13/11/2022
Jacques Réda, Retour au calme
La mercière
Ayant mis des chandails en solde sur le trottoir,
Elle contemple l’infini du fond de sa boutique.
Au passage on entend grésiller des musiques
Comme de l’huile chaude, au fond d’un petit transistor.
On croise en même temp des gens qui déménagent
Des poêles, des ballons débordant de lainages,
Ils ont l’air misérable et louche, un peu traqué.
Un couloir de travers les avale, et le pavé
Luit de nouveau comme un couteau dans un libre-service.
Froid et gras, son reflet met dans la profondeur
Des vitrines une autre rue où le ciel des tropiques
Décoloré voisine avec les fioles du coiffeur,
Des lavabos et des gâteaux aux couleurs utopiques,
Pendu bien au-delà sans remuer d’un cil,
L'œil résigné de la mercière les traverse.
Elle n’attend plus rien. L’hiver est nuisible au commerce,
Elle ne vendra pas aujourd’hui la moindre bobine de fil.
Jacques Réda, Rettour au calme, Gallimard, 1989, p. 67.
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12/11/2022
Jacques Réda, Retour au calme
La pie
Au nouvel habitant de la cour (la pie) ;
Derrière mon rideau, ma vieille, je t’épie,
Car depuis ce matin — et ce n’est pas fini —
Tu n’as pas arrêté d’aller, venir ; ton nid
Doit prendre forme en haut de l’immense platane,
Avec des ramillons, des bouts de tarlatane,
De paille, de ficelle ; et, régulièrement,
On entend éclater ton sec ricanement
Qui suspend à tout coup la cadence baroque
Du merle et des moineaux, l’effervescent colloque.
Le concert matinal deviendra bien succinct
Quand, ta famille ayant passé de deux à cinq,
La cour, déjà soumise aux rauques tourterelles,
Retentira du bruit sans fin de ses querelles,
Il est vrai que dans le blason des animaux,
Rien ne vaut la sobriété des deux émaux
Qui, composant le rien d’argent pur et de sable,
Te rendent entre mille oiseaux reconnaissable,
Comme ce vol au mécanique et lourd ballant
Qui paraît imiter celui d’un cerf-volant.
(...)
Jacques Réda, Retour au calme, Gallimard, 1989, p. 131.
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23/09/2020
Jacques Réda, Retour au calme
La boulangerie
Souvent assez tard en hiver cette boulangerie
En face reste ouverte, et l’on peut voir le pain
Nimber d’or les cheveux frisés de la boulangère
Qui, bien qu’à tant d’égards ordinaire, nourrit
Des desseins obliques de femme et s’ennuie. Et parfois
La boutique à cette heure est vide ; elle ne brille
Qu’à la gloire exclusive du pain.
Il suffit bien je crois de sa lumière au coin
De la rue assez tard en hiver pour que l’on remercie.
Jacques Réda, Retour au calme, Gallimard, 1989, p. 92.
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06/06/2020
Jacques Réda, Retour au calme
Juin
Entre les haies qui se rejoignent en ogives
Et brillent ce matin comme un mur de vitraux
De vent, de ciel et d’or mêlés de neige vive,
Le chemin cesse d’avancer, pris d’engourdissement,
On le dirait hanté d’une invisible foule
Prête à chanter et dont les pas suspendus foulent
À peine une herbe droite et qui déjà l’entend.
À travers la chaleur qui s’élève en nuages
Et des épaisseurs de parfums acides ou sucrés,
On voit trembler au bout le plateau sans rivage,
Net et luisant comme un fragment d’éternité.
Jacques Réda, Retour au calme, Gallimard, 1989, p. 76.
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15/08/2013
Jacques Réda, Retour au calme
La poésie
Est-il un seul endroit de l'espace ou du temps
Où l'un des mille oiseaux qui sont les habitants
De ce poème (ou, lui, consentant, leur orage),
Entendrait quelque chose enfin de son langage
Un peu comme je les entends.
Si peu distincts du pépiement de la pensée
Indolente, prodigue et souvent dispersée
Au fond de je ne sais quel feuillage de mots,
Que mes rimes, pour y saisir une pincée
De sens, miment ces animaux ?
J'ai supposé parfois une suprême oreille
À qui cette volière apparaîtrait pareille,
Dans l'intelligible émeute de ses cris,
À celle dont je crois être, lorsque j'écris,
Un représentant qui s'effraye
Et s'enchante à la fois de tant d'inanité.
Il se peut en effet que l'on soit écouté,
Et qu'en un certain point le latin du poète,
Mêlé de rossignol, hulotte ou gypaète,
Les égale en limpidité.
Jacques Réda, Retour au calme, Gallimard, 1989, p. 139.
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