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20/02/2018

Georges Perros, Œuvres (''Pour remplacer tous les amours...'')

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Pour remplacer tous les amours

Que je n’aurai jamais

Et ceux que je pourrais avoir

         J’écris

 

Pour endiguer le flux reflux

D’un temps que sillonne l’absence

Et que mon corps ne peut tromper

         J’écris

 

Pour graver en mémoire courte

Ce qui défait mes jours et nuits

Rêve réel, réel rêvé

         J’écris

 

Georges Perros, Œuvres, édition établie

et présentée par Thierry Gillybœuf,

Quarto/Gallimard, 2017, p. 1074.

19/02/2018

Sergueï Essenine, Journal d'un poète

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Caravelles haridelles

 

4.

Bêtes, venez à moi ! venez bêtes farouches

épancher toute haine dans la coupe de mes mains !

Il est grand temps que la lune là-haut

cesse enfin de laper les nuages.

 

Sœurs chiennes, frères chiens,

traqué comme vous parmi les hommes

qu’ai-je à faire de caravelles haridelels

ou des voilures de corbeaux.

 

Si la faim suintant de murs en ruine

vient à s’agripper à ma chevelure,

je mangerai la moitié de ma jambe

et vous offrirai l’autre en pâture.

 

Je n’irai nulle part avec les gens,

mieux vaut crever ensemble, avec vous

que de ma terre aimée ramasser une pierre

pour la lancer sur mon fou de prochain.

 

Sergueï Essenine, Journal d’un poète, traduction du

russe Christiane Pighetti, éditions de la Différence,

2014, p. 187.

17/02/2018

Antonio Porchia, Voix abandonnées

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Ce qui naît de ce monde porte dès la naissance la vieillesse de ce monde.

 

Quand on se met à nous voir comme ceci, comme cela, on ne nous voit pas.

 

Toute personne anonyme est parfaite.

 

Un homme est un homme avec les autres : seul il n’est personne.

 

S’éveiller est toujours une surprise.

 

Antonio Porchia, Voix abandonnées, traduction de l’espagnol (Argentine) Fernand Verhesen, éditions Unes, 1991, p. 23, 29, 31, 33, 39.

Amelia Rosselli, Document

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Rose nettoyée

solitude oubliable

paysan méticuleux

meilleur du monde

se reconnaître réservoir

de nullité profonde

vexation épuisée

mort-solitude

d’autant plus précieuse

si je m’arme subtilement.

 

Amelia Rosselli, Document, traduction

de l’italien Rodolphe Gauthier, La Barque,

2014, p. 153.

16/02/2018

Pierre Reverdy, Le Cadran quadrillé

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                                 Si on osait entrer

 

   Derrière la porte sans vitres deux têtes s’encadrent avec une douce grimace amicale.

   Et par l’autre porte entr’ouverte, celle qui les protège la nuit, on voit le rayon où s’alignent les livres, où se réfugient les rires et les mots des veillées sous la lampe, sous la garde d’un drapeau tricolore et d’un pantin menaçant qui n’a qu’un bras.

   Et tout se meurt en attendant la nuit, la vie des lumières et de leurs rêves.

 

Pierre Reverdy, La Cadran quadrillé, dans Œuvres complètes, I, Flammarion, 2010, p. 842.

15/02/2018

Madeleine Lee, Arbres à pluie

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Arbres à pluie

 

arbre à pluie immense

splendeur fière ancienne

bras haut levés vers les cieux

pieds fermement enracinés

 

toi, un sanctuaire
où les fougères nids-d’oiseaux offrent
des orchidées blanches sauvages — pour la paix

et la fougère cheveux-de-Vénus à tes pieds
se prosterne en remerciements

 

pour la promesse tenue
tes petites feuilles s’égarent
en travers de mon front
ouvrant mon troisième oeil
massant mon crâne comme le faisait mon père

il y a longtemps dans la mer méditerranée

on éleva une statue colossale
édifiante jusqu’à ce qu’elle tombe en miette
sombrant dans les profondeurs de la mer

mais toi tu resteras debout

étant fait de matière des cieux.

 

Madeleine Lee, Arbres à pluie, traduction de l’anglais (Singapour) Pierre Vinclair, dans Catastrophes, revue numérique, n° 4, janvier 2018, "L’esprit du bas".

 

 

 

 

 

 

14/02/2018

James Sacré, Dans la parole de l'autre

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Un long mur de livres

 

                       À Antoine Emaz

 

1   En deça

 

On attend

Ça n’est pas forcément un mur

Qu’on a devant soi

Aussi bien

L’indécise couleur d’une glycine (dans un autre livre)

 

J’ai cru qu’Antoine passait

(« On respire déjà mieux d’écrire » dit-il) passait

À travers le mur. Entre la pierre et quelles fleurs ?

 

Le bouquet d’iris ou le cerisier.

Là devant.

 

Et passe-t-il vraiment

D’un titre au suivant dans le livre ?

Poème du mur

Poème de la fatigue

Un long mur de titres

Poème des dunes

Poème d’une énergie contenue (dedans, pâle, hébétude)

La fin, les chiens

On arrive au bout du livre

Un autre sera bientôt là.

Devant. Plus loin.

 

Tout continue. On écrit toujours

En deçà.

 

En deçà

Où le présent craint. « les chiens jaunes ». Je me

souviens :

Retour d’école tous les soirs avec la peur

Pour passer devant cette chienne de chez le voisin

Méfiante et méchante. Le petit fauve, l’allure basse.

Si je l’entends encore

Maintenant ! J’ai le dos

Contre un poème d’Antoine Emaz, le mur de son poème

Contre. Et précautions.

 

James Sacré, Dans la parole de l’autre (livret 1), Rougier V, 2018, p. 4-5.

 

13/02/2018

James Joyce, Brouillons d’un baiser, premiers pas vers Finnegans Wake

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Tristan & Iseult

(…) L’amour qu’elle voulait, et le plus gros qu’on puisse obtenir, le vrai amour le nouvel amour aveugle sans fond à fond l’étourdissant amour de titubante humanité et homme des cavernes l’amour coup de foudre, l’universel super joyau, raison pour laquelle elle l’embrassa encore, et lui, un gentleman-né, avec son talent pour rougir comme au backgammon, la contrembrassa parce que c’était une de ses maximes ici bas que si une dame, par exemple, se trouvait avoir un peu de libido pour un morceau de fromage de Stilton et que lui se trouvait, mettons, avoir dans les un quart de livre de gorgonzola vert-de-pied dans la poche eh bien il mettrait tout simplement la main à la poche, vous voyez, et il lui donnerait tout bonnement le fromage, on va pas en faire un, pour qu’elle y croque.

 

James Joyce, Brouillons d’un baiser, premiers pas vers Finnegans Wake, traduction Marie Darrieussecq, Gallimard, 2014, p. 73.

12/02/2018

Henry Jean-Marie Levet (1874-1906), Cartes postales

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Sonnets torrides —Le voyage (tryptique)

 

       III. Homewards

 

Au Waterloo-Hôtel* j’ai achevé mon tiffinn

Et mon bill payé, je me dirige vers le wharf

Voici l’indus (des Messageries Maritimes)

Et la tristesse imbécile du « homewards ».

 

Quelques officiers français, qui reviennent d’Indo-Chine

Passer en Europe un congé de dix mois,

Commentent l’embarquement de quelques misses assez divines,

Avec lesquelles je ne flirterai certes pas !

 

Sur le pont mes futurs compagnons de voyage

Me dévisagent…

Puis on passe une sommaire visite de santé

 

(Cette année la peste a fait ici bien des ravages !)

— Enfin voici la cloche du départ qui sonne

Que je ramène, précieusement ouatée,

 

La fleur de ma mélancolie anglo-saxonne.

 

* Bombay

 

Henry Jean-Marie Levet, Cartes postales, Dessins de Daniel

Nadaud, éditions Unes, 2018, p. 11.

11/02/2018

Jacques Lèbre, L'immensité du ciel (recension)

jacques lèbre,l'immensité du ciel (recension)

« la succession des jours est une étrange mitraille »

 

Le livre, en trois ensembles titrés, s’organise autour de quelques thèmes qu’annonce le poème d’ouverture, "Un matin" ; il débute par ce qui ouvre la journée, le lever et la douche, c’est-à-dire un nouveau commencement, moment propice au vagabondage de l’esprit et aux questions. Jacques Lèbre en pose une qui introduit les thèmes de la mort et de ce qui la suit : « Le dernier souffle d’un mourant doit bien partir quelque part / et comme un fétu se poser dans le giron d’une naissance ? ». De là découlent d’autres motifs, celui de l’oubli du passé, de la vie des disparus, celui aussi de la solitude des humains dans la nature, de l’impossible échange avec les autres êtres vivants. Si la métempsychose existait, cela ne changerait rien mais, quitte à ce que l’esprit  — « l’âme » — migre, mieux vaudrait pour le poète devenir bouton de fleur pour ne pas « durer ou (…) durcir ».

Ces thèmes lyriques sont revisités en tous sens, fortement à partir de la mort du père, « réduit, désormais, à l’immensité du ciel »  — vers qui achèvent la seconde partie et lui donnent son titre. Il est d’autres réductions. Ainsi, le nom du père est suivi de l’année de sa naissance et de sa mort, comme sur une pierre tombale, résumé lapidaire du temps de passage sur la terre. Ce qui reste et est énuméré, ce sont les objets liés au loisir, la canne à pêche, l’établi, l’outillage pour bricoler, mais le jardin qu’il cultivait a disparu. L’urne même du columbarium ne contient pas plus de cendre que n’en fournirait une bûche. Ce qui demeure encore vif et suscite l’émotion, ce sont quelques moments vécus avec lui, quand ils reviennent brusquement à la mémoire un jour, au marché, devant des girolles : le père initiait l’enfant à leur recherche. Mais comment vivre quotidiennement l’absence ?

Un poème ("Mère"), consacré à la vie de la mère, suit immédiatement l’évocation de l’urne cinéraire. Les repères de la journée, comme par exemple l’heure des repas, construits au cours des années avec le compagnon sont perdus, et ne se maintiennent que les gestes qui permettent de continuer à être là, à vivre normalement (« si jamais la vie est une chose normale »). On sait bien que le temps vécu n’est pas celui des horloges, l’absence introduit un dérèglement et rien de concret, comme l’étaient les échanges avec le mari, ne signale maintenant son écoulement. Tout ce qui était partagé, ou pris en charge comme le déplacement d’un meuble, incombe à celle qui reste ; il n’y a plus d’autre temps que celui de la solitude, que les souvenirs ne peuvent rompre.

La mort, en effet, efface tout, le corps pouvant même disparaître totalement comme ce fut le cas avec les fours crématoires des nazis. Au mieux, elle « laisse un cadavre / dont il faut se défaire au plus vite », et il ne demeurera rien non plus de son passage : les noms inscrits dans un cimetière n’apprennent rien de ceux qui les ont portés. On peut éprouver une sorte de vertige à lire ces noms — Jacques Lèbre en recopie —, tout comme à voir exhumer, au cours de fouilles, des ossements d’une nécropole. Une fois le corps voué aux vers, rien ne demeure « de sa vie, de ses pensées, de ses sentiments », et plus l’on remonte dans le temps, moins ce que fut la majorité des hommes garde de traces. Jacques Lèbre remarque que, dans le brouillard du Moyen Âge, seuls semblent subsister la mémoire des conflits qui opposaient les seigneurs pour agrandir leurs domaines : rien n’est conservé des ouvriers qui construisirent les églises romanes. Cependant, ce que l’on retient du passé n’est pas limité à quelques noms de roitelets et leurs luttes d’intérêt, et le texte de L’immensité du ciel en témoigne, avec les citations de fragments de Nelly Sachs, Ossip Mandelstam, Dante, Pierre Morhange, Fernand Deligny, Alfred Gong, Joseph Joubert, W. C. Sebald… 

L’art du sculpteur qui représente dans la pierre le chant, les textes des écrivains nourrissent le présent, mais sans pour autant supprimer la solitude des humains ou, plutôt, ils vivent entre eux, coupés définitivement de la nature, donc dans leur silence. Pour les animaux, notre langage n’a pas de sens, pas plus que leurs cris (chant, meuglement, aboiement, etc.) n’en ont pour nous ; quand on croise le regard de telle ou telle bête, « on dirait des appels auxquels nous ne savons pas répondre ». N’y a-t-il pas d’issue, sinon de vivre sans illusion le temps qui nous est alloué, la perspective d’une résurrection étant écartée avec ironie : manque de place pour tous les revenants et chacun « déféquant sur ses talons, se pissant sur les pieds » ? C’est le sort commun, et il faudrait le vivre avec le chant du chardonneret : alors, avec l’oiseau, comme l’écrit Mandelstam, « nous regarderons le monde tous les deux » — réconciliation lyrique, dans ce dernier vers du livre, de l’homme avec la nature, qui suit la demande faite à l’oiseau, « suspends notre dévalement vers la mort » par ton chant.

 

Jacques Lèbre, L’immensité du ciel, La Nouvelle Escampette, 64 p., 13 €.

Cette note a été publiée sur Sitaudis le 7 janvier 2018. 

 

10/02/2018

Pierre Mabille, C'est cadeau

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Tout ce qui est à moi mon abandon mon absence

mon activisme mon addiction mon admiration

mon adolescence mon adresse mon affection

mon ailleurs mon allure

mon ambiguïté mon ambition

mon âme mon amitié mon amoralité

mon angélisme mon angle d’attaque

mon animalité mon animosité

mon anti dictionnaire mon anti héroïsme

mon antipathie

mon appartenance

mon après

mon ardeur

Tout ce qui est à moi mon art contemporain

mon attente mon audience mon augmentation

mon autrefois mon avance

mon avant mon avenir

mon aventure mon bégaiement

mon blaze mon blues

mon bon caractère mon bon conseil

mon bordel mon bout du rouleau mon caprice

mon caractère pas facile

mon cauchemar

mon chagrin

mon charisme

mon code mon cosmos mon coach

mon courage mon courroux

mon creux mon cri

mon cv mon cynisme

mon défaut mon dégoût mon délire

(…)

mon vocabulaire mon voile

mon voyage tout ce qui est à moi

tout ce qui est à moi c’est

pour toi tout ce qui est

à moi et toi et moi est à toi

est à tu

et à toi est à toi

 

Pierre Mabille, c’est cadeau, éditions Unes,

2018, p. 27-28 et 31.

09/02/2018

Art roman : abbaye de Nieul-sur-l'Autise (Vendée)

 

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08/02/2018

Michel Bourçon, À l'arbre que l'on devient

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Nulle empreinte dans cette nuit éblouissante, un val où se perdre dans le noir ponctué de réverbères, ce véhicule de chair dans lequel rien ne bat, l’oubli du sang en ses veines, solstice hivernal du cœur.

 

Par la fenêtre, parmi le balancement des arbres chahutés par le vent, il y a le livre qui attend d’être écrit, on distingue parmi les branches, la silhouette d’un poème, à pas menus, à pas comptés, se découvre et capitule en souriant au vainqueur.

 

Dans le jour de neige, seuls les flocons savent ce qu’ils font, pas une aile au ciel pour déchirer le blanc, les mots tourbillonnent en tête et se poseront ailleurs, pas sur la page où un feutre noir repose comme pain sur la planche.

 

Michel Bourçon, À l’arbre que l’on devient, le phare du cousseix, 2017, p. 3.

07/02/2018

Leslie Harrison, Pantoum pour une marche dans les bois

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PANTOUM POUR UNE MARCHE DANS LES BOIS

La rime désigne toute répétition accompagnée de différence :
auditive, grammaticale, rhétorique…
Allen Grossman

Tout rime. Prenez une forêt peuplée d’arbres –
des milliers (tous différents, et pourtant confondus
en une foule), des rochers innombrables, une multitude d’abeilles
dans le chicot d’un arbre mort. Je marche, je passe devant eux

par milliers. Toutes les différences sont confondues :
si nombreuses, si semblables. Elles riment, et pourtant
tiennent ensemble, chicot planté dans le sens, le laissant
se répéter, sans fin. Les différences, si minimes,

sont semblables. Le rythme de la marche
suit les contours de la montée, et le cœur
répète – sans fin. Timide, son petit
bégaiement se fixe sur un rythme calme. Ce motif

 suit la cadence de la montée. Le cœur
s’accorde avec le souffle. Les yeux refusent toute différence,
se fixent, en rythme avec le calme bégaiement
des pierres sous le pied. Et les kilomètres défilent,

s’accordent avec le corps pour refuser toutes les distances.
Je me souviens de la foule innombrable et désordonnée
des pierres sous le pied. Et les kilomètres défilent
comme des géants – autoréférentiels, dénués de sens.

Je me souviens de la foule désordonnée des bois,
De la lourde grâce de cet autre mystérieux,
Comme de géants, autoréférentiels, tout leur sens
Caché dans la différence. Nous traversons la vie

dans la foule, innombrables, un millier d’abeilles
se cachant, cachées. Dans nos vies,
rien ne rime. Et nous confondons les arbres
entre eux, avec du bois, avec des bancs.

 

 Leslie Harrison, “Pantoum for a Walk in the Woods”,

in Poetry, juin 2002, traduit de l’anglais (USA) par

Guillaume Condello, dans Catastrophes, n° 2, novembre 2017.

 

 

 

06/02/2018

Victor Hugo, Choses vues

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16 février 1859

 Que de choses j’ai encore à faire ! Dépêchons-nous ! Je ne serai jamais prêt. Il faut que je meure cependant.

 

22 septembre 1862

 Parler, écrire, imprimer, publier : cercles concentriques de l’intelligence. Ondes sonores de la pensée.

 

25 décembre 1862

C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches.

 

C’est au-dedans de soi qu’il faut regarder le dehors.

 

Victor Hugo, Choses vues, Quarto/Gallimard, 2002, p. 891, 923, 939, 943.