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13/05/2021

Sylvie Durbec, Carrés : recension

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On ne s’habitue pas à lire une poésie qui se contente, pour reprendre Jacques Réda, « d’aller à la ligne », sans que l’on repère un rythme quelconque, et l’on retrouve toujours avec plaisir la lecture de poèmes avec des contraintes d’organisation, même s’il ne s’agit pas de vers comptés, rimés ou non. Sylvie Durbec choisit dans ses proses de les inscrire dans un carré, contrainte arbitraire qu’elle présente analogue à celle « que l’on se donne marchant sur un trottoir de ne pas mettre le pied sur la ligne ». Mais ce n’est pas la seule qu’elle s’invente dans les cinquante carrés, plus un « en guise d’au revoir », de son livre.
Toutes les proses se terminent par le mot "carré", substantif ou (11 fois) adjectif — sauf dans "carré zutique" où la figure géométrique, de dimension réduite, est de guingois avec un angle sur ce qui aurait été un côté du carré normal. Quelques carrés comptent une ligne de trop et l’une des figures, "carré compact", est un rectangle : il s’agit de la prose ouverte avec une citation de Peter Handke ; c’est la seconde contrainte qui donne une unité au livre, chaque texte comprenant le nom du romancier, ou une périphrase (« le romancier autrichien »), ou une citation, ou une allusion à un livre­­. Enfin, toutes les proses contiennent la suite « comme ça » et un Cmajuscule, alors que l’ensemble est sans majuscule « pour dire non à la hiérarchie » et « sans ponctuation pour que le lecteur s’égare ». Si le lecteur s’égarait, ce serait pour d’autres motifs, la construction très rythmée suppléant presque toujours à l’absence de toute démarcation dans le texte.
À côté du nom "handke" (en minuscules, comme tous les noms de personne) et de commentaires à partir de ses textes (« rêver handke écrirait rêvasser ce serait bien mieux »), d’autres noms d’écrivains apparaissent, parfois avec un contexte : « On lit azam » (d’où ailleurs « azamesque ») — Sylvie Durbec a illustré un livre d’Édith Azam —, « rousseau parlait en marchant » ; la mort de Barthes dans la rue est évoquée, comme les broussailles de James Sacré et les non-lieux de Perec ; mais es noms sont aussi  simplement cités, références de l’auteure, Dickinson, Walser, Sebald. Lisant « Capitales des douleurs », on pense à Éluard (Capitale de la douleur) et « chien stupide » appelle le nom de John Fante (My Dog Stupid).  C’est Chaïm Soutine qui semble pouvoir traduire par la peinture de manière satisfaisante les variations de sentiment, « un seul tableau de soutine et tout en est violemment éclairci ou assombri ça dépend de l’endroit où l’on se tient chaïm ».
Carrés a les caractéristiques d’un Journal, Sylvie Durbec évoquant sa ville natale (Marseille) et rapportant souvent des moments de la vie de tous les jours, notamment sa relation avec les éléments naturels. Après carré un et carré deuxcarré éden porte sur la transformation d’un lieu « boueux » en éden grâce aux fleurs semées et ce thème est récurrent. C’est dans une caravane placée dans le jardin qu’elle se réfugie pour écrire et qui lui donne la possibilité de s’isoler — « vieillesse solitude lecture goûter au paradis sans compagnie ». Ce faisant elle peut renouer avec le temps de l’enfance, temps de la cabane et de la lecture d’illustrés, temps où les enfants n’avaient pas le droit d’approcher le bureau du grand-père. Dans ce « monde très ancien », les choses avaient un aspect que l’on ne reconnaît plus, le bureau si impressionnant hier n’est aujourd’hui qu’un meuble comme un autre.
Carrés contient aussi une partie des usages du mot "carré" ; d’abord, tout le livre est composé de « carrés » d’écriture, analogues aux divisions du jardin en carrés et où « subsiste », pour poursuivre la métaphore, « le fouillis de broussailles chères à James Sacré ». C’est aussi la parcelle pour la pierre tombale et Sylvie Durbec, évoquant Perec, se souvient que pour lui le carré ressemble à une chambre ; de là le passage aux sinistres chambres à gaz et — pour en éloigner l’image ? — le souvenir d’enfance des petits carrés Gervais, « ces fromages frais que nous mangions enfants au goûter (...) avec les petits suisses ronds ». Pour compléter les emplois du mot est évoqué « le mouchoir de batiste (...) carré de fil négligemment noué ».
Sylvie Durbec est attentive au vocabulaire, pensant même qu’il serait bon d’énumérer les mots « méprisés », en en citant quelques-uns liés à la vie quotidienne (pain, vinaigre) et à des fonctions du corps (urine, dent de devant). Elle s’interroge ici et là sur l’usage des mots (« dit-on encore ce mot [fichtre] pas plus que foutre ») et elle-même les associe pour les faire entendre autrement : plaisir des homophonies (s’en fiche / sans fiche) et des paronomases (branches/bronches), goût pour les allitérations (gouffre, grotte, gorge, rouge, manganèse), avec par exemple un commentaire à propos du B, « B la bienveillante aux deux petits ventres bedon bedaine rigodon dondaine brume boueuse brouillard au-dessus de la vézère brou de noix elle est comme ça cette lettre [etc.]».

Dans les proses de Sylvie Durbec le temps passé est évoqué sans regret, c’est plutôt l’incertitude des jours présents et à venir qui l’inquiètent ; pensant à un tableau de Van Gogh où deux personnages sont « en grande conversation », la narratrice commente « plus je me rapproche de la fin moins j’ai de chance de les entendre ». Cependant, le jardin, le paysage, le visible sont toujours là pour sauver les jours, comme chez Handke : « le fou de champignons », dans le "carré" final, renvoie au livre Essai sur le fou de champignons, Une histoire en soi, traduit en 2017.

Sylvie Durbec, Carrés, Faï fioc, 2021, 72 p., 11 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 25 mars 2021.

 

 

04/09/2019

Sylvie Durbec, Autobiographies de la faim

                Sylvie Durbec, autobiographie de la faim, pain, enfance

          Le pain de la faim, le pain des fous

 

Enfance sans pain,

Pain sans enfance ?

Impossible alliance.

Nous sommes toujours les premiers à réclamer du pain. On nous donne du sucre. En morceaux. Petits quadrilatères de sucre blanc à manger avec la tranche épaisse de pain. Quelquefois le sucre est remplacé par des pâtes de fruits. Le dimanche. C’est une colonie d’enfants déshérités. Sans parents pour certains, ou pour d’autres dont je fais partie, sans héritage. Le pain est notre aliment. C’est le pain des enfants, nous répète-t-on. Celui du goûter mais aussi du matin. Il fait grandir.

Enfance sans fin.

 

Sylvie Durbec, Autobiographies de la faim, éditions Rhubarbe, 2019, p. 40.


  

 

 

 

27/06/2018

Sylvie Durbec, (bien difficile de) transformer la jalousie en ballon rond

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   Voilà un titre qui accroche le lecteur tant il est déconcertant, la relation entre la jalousie et le ballon rond paraît en effet bien difficile à établir. « Bien difficile », ces mots débutent tous les poèmes ou y sont repris, les liant sans pourtant que se forme un récit.

   Le premier poème, après un « Bien difficile » posé comme un titre, se continue par des parallélismes et, également, par des éléments qui s’opposent. Au « café des Miroirs » en face du poète italien Dino Campana — mort en 1932 — que la narratrice ne peut rencontrer que par ses livres ou en rêve, correspond le « Caffè degli Specchi », célèbre café de Trieste que fréquenta notamment Joyce ; mais personne n’est nommé cette fois, ou plutôt un « elle » (« à me demander quoi voir /(…) / à part elle à part moi ») dont la venue n’est pas du tout désirée. Quoi voir dans le miroir ? rien dans le noir, d’autant moins que la narratrice se dit « grise mais les yeux ouverts ». Elle part on ne sait où : un double mouvement s’effectue qui aboutit à l’introduction du ballon, « Y aller (…) / en revenir en repartir / avec un ballon / sous le bras ». Après un blanc typographique, un autre thème, essentiel dans l’ensemble des poèmes, est donné : « c’est une maison / qui commence / son histoire / ici ». Les deux motifs  me semblent une illustration du titre de la plaquette ; d’un côté, les miroirs, ces « outils de rêve » selon Bachelard, qui symbolisent l’apparence, le fugitif, les cafés, lieux de passage, de dispersion, et le ballon qui ne reste pas en place, image du changement, de l’autre côté la maison, figure même de la sécurité et de l’intimité. Le poème se construit à partir de ces motifs bien peu conciliables et sollicite du lecteur qu’il les fasse jouer entre eux, faute de pouvoir les raccorder.

   L’histoire de la maison n’est pas écrite, seules des bribes apparaissent sans être situées dans le temps ; il y aurait eu trois maisons et l’on passe de ce qui se construit à ce qui se défait : c’est là une figure de la vie. Des enfants viennent dans l’histoire, en accord (la famille) avec la symbolique de la maison, et avec eux le ballon qui roule, après lequel on court. Un autre élément positif est introduit, la porte ;  elle relie la maison au monde extérieur, ouverte elle permet de « voir au plus loin / ce qui ne se voit plus ». Cependant, la maison aurait « sept portes / plus une », ce que le lecteur associe à un possible dédale ou à la Barbe Bleue du conte (le mot « sang » est présent). Les couples de mots de sens opposé sont nombreux — stopper / s’enfuir, entrer / sortit, anciens / modernes, ouvertes / refermées, avant / arrière, la nuit / le jour —image de l’instabilité, jusqu’à la relation entre « trahison » et « maison » en fin de vers : l’incompatibilité des deux mots, et les oppositions, signifient que toute quiétude est détruite, que la stabilité est mise en cause.

 On peut ajouter d’autres données éparses, l’initiale du prénom des deux garçons (T et B) ou la mention d’un cahier caché, par exemple ; mais Sylvie Durbec sait ben qu’une histoire n’est pas faite que d’une accumulation de fragments et celle-ci, semble-t-il, ne peut s’écrire, faute « de faire tenir tout ça ensemble ». La plupart des histoires tiennent  grâce à des inventions quand, ici, le projet est de trouver « bons mots exactes paroles », « bons mots exactes pensées ». De là, un poème-récit troué, plein d’incertitudes, mais qui captive le lecteur justement grâce à ses obscurités.

 

Sylvie Durbec, (bien difficile de) transformer la jalousie en ballon rond, le phare du cousseix, 2018, 16 p., 7 €.Cette note de lecture a été publiée sur remue.netle 11 juin 2018.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

19/03/2018

Sylvie Durbec, (bien difficile de) Transformer la jalousie en ballon rond

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Bien difficile

 

s’asseoir café des Miroirs

en face de Dino Campana

en espérant que n’entre pas

celle que je n’attends pas

grise mais les yeux ouverts

là où je suis assise

Caffè degli Specchi

à me demander quoi voir

ce soir

à part elle à part moi

dans le noir

bien difficile

et ensuite y aller d’un bon pas

en revenir en repartir

avec un ballon

sous le bras

 

c’est une maison

qui commence

son histoire

ici

 

Sylvie Durbec, (bien difficile de) transformer

la jalousie en ballon rond, Le phare du cousseix,

2018, p. 5.

 

nouvelle publication des éditions

        le phare du cousseix

                                Sylvie Durbec, (bien difficile de) transformer  la jalousie en ballon rond, café, dino campana, reprise

Vous pouvez découvrir & commander ce recueil sur le site des éditions
                               www.lephareducousseix.com