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15/06/2014

Ghérasim Luca, L'extrême-occidentale

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                                               La forêt

 

   Les hommes qui incarnent la forêt et les femmes  qui, renversées, la réfléchissent, se partagent les deux côtés du miroir Celui-ci est la terre même, surface horizontale, coupant la scène en deux parties égales, vers laquelle convergent, perpendiculaires, des hommes et des femmes dont les pieds se touchent par la plante.

   « À ce contact, c(est comme un fluide ailé et rampant, alliage indicible d'essor, liant et brûlure, qui gagne rapidement les chevilles, les jambes jusqu'à la taille, frôle les doigts dans lesquels finalement il s'enfonce jusqu'aux poignets, remonte le long et des bras et ne dépasse pas les épaules qu'on dirait agitées de violents battements d'ailes tandis que les autres parties du corps ne cessent de jaillir, de s'accrocher, de perdre haleine...»

   Cet envol aérien et souterrain qui tente de porter les deux séries de personnages vers l'extrême haut et vers l'extrême bas, comme aux confins d'un territoire unique, enferme troncs et racines dans une équation à deux inconnues dont la résolution sera donnée et refusée à la fois par un grand X surgissant au milieu de la scène et que l'acrobatique étreinte d'un couple amoureux calligraphie devant nous dans l'espace, afin de rendre sinon déchiffrable du moins couramment lisible la terrifiante écriture de notre passage sur la terre.

[...]

 

Ghérasim Luca, L'extrême-occidentale, éditions Corti, 2013, p. 43-44.

14/06/2014

Samuel Beckett, Têtes mortes

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                                           Assez

 

   Tout ce qui précède oublier. Je ne peux pas beaucoup à la fois. Ça laisse à la plume le temps de noter. Je ne la vois pas mais je l'entends là-bas derrière. C'est dire le silence. Quand elle s'arrête je continue. Quelquefois elle refuse. Quand elle refuse je continue. Trop de silence je ne peux pas. Ou c'est ma voix trop faible par moments. Celle qui sort de moi. Voilà pour l'art et la manière.

   Je faisais tout ce qu'il désirait. Je le désirais aussi. Pour lui. Chaque fois qu'il désirait une chose moi aussi. Pour lui. Il n'avait qu'à dire quelle chose. Quand il ne désirait rien moi non plus. Si bien que je ne vivais pas sans désirs. S'il avait désiré une chose pour moi je l'aurais désirée aussi. Le bonheur par exemple. Ou la gloire. Je n'avais que les désirs qu'il manifestait. Mais il devait les manifester tous. Tous ses désirs et besoins. Quand il se taisait il devait être comme moi. Quand il me disait de lui lécher le pénis je me jetais dessus. J'en tirais de la satisfaction. Nous devions avoir les mêmes satisfactions. Les mêmes besoins et les mêmes satisfactions.

   Un jour il me demanda de le laisser. C'est le verbe qu'il employa. Il ne devait plus en avoir pour longtemps. Je ne sais pas si en disant cela il voulait que je le quitte ou seulement que je m'éloigne un instant. Je ne me suis pas posé la question. Je ne me suis pas posé ses questions à lui. Quoi qu'il en soit je filai sans me retourner. Hors de portée de sa voix j'étais hors de portée de sa vie. C'est peut-être ce qu'il désirait. On voit des questions sans se les poser. Il ne devait plus en avoir pour longtemps. Moi en revanche j'en avais encore pour longtemps. J'étais d'une tout autre génération. Ça n'a pas duré. Maintenant que je pénètre dans la nuit j'ai comme des lueurs dans le crâne. Terre ingrate mais pas totalement. Donné trois ou quatre vies j'aurais pu arriver à quelque chose.

 

Samuel Beckett, Têtes mortes, éditons de Minuit, 1967, p. 33-35.

13/06/2014

Christian Prigent, Journal de l'œuvide

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Poème

 

en fœtus

            dans une pho

tôt dans une

             dans le faux

dans le dos quand on retourne la photo

montant

             tant que mon temps sentant

             tassant

             sentant l'envie dans son dos la voyant

en photo

agrafée en photo dégrafée dans son dos

             et si j'écris j'aggrave l'accroc

le faux

              l'envie qu'on a dans la photo

la vie fosse la vie

fausse

trop tôt et trop tordue

                             ce qui vient dans mon dos

montrant

              l'odeur dans une photo de femme

l'effet d'un cul

                     dans une photo

                      et si j'écris on voit le dos

l'accroc

              montrant dans une photo un cul

ce n'est pas vrai

               de femme de paille plus haut

                qui saille plus beau

dans le faux

                 et vers la queue

                 « ce n'est pas que »

 

Christian Prigent, Journal de l'œuvide, Carte Blanche,

1984, p. 51-52.

 

 

 

 

12/06/2014

Bernard Noël, "Qu'est-ce qu'écrire", dans La Place de l'autre, Œuvres III

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                               Écrire aujourd'hui

[...]

   L'écriture de recherche [....] ne travaille pas à l'écart d'ici et d'aujourd'hui, pas à l'écart de l'état social dans lequel nous vivons. Au lieu de le contester par le témoignage ou la description, elle l'attaque au niveau de la langue. C'est ce qu'il m'importe maintenant d'essayer d'éclairer.

   Une collectivité existe en fonction de la relation qui unit ses membres. Cette relation a deux supports : le lieu et la langue. Traditionnellement, cette langue a pour référence l'ordre qui gère la collectivité, c'est-à-dire l'État. De même que l'État met en circulation la monnaie qui règle es échanges, de même il fait circuler un discours qui, si je puis dire, est l'étalon de la communication par le langage. Cela est encore plus vrai dans les sociétés démocratiques et laïques, nées de la révolution. Symboliquement, d'ailleurs, l'Encyclopédie précède la grande Révolution, car elle est le livre qui, en donnant réponse à tout, donne congé à Dieu. Seulement qu'est-ce qui se passe ? qu'est-ce qui va toujours s'accélérant dans nos sociétés libérales ? C'est que le discours du pouvoir, non seulement est de plus en plus vide, mais par là même vide le discours collectif de son sens. Alors que la censure nous prive de parole, ce phénomène nous prive de sens, et cette nouvelle Sensure équivaut à un très discret et d'autant plus efficace lavage de cerveau.

   L'écriture de recherche s'inscrit contre cette dégradation, d'où l'importance dans son travail du mot "langue", d'où la grande place du souci "linguistique". Évidemment un danger formaliste guette ce travail au niveau de la théorisation, mais ce qui le guette surtout, c'est la récupération sous forme de savoir. On peut s'approprier le savoir, on ne peut pas s'approprier le sens, car il nous conduit vers une limité où lui ne s'arrête pas.

 

Bernard Noël, "Qu'est-ce qu'écrire", dans La Place de l'autre, Œuvres III, P. O. L, 2014, p. 225.

11/06/2014

Aurélie Foglia, Gens de peine

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Vies de

 

I

 

Souvent on entend froisser

les forêts de Gens

 

le grand vent

les forêts profondes de Gens

 

ce sont les Chevrotants les Désolés

aux troncs tordus les Abonnés aux branches

basses qui brament au fond des fossés

 

« nous ne sommes pas doués

pour la divinitude

apprends-nous comment

nous soustraire arrache-nous

d'entre nos frères la mort »

 

tordant leurs bras griffus

s'adressant à qui ? au vent absent

 

ce sont les Bafoués les Enterrés du pied

faune en costume de lichen à cornes

de brume les Passés sous silence

 

qui végètent sous

des loups de velours dévoré

 

II

 

quelques-uns nus     d'autres non

 

Gens derniers

 

ainsi furent ainsi d'en furent

long loin

leurs notes mal tenues

 

pas un ne les rappelé

 

Gens de rien

perdus entre tous

les sons qui les émurent

 

dont nos noms ne sont pas

parvenus

 

eurent si peu de fourrure

par si grand froid

qu'ils en moururent

 

pas un ne les réchauffa

 

[...]

 

Aurélie Foglia, Gens de peine, NOUS, 2014, p. 11-14.

10/06/2014

Samuel Beckett, Lettres, I, 1929-1940 : recension

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   On a pu lire quelques lettres de Samuel Beckett dans des études qui lui étaient consacrées, dans des livres de souvenirs, dans un catalogue d'exposition, et on ne peut que se réjouir de la publication de ce premier volume — trois autres suivront, repris de l'édition anglaise où seules 2500 lettres (sur 15000) ont été conservées, mais des extraits d'autres (et des réponses) apparaissent dans les notes. L'œuvre extrêmement complexe, souvent sottement réduite à quelques lieux communs vides ("illustration de la misère humaine", "théâtre de l'absurde") ne peut qu'être éclairée, comme l'a été celle de Proust, cher à Beckett, quand Kolb a édité son abondante correspondance. Laissons les grincheux se plaindre que l'édition soit abondamment annotée, remercions plutôt les maîtres d'œuvre des précisions apportées à propos de tel destinataire, telle circonstance, tel lieu, qui permettent de lire les lettres : savoir qui était Thomas McGreevy, ami de Beckett et destinataire du plus grand nombre de lettres entre 1931 et 1940, ou George Reavey, son agent littéraire, avoir des indications sur telle lecture signalée elliptiquement, comprendre les allusions, courantes dans des lettres à des proches, tout cela éclaire le parcours de Beckett. Les éditeurs ont placé au début de chaque année de correspondance un résumé de ses activités ; ils ont donné à la fin du volume une notice sur les noms de personnes les plus présents dans les lettres, une bibliographie des ouvrages cités et un index général ; enfin, l'introduction, outre qu'elle explique la manière dont le texte a été établi, relève les divers thèmes abordés dans ce volume. Un regret : il aurait été bon d'indiquer dans la bibliographie des ouvrages en langue française (par exemple, Europe, juin-juillet 1993 ; Nathalie Léger, Les vies silencieuses de SB, 2006) ou de signaler les traductions en français (Anne Atik, Comment c'était, Souvenirs sur SB, 2003).

 

 

   Le lecteur découvre un passionné de musique et un critique acerbe des interprétations (par exemple de la direction d'orchestre de l'« ignoble Furtwängler »), un fin connaisseur de l'histoire de la peinture, un lecteur intransigeant qui qualifie la première partie du Temps retrouvé de « déversement à la Balzac » ou construit un féroce palindrome sur le nom de T. S. Eliot : « T. Eliot c'est toilet à l'envers ». Beckett est aussi un ami attentif, soutenant les travaux des uns et des autres, ce qui ne l'empêche pas à plusieurs reprises de noter sa misanthropie : « mon aversion pour les êtres humains se durcit à chaque sortie. » Les relations avec sa mère sont en partie à l'origine de sa difficulté à vivre et il sait que, pour pouvoir écrire, il lui faut fuir l'« odeur de marécage » du pays natal ; son voyage en Allemagne (octobre 1936-avril 1937), où il a visité de nombreux musées, est de ce point de vue un échec : il était entrepris pour sortir de son « marasme intellectuel » et non pour « aller quelque part » ; en outre, il a fort bien vu ce qu'y était la persécution des juifs. Au cours des années, divers projets professionnels, aussi vite abandonnés qu'ils étaient nés, se succèdent pour lui permettre d'être ailleurs qu'en Irlande ; il écrit à Eisenstein pour suivre ses cours de cinéma à Moscou et, ainsi, pouvoir « exprimer [son] exécration sur un autre plan » ; il pense solliciter un poste de lecteur d'italien au Cap, mais aussi un poste d'assistant à la National Gallery de Londres, notant qu'il est « tout juste capable de distinguer un Uccello d'une scie à main ». Comme une note le rappelle, il s'agit là d'une allusion à Hamlet qui affirme distinguer un faucon d'une scie à main (Hamlet, II, ), Uccello signifiant "oiseau" en italien.

   Cette allusion littéraire n'est pas la seule et c'est bien la littérature qui occupe constamment Beckett, même si, à de nombreuses reprises, il affirme le contraire ; quand il annonce qu'il souhaite apprendre à piloter un avion, c'est, écrit-il, que « Je n'ai pas envie de passer le reste de ma vie à écrire des livres que personne ne lira. Ce n'est pas comme si j'avais envie de les écrire. » Pourtant, « l'issue littéraire » est la seule possible, la psychothérapie suivie à Londres en 1934 n'ayant pas changé grand chose à ses troubles (kystes, douleurs intestinales, furoncles « entre vent et eau » selon son expression). Son étude sur Proust avait été bien accueillie, ses nouvelles et ses poèmes — les premiers en français en 1931 — beaucoup moins. Il écrit en 1931 à propos d'un de ses textes, « ça pue le Joyce malgré mes efforts les plus sérieux pour le doter de mes propres odeurs », tout en soulignant que c'est cette écriture, celle de Joyce, qui l'intéresse. Tout son effort consiste donc à trouver ses "propres odeurs", c'est-à-dire à ne plus suivre la « vieille route puante abandonnée depuis longtemps par la musique et la peinture », en particulier à laisser de côté l'anglais "soigné". Cet effort est lisible dans les poèmes joints aux lettres, ce qui n'empêche pas Beckett de connaître des moments de doute ; il ne parvient pas à terminer Murphy, dont il écrit en 1935 : « C'est assez mauvais et je ne m'y intéresse pas » et, plus tard, au moment de reprendre le manuscrit, « il est difficile d'écrire quand on est dans un état consternant d'uniformité, de vide, d'apathie, de stupidité, de pusillanimité ». Il achève cependant fin juin 1936 le roman, qui ne sera publié qu'en 1938 après le refus de plusieurs éditeurs (« le principal est que le livre SORTE », écrivait-il à son agent). L'un demandait que le livre soit réduit d'un tiers, ce qui déclencha la colère de Beckett et une auto dérision réjouissante : il proposa de vendre sa prochaine œuvre dans les pharmacies Boots, en donnant « avec chaque exemplaire un échantillon gratuit de quelque laxatif pour promouvoir les ventes. Les Bouquins Beckett pour vos Boyaux. Jésus in péto [etc.]».

  

   Si Beckett voulait que Murphy soit imprimé, c'est bien parce que l'influence de Joyce s'y était atténuée et qu'il commençait à « parvenir à ces choses (ou ce rien) qui se cach[ait] derrière » son langage. C'est peut-être le plus passionnant à suivre dans ces lettres, la lente venue d'une voix singulière, née d'un travail obstiné, sans illusion sur le fait qu'il faut sans cesse recommencer. Cela, les biographies de Beckett, pour passionnantes qu'elles soient, ne le restituent pas.

 

Samuel Beckett, Lettres, I, 1929-1940, édition préparée par M. Fehsenfeld, L. Overbeck, G. Craig, D. Gunn, traduit de l'anglais par André Topia, Gallimard, 2014,  p., 55 €.

Recension parue dans Sitaudis le 3 juin 2014.

 

 

 

 

 

09/06/2014

Samuel Beckett, Lettres, I, 1929-1940

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[à propos de son roman Murphy, qui sera publié en anglais en 1938]

 

[l'éditeur] m'exhorte à faire l'ablation de 33.3 %, fraction éternellement périodique, de mon œuvre. J'ai eu l'idée d'un meilleur plan. Prendre tous les 500es mots, ponctuer soigneusement et publier un poème en prose dans le Paris Daily Mail. Puis publier le reste en édition séparée et privée [...] comme les délires d'un schizoïde, ou en feuilleton, dans le Zeitschrift für Kitsch. Ma prochaine œuvre sera sur du papier de riz enroulé autour d'une bobine, avec une ligne perforée tous les quinze centimètres et en vente chez Boots. La longueur de chaque chapitre sera soigneusement calculée pour laisser libre mouvement à l'utilisateur moyen. Et avec chaque exemplaire un échantillon gratuit de quelque laxatif pour promouvoir les ventes. Les Bouquins Beckett pour vos Boyaux, Jésus in péto. Vendu en papier impérissable. Des rouleaux en duvet de chardon. Tous les bords désinfectés. 1000 occasions de s'essuyer en rigolant un bon coup. Également en braille pour le prurit anal. Tout en Sturm et pas de Drang.

   J'ai répondu, chère *agente provocatrice*, que je ne laisserai pas toucher à la section intitulée Amoe Intellectualis, etc., ni àThema Coeli, ni à l'Affense Endon, ni aux dernières volontés et fondement, mais que pour tout ce qui concernait le reste, j'enlèverais volontiers tous les liens et supports, larmiers, clés de voûte, pierres angulaires, arcs-boutants, et, avec un plaisir particulier, l'ensemble des fondations, et accepterais la pleine et entière responsabilité du détritus qui s'ensuivrait. On s'en remettrait aux chouettes, chats, renards et crapauds de la critique universitaire pour compléter le tableau, tableau romantique.

 

Samuel Beckett, "Lettre à Mary Manning Howe, 14/11/36", dans Lettres, I, 1929-1940, édition établie par G. Craig, M. Dow Fesenfeld, D. Gunn et L. More Overbeck, traduit par André Topia, Gallimard, 2014, p. 444.

08/06/2014

Bashô, Le faucon impatient

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Lune du petit matin

et fleurs du cerisier tardif

sont en accord parfait

 

À peine les poules

ont-elles gagné le juchoir

lune du crépuscule

 

De jours importants

il en est deux dans l'année

cloche du soir

 

Ah la nuit d'été

déjà s'éclaire et se gâte

la collation froide

 

Du printemps peu à peu

complètent la figure

lune et prunier

 

Ah le rossignol

de l'autre côté du saule

devant le fourré

 

Bashô, Le faucon impatient, traduit du

japonais par René Sieffert, POF, 1994,

p. 19, 51, 57, 65, 87, 95

07/06/2014

Raymond Queneau, Fendre les flots

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           L'ouïe fine

 

Les poissons parlent quel charivari

on ouvre les ouïes pour entendre

leurs discours océaniens

on n'entend rien

il faut avoir l'oreille maritime

pour percevoir ce que ces vertébrés expriment

sinon l'on n'entend rien

que le cri des mouettes

la sirène d'un navire le ressac

et les galets roulés

 

                  L'air de la mer

 

Quel être jette ainsi son haleine fétide

on croyait respirer voilà que cette odeur

s'enfle emplissant l'azur de son gaz homicide

répandant en tout lieu son immense puanteur

 

Quel monde peut ainsi congestionner les plaines

sur la terre et dans l'eau déversant son venin

éteignoir des parfums massacrant la verveine

la rose l'origan l'encens et le benjoin

 

Lorsque l'on aperçoit ces ombres méphitiques

qui viennent menacer l'air pur atmosphérique

que faire sinon fuir vers les larges lointains

 

et marcher d'un bon pas vers les rives humides

où les sels bienfaiteurs d'abord un peu timides

finissent par briser le monde du purin

 

Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard, 1969,

p. 49, 94.

06/06/2014

Raymond Queneau, Battre la campagne

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Le rat des villes et les rats des champs

 

Un rat des villes

s'en vint aux champs

se mettre au vert

chez ses parents

de pauvres petits paysans

ils entassaient pour leur vieil âge

des grammes et des grammes de gruyère

qu'un gros matou du voisinage

venait dévorer voracement

et les pauvres petits paysans

accumulant accumulant

ne faisaient que nourrir ce vilain personnage

et il ne leur resterait rien pour leur vieil âge

le rat des villes s'étonnait

de ce curieux système de sécurité

socialo

puis il se fit une raison

mangea lui aussi du gruyère

et passa d'agréables vacances

dans un joli coin de la douce France

du côté de la frontière suisse

 

 

             Aller en ville un jour de pluie

 

On piétine la boue

en attendant l e car

le car est en retard

la colère qui bout

 

enfin voici le car

il fait gicler la boue

on voyage debout

le car est en retard

 

ça sent le drap mouillé

la sueur qui s'évapore

sur les vitres la buée

Ce moyen de transport

 

nous amène à la ville

on s'y fait insulter

des agents pas civils

nous y mépriseraient

 

si farauds du terroir

on leur un peu matchait

sur leurs vastes panards

en allant au marché

 

les garçons de café

nous servent peu aimables

ils n'ont pas de respect

pour la terre labourable

 

la journée est finie

on rentre par le car

la boue toujours jaillit

pressée par les chauffards

 

voici notre village

voici notre maison

il pleut il pleut bergère

rentre tes bleus moutons

 

Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard, 1967, p. 62,

 

05/06/2014

Raymond Queneau, Courir les rues

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                                  Traduit du latin

 

Il avaitdu bois de chêne et trois lames de bronze autour du cœur

celui qui le premier osa mettre un pied devant l'autre

traverser la chaussée de l'avenue de l'Opéra vers six heures

affrontant les milliers de ouatures se frottant mutuellement le râble

et se glissant entre rostres d'acier et leurs abdomens de métal

pour aller d'un trottoir relativement abrité vers un jumeau incertain

cependant que le tonnerre des impatients retentit jusqu'aux étages

                                                                                  [supérieurs

emportant avec lui les fumées tétraplombées des pots expectorateurs

il avait du bois de chêne et trois lames, autour du cœur, de bronze

celui qui le premier osa traverser une rue sur le coup de dix-huit   

                                                                                    [heures onze

 

                                   Une révolution culturelle

 

Les restaurants chinois se multiplient

d'une croissance exponentielle

pas de doute le péril

jaune en gastronomie

le tigre de papier et le nid d'hirondelle

détrônent le steak sur le gril

 

                                        Encore le péril jaune

 

Dans le bus des touri-

tes chi-

nois ri-

ent avec autant de vulgari-

que des Français

 

 

Raymond Queneau, Courir les rues, Gallimard, 1967, p. 179, 137, 142.

04/06/2014

Daniel Pozner, /D'un éclair/ : recension

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   Dans son précédent livre, Trois mots (Le Bleu du Ciel, 2013), Daniel Pozner suivait une contrainte rigoureuse : chaque vers des 69 poèmes ne comprenait que trois mots, le premier vers de la première strophe devenant le second vers de la suivante, et cela jusqu'à la fin ;  la contrainte ne lassait pas, des fragments de citations étant introduits, plus ou moins reconnaissables : des paroles de chansons, un vers d'Apollinaire, etc., et bien lisible les premiers mots de Du côté de chez Swann. Pourquoi ce retour sur Trois mots  ? Parce que /d'un éclair/ est construit à partir d'un extrait de Proust donné en exergue avec la référence (« Rien qu'un moment du passé ? Beaucoup plus peut-être (...] », Marcel Proust, Le Temps retrouvé), précisément le poème reprend les mots du passage — passage qui se poursuit ainsi : « ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu'eux deux »(1).

   Le poème alterne les parties en prose et en vers. Les premières amorcent ce qui est proposé dans les secondes, avec des décalages. Par exemple, l'annonce d'un récit dans la première séquence en prose se poursuit par le rappel des trois règles du théâtre classique (temps, lieu, action), mais l'unité « se défaisait[...] en petits morceaux »  et de manière triviale, avec  « la boue sur les bottes » (allusion au conte ?).  Dans les poèmes, la tentative du récit est rompue par le fait que les mots sont incomplets, aisément identifiables quand il s'agit d'éléments de la citation  : « Rien qu'un mo / Beaucoup plus / beaucoup plus / ce qu'au mo » (p. 8), beaucoup moins quand ils n'en font pas partie, mais ces mots réapparaissent, alors entiers (ou presque !) dans d'autres poèmes. Le poème s'élabore de manière analogue à la recherche proustienne et, dans les séquences en prose, les références au lent travail de remise en ordre des mots sont abondants. Il s'agit de « ramasser les miettes », on a affaire avec une « page à trous », un « morceau d'une chose brisée », un « fragment », des « traces », un « palimpseste », et le narrateur avoue : « J'avale mes mots », « je (...) biffe ». Peut-on retrouver une unité ?

    L'unité réside dans le forme : les séquences versifiées sont toutes des sonnets. Ils sont tous rimés, mais la rime n'est pas toujours constituée par un mot entier (voir l'exemple ci-dessus) ; les vers comptent le même nombre de syllabes, mais l'un d'entre eux a une syllabe de plus ou de moins : premier sonnet en vers de 3 syllabes, sauf le dernier, 4 ; deuxième sonnet en vers de 6 syllabes, sauf le onzième, 7 ; troisième sonnet en vers de 4 syllabes, sauf le sixième, 3... Cela est encore observable pour le cinquième sonnet, mais les sonnets 4, 6 et 7 sont hétérométriques... Quant aux huitième et neuvième, ils reprennent deux vers "classiques", respectivement l'octosyllabe et l'alexandrin, et le dernier intègre des mots empruntés à la suite de l'exergue (« Rien qu'un mo du passé ? Beaucoup plus : quelque chose / beaucoup plus essentiel de ma vie, la réa /...».

    Simple jeu avec un fragment ? Certes non. D'abord, comme le suggère le derrnier poème, c'est par le travail de l'imagination que se révèle la beauté de la réalité, celle de la langue ; ensuite, l'ensemble enseigne que tout s'écrit avec ce qui est déjà écrit (le lecteur repérera d'ailleurs des allusions à la chanson, à Verlaine,...). Vieille leçon sans doute, mais celle-ci encore : que le poème dans son bel ordre — sonnet en alexandrins rimés — est analogue à « la queue de la comète » dont on sait qu'elle est en partie constituée de poussières.

 

Daniel Pozner, /D'un éclair/, Passage d'encres, 2014, 44 p, 5 €.

——————————————

1. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Pléiade, tome IV, 1989, p. 450.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

03/06/2014

Octavio Paz, Arbre au-dedans

Octavio Paz, Arbre au-dedans, Tapies, feuille, mur, signe, écriture,christ, temps

Dix lignes pour Antonio Tàpies

 

Sur les surfaces urbaines,

les feuilles effeuillées des jours,

sur les murs écorchés, tu traces

des signes charbons, nombres en flammes.

Écriture indélébile de l'incendie,

ses testaments et ses prophéties

désormais devenus splendeurs taciturnes.

Incarnations, désincarnations :

ta peinture est le suaire de Véronique

de ce Christ sans visage qu'est le Temps.

 

Octavio Paz, Arbre au-dedans, traduction F. Magne

et J-C. Masson, revue par J.-C. Masson, dans

Œuvres, Pléiade, Gallimard, 208, p. 558-559.

 

02/06/2014

Paul Nougé, Fragments

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Entendre encore

le son de tes pas

    sur la pierre

 

Pourquoi m'as-tu

       reconnu ?

La nuit tombait.

 

Ton rire brisé

    la vague

qui retombe

 

Et en fin de compte

   les lèvres sèches

     nous sommes

        tombés là

     dans le sable

     (si l'on veut)

       exténués

 

Je ne dis

que ce que

  tu penses

 

J'attendais

ton image

dans le miroir

   d'en face

 

     Viens

même si tout est

      perdu

 

Paul Nougé, Fragments,

éditons Labor, 1983, p. 20-23.

 

01/06/2014

Takuboku (1885-1912), Ceux que l'on oublie difficilement

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J'ai compté les années d'espérance

et je fixe mes doigts

je suis fatigué du voyage

 

Il m'a donné la nourriture

et je me suis retourné contre lui

que ma vie est lamentable

 

Le soir au moment de se séparer

à la fenêtre du wagon j'ai bâillé

de tout cela je n'ai plus que regrets

 

Calmement sur une large avenue

une nuit en automne

respirer l'odeur du maïs que l'on grille

 

Tellement amaigri

ton corps ne semble plus

qu'un bloc de révolte

 

Combien triste l'instant

où l'on se dit lassé de ce monde paisible

où rien n'arrive

 

Elle attendait de me voir ivre

pour alors chuchoter

diverses choses tristes

 

Dans un vieux carnet rouge

restent écrits

le lieu et l'heure de notre rencontre

 

Takuboku, Ceux que l'on oublie difficilement,

traduit du japonais par Alain Gouvret,

Yasuko Kodaka et Gérard Pfister, Arfuyen,

1989, p. 8, 12, 17, 19, 22, 26, 39, 44.