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18/02/2022

Christophe Tarkos, Le Kilo et autres inédits

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                  [L’un d’eux se dressa]

 

L’un d’eux se dressa plus que les autres, s’incurva, s’enfouit.

 

Quelquefois il y a un bruit continu d’un moteur d’un chantier. Un bruit variable à cause seulement du vent qui passe sur le bruit du moteur.

 

Cela venait de temps à autre, toujours brutalement par à-coups, toujours de cette manière, pour cette raison n’avait plus d’intérêt.

 

Quelquefois, cela se prépare pendant des années.

 

Cela vient soudain, se répète, apparaît brutalement, cela n’apparaissait pas et, brutalement, cela revient régulièrement.

 

Quelquefois, l’un d’eux monte légèrement plus que les autres puis s’abaisse jusqu’au sol, puis il reprend sa place.

 

Elles vont et viennent depuis un certain temps sans conséquences, puis, au bout d’un certain temps à aller et venir ainsi un certain temps, elles cessent de tourner sans conséquences, elles se rapprochent.

 

Quelquefois le temps de venir vient, les très nombreuses viennent alors toutes en même temps.

 

Ce qui apparaissait toujours en approchant près, soudain, recule, recule et n’apparaît plus.

(...)

 

Christophe Tarkos, Le Kilo et autres inédits, P. O. L, 2022, p. 379-380.

05/02/2022

Jacques Lèbre, Le poète est sous l'escalier

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Un (...) thème qui me fait remarquer facilement des correspondances, c’est celui de la répétition. À vrai dire, je n’ai jamais senti de répétition dans la répétition, car elle est toujours peuplée d’infimes ou d’infinies variations. Entre un paysage familier aux états d’âme changeants et soi-même aux états d’âme tout aussi changeants il ne saurait y avoir de répétition. Cela pourrait commencer par Paul Valéry d’une façon aussi radicale que laconique : L’habitude est un excitant. Cela pourrait se poursuivre avec Georges Borgeaud dans Le soleil sur Aubiac : À me pencher sur la répétition, je ne ressens ni lassitude ni ennui et quand parfois mon enthousiasme s’amincit, j’en souffre comme le mystique qui se croit privé de la présence de Dieu. Mais c’est un livre plus récent qui m’a fait rouvrir celui de Borgeaud et chercher dans les Cahiers de Paul Valéry. Joël Cornuault, l’un de nos meilleurs écrivains buissonniers, écrit dans Liberté belle : Quoi qu’ils soient familiers , aucune usure ne  semble pouvoir nous gâcher les formes ou l’atmosphère de nos tours rituels ; l’aspect général nous étant désormais bien connu, nous savons acclamer sur la route le plus petit fait nouveau, à nous seul perceptible : nous aimons entrer dans les détails sur ce chemin sans inquiétude, propice à la réflexion. Voilà une promenade qui est toujours la même et toujours une autre. Mais n’en irait-il pas de même dans la deuxième ou troisième relecture d’un livre ?

 

Jacques Lèbre, Le poète est sous l’escalier, Corti, 2021, p. 34-35.

Photo T. H., 2018

15/06/2018

Pierre Mabille, C'est cadeau : recension

Pierre Mabille, C’est cadeau, répétition, jeux de mots

 

   C’est cadeaucomprend deux formes différentes de poèmes, 29 en vers presque toujours courts, 5 beaucoup plus amples écrits, comme le note en avant texte l’éditeur, à partir d’un motif récurrent. Le poème d’ouverture, bref, reprend sous plusieurs formes la séquence « certaines petites choses » : elle se transforme en « certaines / petites choses », puis « certaine / petites / choses ». Les textes plus développés sont construits sur l’énumération, avec une entrée comme « Tout ce qui est à moi » ou « mon poème », ou « mon côté », suivie d’un nom (ou de plusieurs noms, d’un nom qualifié, etc.) ; les noms sont donnés selon l’ordre alphabétique ou l’ordre inverse (de Z à A) comme dans le premier poème de ce type. L’ensemble (donc 26 groupes) s’achève par une formule pour signifier l’abandon des biens désignés — « tout ce qui est à moi / je t’en fais don je te le / donne », «  C K DO », etc.

   Les listes rassemblent des éléments hétérogènes et un certain humour naît de leur juxtaposition, ainsi : « tout ce qui est à moi mon ordi mon oreiller mon outil mon outillage mon nœud pap mon nuancier mon numéro gagnant ». Pourtant, l’abondance des mots liés à la vie d’aujourd’hui telle que la société consumériste l’impose plus ou moins, oriente parallèlement vers une lecture critique. Ce qui semble n’être qu’un fatras devient en partie un miroir des habitudes courantes, le « mon » renvoie à l’individu qui énumère ce qu’il considère être ses possessions, dans un monde de l’avoir ; on lit au fil d’un poème « mon troisième téléphone mobile », puis « mon quatrième téléphone mobile », avant le premier et le deuxième, puisqu’il faut suivre ici l’ordre Z ®A… Si une partie des objets énumérés distingue une classe sociale restreinte (« mon yacht », « mon avion », par exemple), la plupart est propre au plus grand nombre : sont notés ce que la publicité incite, à un moment donné, à acheter sous peine de "n’être pas de son temps", « t shirt ACDC, t shirt David Bowie t shirt Neil Young, t shirt Virgin Megastore », « Laguiole, Leatherman », etc., sans oublier le zippo.

   Il ne faut pas exclure la part de jeu dans ces listes. On y relève notamment des allusions à des chansons (« mon truc en plumes », « mon beau sapin », « mon p’tit quinquin »), à Baudelaire (« mon enfant ma sœur »), à un livre de Michaux (« l’espace du dedans »), et même au premier poème du livre avec « mon poème sur certaines petites choses ». N’oublions pas le jeu culturel avec « mon premier livre de Donald Westlake mon premier livre de Pierre Reverdy ». Plus nombreux sont les jeux avec la langue qui reposent sur l’homophonie (mon nom / mon non), sur la possibilité de construire un mot en ajoutant une syllabe à un autre mot (mou / mouillé ; pass / passeport), en changeant une lettre (vertige, vestige) ou un son (mon blaze/ mon blues ; mon creux / mon cri). 

   Si les listes sont absentes des poèmes courts, presque tous de forme strophique, on rencontre dans deux poèmes plusieurs vers débutant par un infinitif. Le lien avec les poèmes longs est ailleurs, dans l’attention portée à la vie de l’individu — ici, un "je" — dans la société, notamment à sa solitude. Ainsi, le parcours de la ville dans un bus, le nez collé à une vitre, donne l’illusion d’être derrière une caméra et « personne pour dire / arrête ton cinéma », il n’empêche que, pourtant, « je suis reflet fugitif / éclair doré dans ». Ce qui apparaît souvent, c’est la difficulté d’exprimer des sentiments ; le corps parle dans l’étreinte, sans doute, mais « le mot manque » pour aller au-delà des gestes, « comment te dire / quoi te dire oh ». Même quand la présence de l’autre laisse imaginer une histoire à construire, à raconter — « un récit avec un début / tout le tralala / et une fin » — rien ne se développe, comme si la distance entre désir et réalité était infranchissable, toujours vécue avec un « peut-être ». Quelle issue ?

   "Largué", au titre évocateur, reprend un alexandrin d’un poème d’Apollinaire, "Mai", en le transformant : « Le mai le joli mai en barque sur le Rhin » devient « Le mai le joli mai en vélo / bords de marne » ; à l’évocation mélancolique d’un amour ancien fait place le rejet de ce qui symbolise l’intégration dans la société, la connexion permanente et l’argent, avec « le smartphone et le portefeuille ». Les deux objets sont abandonnés dans un fossé avec le vélo, puis c’est le tour du sac, et le narrateur lui-même « se sent largué ce soir » : aucun espoir dans la nuit venue ; alors que les ruines du poème d’Apollinaire étaient parées par le joli mai « De lierre de vigne vierge et de rosiers », ici rien ne peut changer. D’ailleurs plusieurs poèmes reprennent le motif des inégalités sociales (« l’égalité excuse-moi / on l’a pas vu passer ») : elles se maintiennent et restent les images des écrans qui fascinent.

     L’amour, quand il est évoqué, semble toujours avoir été connu dans le passé — « ton souvenir en moi / valse dans l’air du soir » ; relisons cependant une déclaration à l’aimée, pudique puisqu’elle passe par une citation

tu es si belle qu’il se met

à pleuvoir écrivait brautigan

Relisons aussi le poème "Aujourd’hui" où le mot « tendre », entre deux strophes, est commenté :

« c’est bien le mot / à isoler afin de / libérer toute sa douceur / et faire voler toutes / ses flèches ». "Aujourd’hui", donc, « n’est pas un poème », mais Pierre Mabille, en isolant un mot chargé de connotations positives, établit un lien avec les poèmes de listes tous présentés comme des dons. Cet avant-dernier poème est suivi d’un adieu au lecteur ; construit avec pour départ la formule finale des lettres administratives, « Je vous prie de », il y a plusieurs essais pour sortir, aucun ne convient parce que la déférence n’est vraiment pas de mise. Alors quel mot final ? « et merde ». Oui, c’est cadeauest à offrir.

 

Pierre Mabille, C’est cadeau, éditions Unes, 2018, 88 p., 20 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 27 mai 2018.

 

16/10/2015

Robert Coover, La bonne et son maître

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Elle entre, posément, gravement, sans affectation, circonspecte dans ses mouvements (comme on le lui a appris), sans faire trop de bruit en marchant, sans traîner les pieds non plus, mais en avançant calmement, discrètement, jetant un bref regard au lit vide et aux draps froissés, au pyjama jeté n'importe où. Elle hésite. Non. On recommence. Elle entre. Posément et gravement, sans affectation, sans faire trop de bruit en marchant, sans traîner les pieds non plus, sans avoir l'air de conduire une danse, sans battre la mesure de la tête et des mains, sans rien fixer et sans tourner la tête d'un côté plutôt que d'un autre, mais en avançant calmement, discrètement en franchissant la porte, sur le sol ciré, puis au-delà du lit vide et des draps froissés (sans y jeter un bref regard, ce qui est mieux), jusqu'aux grands rideaux là-bas sur le mur. Comme on le lui a appris.

 

Robert Coover, La bonne et son maître, traduit de l'américain par Denis Roche, Seuil, 1984, p. 7.

 

12/03/2014

Jacques Roubaud, Octogone (4)

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    Rue Raymond-Queneau

 

On a convoqué les mots

Dans la rue Raymond-Queneau

 

Mots de bruit, mots de silence

Mots de toute la France

 

Il envahissent les rues

De Paris, ses avenues

 

Les verbes ouvrent la marche

De la langue patriarche

 

Ensuite les substantifs

Aidés de leurs adhjectifs

 

Les pronoms, les relatifs

Et les autres supplétifs...

 

Ah ! voici les mots d'amour

Ils accourent des faubourgs

 

Les rimes font ribambelle

Dans la rue de la Chapelle

 

D'autres viennent à dada

Par la rue Tristan Tzara

 

Cerains traînent qui sont lents

Encor place Mac Orlan

 

Un s'écrie « Attendez-moi ! »

Attardé rue Marx-Dormoy

 

Enfin les voilà en masse

Ils s'alignent dans l'espace

 

Ils composent sans problème

Cent Mille Milliards de Pouèmes

 

                   *

 

Soixante-dix vers d'amour à la corne de brume

 

Appel,

 

1   où la poitrine s'étonne d'être en flammes

2   où la dame montre un visage sombre et fermé

3   où les beaux jours trahisseurs regardent doucement

4   où la langue s'enlace à la langue dans le baiser

5   où la chambre est du ciel décorée

6   où la joie d'amour engage la bouche les yeux le cœur les sens

7   où le message court vers la douce dame jouissante

8   où mis à mort il répondra comme mort

9   où celui qui aime est plus muet que Perceval

10  où la dame fait bouclier de son manteau bleu

11  où nue il la contemple contre la lumière de la lampe

12  où nue et dépouillée elle tremble sous lui

13  où les feuilles font couette couverture

14  où bras l'entourent l'enserrée

15  où de soif mourir au bord de la fontaine

[...]

 

Jacques Roubaud, "Vingt partitions parisiennes, II", et "Hommages, II", Octogone, 2014, p. 177-178 et 246.

 

 

24/10/2013

Daniel Pozner, Trois mots

Daniel Pozner, Trois mots, jeu, répétition

[...]

Nuages déchiffrés nus

Journaux déchirés mots

Les mêmes jamais

Les mêmes phrases

Délicieux sens doublés

 

C'est montage

Nuages déchiffrés nus

Dérangés déplacés in-

Attendue journée enfance

Incertaine mobile — coupez !

 

Souffle court regard

C'est montage

Regard avant amère

Piétine apprend à

Marcher tôt chute

 

Coup d'épaule

Souffle court regard

Pas de panique

L'amour langueye

Eaux roses — vagues ?

 

Hasard — d'un

Coup d'épaule

Les dés lancés

Dés bègues débiffés

Toujours neufs (enfumés)

 

Si parenthèse nous

Hasard d'un

Rouge instant renouvelé

Comme ça reste

Ouverte (et langue)

[...]

 

Daniel Pozner, Trois mots, Le bleu

 

du ciel, 2013, p. 11-15.

24/01/2013

Valérie Rouzeau, Quand je me deux

Valérie Rouzeau, Quand je me deux, Répétition, solitude

             Répétition

 

On ne connaît pas le cœur des gens

Il est tant mal visible que parfois

On cogne dedans

Quelle misère de prendre le train

Quand au bout il n'y a personne rien

On ne sait pas l'avis des anges

Non plus que des moulins à eau

On se sert un grand verre de vent

De source de pluie des yeux

On ignore comment vivre comme eux

On se sert un grand verre de vin

Dans une maison avec enfants avenir chien

Le quai fait des bruits de chaussures

Le quai fait des bruits de valises à roulettes et des

      bruits d'avant

Le quai est vide vide vide on bute dans l'air

Pardon messieurs dames j'ai cru à un nuage

Vous êtes innombrables qui ne m'êtes personne

Je suis innombrable et comme vous presque rien

Prenons donc un pot amical au lieu d'un pot au noir

       d'un mauvais coup

On ne connaît pas d'autre cœur dans le noir que le

        nôtre et encore

Ni dans le jour non plus alors à la bonne vôtre

Et nous débarquerons sous le soleil battant.

 

Valérie Rouzeau, Quand je me deux, Le temps qu'il fait,

2009, p. 45-46.