dans le matin.

À l’horreur sa gorge mutique

dans l’ici douloureux et dérisoire de sa répétition

son grelottement de tôle tremblée versant soudain dans la théière

une lampée de vie

ébouillantée.

 

Qu’est-ce qui reste, demande-t-elle, une fois rabattu le caquet

de la parole sur son impuissance ?

Qui saura, je dis, arraisonner la langue à l’impossible ? La

voilà qui se couche c

hien tremblant, la queue entre les pattes

au seuil de l’inutile.

Pitié pour ceux qui s’obstinent et peinent aux mots comme

au silence. En l’un et l’autre rien que nos histories

de peu. Dans le débris de syllabes, il y a du vrai de nous. Et toujours l

es démunis s’entêtent à formuler.

Je ne, je n’ai, nous ne

contre le trop grand tout de tout

dans son muet et

sa violence.

[…]

 

Claude Ber, Il y a des choses que non, Bruno Doucey, 2017, p. 87.

 

21/10/2017

Valérie Rouzeau, Vrouz

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Je vous visiterai mes amis inconnus

Au sol dans les nuages je ne vous louperai

Aussi sûr que j’aurai dans ma chaussure

Un petit gravillon pour m’agacer le pied

Une plume collée sous ma semelle aussi

Un mégot antérieur long rêve de fumée

Ou crottin de cheval herbe mal essuyée

Réminiscence douce et dormante douce

Mes amis inconnus je m’assoirai dessus

Vivre seul cœur de marbre

Dur et pur come un chêne

J’ôterai de mon soulier le caillou blanc

Et je vous chanterai une chanson mince

À l’intérieur tout noir de moi

 

Valérie Rouzeau, Vrouz, La Table Ronde,

2012, p. 90.

20/10/2017

Max Jacob, Les Pénitents en maillots roses

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Hortense

 

Dans le buisson de mimosas

Qu’est-ce qui n’y a ? qu’est-ce qui n’y a ?

Y a le lézard qui n’osa

Mettre les yeux dans les oseilles

La fleur dite « le bouton d’or »

Et le plant nommé sensitive

Qui, prétend-on, s’ouvre à l’aurore

Et prend la forme d’une olive.

Là, y a aussi Hortense, y a

Les boules azurées du célèbre hortensia

Et la troupe argentée d’herbes folles.

Dans le buisson de mimosas

Qu’est-ce qui n’y a ? qu’est-ce qui n’y a ?

 

Max Jacob, Les Pénitents en maillots roses, dans

Œuvres, édition Antonio Rodriguez, Quarto /

Gallimard, 2012, p. 689.

 

19/10/2017

Pierre Reverdy, Sable mouvant

 

                                       tard dans la vie  je suis dur je suis tendre 	et j’ai perdu mon ,sable mouvant,tard dans la vie,absence,néant

Tard dans la vie

 

Je suis dur

Je suis tendre

         Et j’ai perdu mon temps

         À rêver sans dormir

         À dormir en marchant

Partout où j’ai passé

J’ai trouvé mon absence

Je ne suis nulle part

Excepté le néant

Mais je porte accroché au plus haut des entrailles

À la place où la foudre a frappé trop souvent

Un cœur où chaque mot a laissé son entaille

Et d’où ma vie s’égoutte au moindre mouvement

 

Pierre Reverdy, Sable mouvant, Poésie / Gallimard,

2003, p. 87.

18/10/2017

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline

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Dodo, l’enfant ut

 

Enfants qui déchiffrez dans l’ambre des agathes

Des entrailles le miel des lapins étendues

Sur l’étal du marchand avec leurs quatre pattes

Pour qu’ils ne courent pas deux ensemble cousues

 

Enfants qui préférez le goût des aromates

Au vol des papillons sur les pousses touffues

Y semant le pollen de leurs corps antennates

Exemples confondants des ères révolues

 

Enfants qui déchiffrez dans le cercle de lune

Un bûcheron bossu qui porte sa fortune

Quelque fagot de bois valant bien quatre sous

 

Enfants qui dans la nuit apercevez la hune

De bateaux sinistrés recouverts par la hune

Enfants vous qui rêvez enfants endormez-vous

 

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,

Gallimard, 1965, p. 221-222.

17/10/2017

Édith Azam, Mon frère d'encre

        

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Mon frère d’encre

 Mes pas de pierre ont résonné toute la nuit. J’ai eu froid, j’ai eu faim, j’ai eu peur, tellement peur que pleurer, je ne savais plus. Je me suis perdue, les yeux grands ouverts, aveugle de ne pas vous voir, les bras tendus de votre absence. J’ai foulé de mes pieds la nuit nue et béante. Seule, immensément seule, je vous ai cherché partout. Partout, les lèvres ouvertes, le regard blanc et toute fièvre. Je vous ai inventé un langage, j’ai passé des nuits à courir, exsangue, derrière la possibilité d’un souffle. J’ai cru que nous pourrions nous connaître, j’ai cru, j’ai cru… Je crois encore : il n’y a pas d’autre choix possible.

 

Édith Azam, Mon frère d’encre, Au Coin de la rue de l’Enfer, 2012, p. 26.

16/10/2017

Cesare Pavese, Le Métier de vivre

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(1944-1945)

 

La richesse de la vie est faite de souvenirs oubliés.

 

Il y a des gens pour qui la politique n’est pas universalité, mais seulement légitime défense.

 

Il n’est  pas beau d’être enfant ; il est beau étant vieux de penser à quand on était enfant.

 

Comme elle est grande cette idée que vraiment rien ne nous est dû. Quelqu’un nous a-t-il jamais promis quelque chose ? Et alors pourquoi attendons-nous ?

 

Il est beau d’écrire pare que cela réunit deux joies : parler tout seul et parler à une foule.

 

Cesare Pavese, La Métier de vivre, traduction Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 227, 228, 249, 250-251, 259.

15/10/2017

Reflets dans l'étang

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14/10/2017

Robert Coover, Rose (L'Aubépine)

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   Dans son imagination (tout ce qui lui reste) il s’est taillé un chemin à travers l’aubépine, a escaladé les murailles du château et atteint le chevet de la princesse. Il s’attendait à être excité rien qu’en la regardant, cette beauté légendaire qui tient à la fois de la biche et du félin, et il est vrai que, entièrement dénudé par l’aubépine, la chair encore douloureuse des piqûres d’épines qui à présent paraissent l’envelopper à la manière du linceul d’un martyr, il est excité, mais pas par la créature grave étendue là devant lui, pâle et immobile, revêtue de sa beauté spectrale comme d’un chagrin ancien et inextirpable. Le sens de sa mission le stimule et, animé par l’amour et l’honneur qui le contraignent à mener à bien cette aventure fabuleuse, il se penche en avant pour embrasser ces douces lèvres de corail légèrement écartées qui l’attendent depuis cent ans, de sorte qu’il pourrait la libérer de son envoûtement et accomplir ainsi son propre destin emblématique. Mais il hésite. Qu’est-ce donc qui le retient ? Sûrement pas ce fracas sourd de vieux ossements autour de lui. Plutôt la compassion sans doute. Que signifie vivre dans le bonheur pour l’éternité, en fin de compte, sinon chuter dans l’ordinaire, dans la faiblesse humaine, toujours davantage de désespoir, chuter dans la mort ?

 Robert Coover, Rose (L’aubépine), traduction Bernard Hœpffner, Seuil, 1998, p. 58-59.

13/10/2017

Samuel Beckett, Comment c'est

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seul dans la boue oui le noir oui sûr oui haletant oui quelqu’un m’entend non personne ne m’entend non murmurant quelquefois oui quand ça cesse de haleter oui pas à d’autres moments non dans la boue oui à la boue oui moi oui ma voix à moi oui pas à un autre non à moi tout seul oui sûr oui quand ça cesse de haleter oui de loin en loin quelques mots oui quelque bribes oui que personne n’entend oui mais de moins en moins pas de réponse de moins en moins oui

 

Samuel Beckett, Comment c’est, éditions de Minuit, 1961, p. 176-177.

12/10/2017

Cavafy, Poèmes : Devant cette maison

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                    Devant cette maison

 

Hier, en marchant dans un quartier

éloigné, je suis passé devant cette maison

que je fréquentais lorsque j’étais très jeune.

En ce lieu l’Amour avait pris mon corps

avec sa prodigieuse vigueur.

 

                                             Et hier,

quand je me suis trouvé dans la vieille rue,

aussitôt furent embellis, par l’enchantement de l’amour,

magasins, trottoirs, pierres,

et murs, et balcons, et fenêtres.

Plus rien autour de moi qui fût vilain.

 

Et comme je m’arrêtais là, et regardais la porte,

et m’arrêtais, et m’attardais devant cette maison,

de tout mon être émanait

la voluptueuse émotion si longtemps retenue.

 

Cavafy, Poèmes, traduction Georges Papoutsakis,

Les Belles Lettres, 1977, p. 127.

 

11/10/2017

Pierre Pachet, Nuits étroitement surveillées

 

Dormir, c’est oublier

 

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   Tu dors, dit Patrocle mort apparaissant au rêveur, et moi tu m’as oublié, Achille… Curieuse accusation, a-t-on envie de dire, car si Achille rêve de Patrocle, c’est précisément qu’il ne l’a pas oublié. Et pourtant il est bien vrai que pour dormir, Achille a dû renoncer à son chagrin, renoncer même à l’idée de la mort de Patrocle, et que cette idée ne peut lui revenir que dans un sursaut, un remords : l’image de Patrocle vivant, et rappelant qu’il est mort, vient transpercer son oubli.

   (…) voici que nous sommes transportés dans le rêve, au cœur de la nuit. Comme s’il était beaucoup plus tard aux horloges, quand tout est calme et noir et que peuvent se mettre à briller les images frileuses qui craignent le jour.

 

Pierre Pachet, Nuits étroitement surveillées, Gallimard, 1980, p. 55-56.

10/10/2017

Rodolphe Töpffer, Du progrès dans ses rapports avec le petit bourgeois

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   Le progrès, la foi au progrès, le fanatisme du progrès, c’est le trait qui caractérise notre époque, qui la rend si magnifique et si pauvre, si grande et si misérable, si merveilleuse et si assommante. Progrès et choléra, choléra et progrès, deux fléaux inconnus des anciens.

   Le progrès, c’est ce vent qui, de tous les points à la fois, souffle sur la plaine, agite es grands arbres, ploie les roseaux, fatigue les herbes, fait tourbillonner les sables, siffle dans les cavernes et désole le voyageur jusque que la couche où il comptait trouver le repos.

   Le progrès (plus qu’une figure), c’est cette fièvre inquiète, cette soif ardente, ce continuel transport qui travaille la société tout entière, qui ne lui laisse ni trêve, ni repos, ni bonheur. Quel traitement il faut à ce mal, on l’ignore. D’ailleurs les médecins ne sont pas d’accord : les uns disent que c’est l’état normal, les autres que c’est l’état morbide ; les uns que c’est contagieux, les autres que ce n’est pas contagieux. En attendant le choléra, le progrès, veux-je dire, va son train.

 

Rodolphe Töpffer, Du progrès dans ses rapports avec le petit bourgeois et avec les maîtres d’école, Le temps qu’il fait, 1983, np.

09/10/2017

Tristan Tzara, De nos oiseaux

   Tristan Tzara, De nos oiseaux, cirque, clown,

Cirque, I

 

tu fus aussi étoile

l’éléphant sortant de l’affiche

voir un œil énorme d’où les rayons se laissent descendre

      en courbes sur terre

qui ne voit que sous la toile

la force musculaire est grave et lente sous la lumière bleuâtre

nous donne la certitude en certains exemples

la précision des gymnastes parfois des clowns

doit attendre ?

la perspective tordant la forme du corps

c’est émouvant dans ces lueurs

loin d’ici

des mains invisibles qui torturent les membres

toutes les taches jaunes aux points d’acier s’approchent

      de quelques centimètres du milieu

du cirque

on attend

ce sont des cordes qui pendent en haut

la musique

c’est le directeur du cirque

le directeur du cirque ne veut pas montrer qu’il est content

il est correct

 

Tristan Tzara, De nos oiseaux, dans Œuvres complètes, I, Flammarion, 1975, p. 183.

08/10/2017

Shakespeare, Le Viol de Lucrèce

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Ceux qui convoitent vraiment sont rendus si absurdes par leur désir qu’ils gaspillent et abandonnent aussi bien ce qu’ils n’ont pas que ce qu’ils possèdent : espérant davantage, ils ont bientôt moins. Ou, s’ils obtiennent, ils ne gagnent dans cette surabondance que satiété, et en souffrent tant de maux qu’on peut dire qu’ils sont minés par ce pauvre enrichissement.

 

Shakespeare, Le Viol de Lucrèce, dans Les poèmes, traduction Yves Bonnefoy, Mercure de France, 1993, p. 65.