04/07/2013
Armand Robin, Le temps qu'il fait,
Chevaux Oiseaux
[...]
Les oiseaux se réveillent tous ensemble ; ils se hâtent de tout regarder, se pressent aux vitres du ciel avec mille bruits de cristal : leur bec est près de leur oreille, près de leurs yeux ; ils chantent dès qu'ils voient :
— À chaque aube ordinaire les seigneurs chevaux, Treithir devant, Treitkam derrière, au moment de sortir de leur écurie d'ombre, font tomber de leur tête les quelques brindilles de nuit qui veulent s'y fixer encore. Leurs pâturages de rosée et de gel déjà frémissent sur eux ; leur croupe humide étincelle ; dédaignant à demi l'aube triop basse, ils s'élèvent bientôt plus haut, s'acheminent bien plus loin que tout soleil naissant. Ils vont l'amble comme les cimes d'arbres où nous, milliers et milliers de moineaux, voguons et chancelons, ivres du vin des vents intarissables.
— De leur royaume d'au-delà l'horizon ils ne reviennent qu'au soir tombé, avec cet ait qu'ils prennent tous de ne connaître nul voyage. L'ombre déjà croulante abrite leur regard. Ces grands jaloux du ciel ne lèvent qu'à regret la tête, ne regardent pas les oiseaux et moi, martinet, martinet, ils me dédaignent plus que tout autre. Quand je me pose sur leur croupe, je me sens grand puissant posé ; je leur pardonne, je les chante.
Armand Robin, Le temps qu'il fait, L'imaginaire /Gallimard, 1986 [1941], p. 103-104.
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14/04/2013
Tiphaine Samoyault, Bête de cirque
La première fois que j'ai vu tomber un arbre entier, quand le dernier coup porté l'a cassé en deux après que ses branches ont été déposées une à une et que son bruit a précédé sa chute, je ne crois pas avoir plaint l'arbre mais moi qui le voyais tomber. Tandis que debout il était un géant dont la crête m'apaisait, au sol il devenait sans ressemblance. Sa tête n'était plus l'ombre des nuages, il ne ferait plus l'ombre de cette ombre. Qu'est-ce qui tombe quand quelque chose tombe ? Peut-être toutes les ombres que cette chose a portées. La première fois que j'ai vu tomber un arbre, j'ai vu brusquement tomber du temps, pourtant si lent. On n'entend pas le temps passer dans l'arbre qui pousse mais on l'entend s'effondrer dans l'arbre qui tombe. Le tronc ouvert permet de compter les âges de cet arbre qui ne vieillira plus. Les yeux s'égarent dans cette spire si difficile à suivre qu'on en perd l'âge de l'arbre, de toute façon si vieux. Qu'est-ce qui tombe quand quelque chose tombe ? Un souvenir par seconde et l'âge que nous n'aurons jamais. La première fois que j'ai vu tomber un arbre, quand la perspective matinale d'une journée d'hiver fut soudain dévisagée par sa chute progressive, j'en ai vu tomber un deuxième peu après. Pareillement la cime puis le houppier puis en deux fois le tronc. On se bouche les oreilles pour ne pas voir, sans pouvoir malgré tout s'empêcher de regarder la stèle qui tombe. Et quand on voit combien aussi celui-là manque, on se dit qu'on a vécu près d'un arbre, qu'on n'y a pas été assez sensible.
Tiphaine Samoyault, Bête de cirque, "Fiction & Cie", Seuil, 2013, p. 151-153.
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17/03/2013
Pierre Bergounioux, Préférences
La fixité relative des lieux accuse la fuite du temps irréparable, la perte et l'absence dont se paient chaque pas en avant, chaque instant.
Tulle existe encore depuis le jour de mes sept ans où je l'ai découverte, à l'est du bassin de Brive qui constituait, pour moi, le lieu géométrique de toute substance, attente et signification. C'était le milieu du siècle dernier, autrement dit le XIXe, l'Ancien Régime, les temps mérovingiens qui s'attardaient au-delà de leur âge dans la vieille Corrèze, en l'absence des signes du présent, de l'heure qu'il était partout ailleurs, sur la terre.
Sur la façade de l'immeuble qui abrite aujourd'hui le librairie Préférences, figurent encore les trois mots Bonneterie, Mercerie, Layettes, que j'ai sans doute lus lorsque, pour une raison oubliée, si je l'ai jamais sue, nous sommes montés de la sous-préfecture. Et si le monde réside, pour partie, dans l'idée qu'on s'en fait, cette version qui date de 1956, l'emporte sur toutes les autres parce qu'elle a pour ingrédients l'enfance, l'élémentaire et profus bonheur d'être qui accompagne l'inventaire émerveillé de la création.
C'est un peu plus tard qu'une ombre infiltre insensiblement le tableau, l'altère et gagne, de là, mon cœur, dont je serai le restant de mon âge à tenter de la chasser. Elle tient, cette ombre, à ce que la rumeur du dehors commence à résonner et contredit à l'évidence première. Elle infirme les suppositions qu'on tire spontanément de l'heure et du lieu qui nous sont assignés et qui appartenaient, je l'ai dit, au passé.
À ce maléfice, il existe un remède. Ce sont les livres. Ils parlent de ce qui se passe ailleurs, aident à rectifier les idées qu'on s'est faites sur la seule foi d'une expérience située et datée, anachronique, décentrée. Mais par l'effet même de la situation, ils ne parvenaient pas jusqu'à nous. On pouvait se procurer du fil, des boutons, de petits vêtements, qui ne sont pas rien, mais non pas l'explication approchée, lumineuse, libératrice de ce qui se passait dans le monde et, par contrecoup, chez nous.
[...]
Pierre Bergounioux, Préférences, Le Cadran ligné, 2012, np.
©Photo Tristan Hordé
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26/01/2013
Mathieu Bénézet, Ode à la poésie (janvier 1984-janvier 1987)
Ode à la poésie
II
et ma solitude fit un pas que j'ai le cœur à chanter
comme un enfant ô tous doivent un jour connaître une ombre
au bord d'un puits au bord d'un chant où est l'ultime dialogue
le premier qui fut fondé de joie et de mort en profondeur paisible
ô coups d'un orage ce n'est pas en vain qu'en toute saison la langue
nous fond en elle comme plomb et nous cache à nous-mêmes
énorme flambée des anciens jours il suffit qu'à nouveau tu l'accueilles
pour qu'à son tour elle n'ordonne plus d'aller à la mort ni dans le fleuve
mais s'apaise si brève dans le tournoiement de l'amour déchirant et
un vent souffle sur les brûlures du passé et invente un jardin
respiration du temps emplie de peines qui nous pousses vers les ombres
tu peux prêter la main à qui l'emplit du chant commun de chaque
jour de l'âme minuscule et commune des hommes de chaque jour
où les enfants jouent ensemble toujours il est un reste de chant que j'ai
cœur à inventer alterné de défaites et de joies anonymes roses
pour mon bien je regarde à vos doigts la trace d'une beauté odorante
dans le bruit de vos jeux si clairs j'entends comme l'oubli de la mort
qui m'attend pauvres silhouettes d'enfants c'est moi bien sûr
[...]
Mathieu Bénézet, Ode à la poésie (janvier 1984-janvier 1987),
William Blake & CO, 1992, p. 39-40.
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26/11/2012
Renée Vivien, La Vénus des aveugles
Chanson pour mon ombre
Droite et longue comme un cyprès,
Mon ombre suit, à pas de louve,
Mes pas que l’aube désapprouve.
Mon ombre marche à pas de louve,
Droite et longue comme un cyprès,
Elle me suit, comme un reproche,
Dans la lumière du matin.
Je vois en elle mon destin
Qui se resserre et se rapproche.
À travers champs, par les matins,
Mon ombre me suit comme un reproche.
Mon ombre suit, comme un remords,
La trace de mes pas sur l’herbe
Lorsque je vais, portant ma gerbe,
Vers l’allée où gîtent les morts.
Mon ombre suit mes pas sur l’herbe
Implacable comme un remords.
Renée Vivien, La Vénus des aveugles, dans Poésies complètes,
Librairie Alphonse Lemerre, 1944, p. 204-205.
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