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25/11/2011

Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue

 

imgres.jpegQu'un mot puisse être perdu, cela veut dire : la langue n'est pas nous-mêmes. Que la langue en nous est acquise, cela veut dire : nous pouvons connaître son abandon. Que nous puissions être sujets à son abandon, cela veut dire que le tout du langage peut refluer sur le bout de la langue. Cela veut dire que nous pouvons rejoindre l'étable ou la jungle ou l'avant-enfance ou la mort.

 

En jouant sur le mot qui se tient sur le bout de la langue, je ne joue pas sur les mots. Je ne tire pas par les cheveux de cette femme la tête érigée en l'air, étendant le bras dans un suspens comparable aux gestes des patriciennes effrayées devant le phallus voilé de la Villa des Mystères. La non-domination du souvenir d'un nom néanmoins connu ou d'une idée qu'on ressent en l'absence de ses signes — qu'on ne ressent pas vraiment mais qui brûle : «Je brûle ! Je brûle ! » — est la non-domination de soi et est l'ombre portée de la mort pour peu qu'on ne remette pas la main sur le mot qui fuit. C'est cette main dans le silence. C'est cette prédation silencieuse. Écrire, trouver le mot, c'est éjaculer soudain. Ce sont cette rétention, cette contention, cette arrivée soudaine.

C'est approcher non par le feu — « Je brûle ! » — mais le foyer central où le feu prend sa flamme.

Le poème est ce jouir. Le poème est le nom trouvé. Le faire-corps avec la langue est le poème. Pour procurer une définition précise du poème, il faut peut-être convenir de dire simplement : le poème est l'exact opposé du nom sur le bout de la langue.

 

Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue, P. O. L, 1993, p. 60, 76-77.

24/11/2011

Pierre Silvain & Jean-Claude Pirotte, Les chiens du vent

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Sous la poussière il retrouve

L'ardoise d'enfance fêlée

Avec les griffures intactes

Proclamant sa détresse d'être

Celui qui toujours demeure

Au seuil du monde déchiffrable

Dans l'attente d'une aveuglante

Révélation ou d'un anéantissement

Rien n'a changé

Tout continue de se refuser

Là derrière

              

 

Lueur tremblante et louche

Au fond de la nuit d'encre

C'est la fenêtre du logis

De l'ogre perdu dans les bois

Vers quoi conduisant la fratrie

Résolu même sans

Les cailloux en poche

Poucet avance

 

Pierre Silvain, Les chiens du vent, encres et pastels de Jean-Claude Pirotte, Cadex éditions, 2002, p. 62, 40.

23/11/2011

James Sacré, Un paradis de poussière (note de lecture)

 

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   James Sacré voyage en s'installant dans une région : il la parcourt sans hâte, observe les paysages, les manières de vivre de se déplacer et d'habiter les lieux, le travail des hommes, et il se nourrit avec les uns et les autres. Ce n'est pas dire qu'Un Paradis de poussières serait un ouvrage d'ethnologue..., c'est bien un livre de poète, construit avec une alternance d'ensembles consacrés au voyage et aux rencontres (18), et des parties lyriques (14) titrées chaque fois "Geste parlé", qui sont des adresses amoureuses à l'Autre.

   Il n'est pas nécessaire de connaître l'œuvre de James Sacré pour accueillir cette nouvelle plongée dans le Maroc de Sidi Slimane. On en sort pour des moments à Larache pour la tombe de Jean Genet, un voyage jusqu'à Sakiet Sidi Youssef en Tunisie pour se recueillir en pensant au bombardement de l'armée française le 8 février 1958 ; on revient en France à l'Institut du Monde Arabe ou, à Toulouse, pour un hommage au grand écrivain Edmond Amran El Maleh. Le lecteur des précédents livres ne se retrouvera pas dans du "déjà lu", mais reconnaîtra des motifs propres à ce qui, au fil du temps, est devenu une œuvre : le discours amoureux, la tendresse pour les animaux et les hommes, le questionnement sur la mémoire et sur l'écriture1, les tentatives de nouer les noms de couleur comme sur une toile — ce qui se résout provisoirement par une rencontre avec le peintre Khalil El Ghrib2 —, et sans doute le plus apparent ; le plaisir d'écrire une certaine manière de renaître lors de chacun des séjours au Maroc.

   On entre d'emblée dans le livre comme s'il s'agissait d'une relation de voyage. On débute par des notations sur «l'activité marchande» avec «toutes sortes de petites silhouettes», «des camions pleins de couleurs». C'est le jeu des couleurs de ces camions qui arrête le regard, la juxtaposition et l'entrelacement du rouge, du vert, de l'orange, du blanc, du jaune..., « ça fait / Beaucoup de couleurs, et des formes, qui échappent aux mots ». Ce sont les mouvements des uns et des autres, petits marchands d'eau, de figues de barbarie, de beignets, d'escargots, vendeurs de menthe, enfants, chalands oisifs qui sont croqués, et « À vrai dire on pourrait écrire sans fin ». La description ne peut qu'être indécise, toujours à reprendre, à rectifier pour tenter de restituer quelque chose du vivant : une couleur, une forme, un mouvement, des bruits de la rue. Dans chaque "geste parlé", c'est encore la difficulté de parler à l'autre (et de l'entendre vraiment) qui apparaît : « On finit par s'inventer des formules qui ont l'air de dire / Mais on ne sait pas ce qu'elles disent ».

   Les deux temps du livre, le récit et le geste parlé, pourraient être perçus comme nettement séparés si l'on se tenait aux titres ; on passe par exemple de "Un soir on a sorti deux chaises devant la porte" à "Ce qu'on mêle en échangeant des mots", ou de "Les gens sont là, pas loin" à "Le mot rien dans le mots vivant". Cependant, dans chaque temps on retrouve une tension analogue : il y a d'une part le désir de "donner à voir", d'autre part celui d'exprimer simplement la complexité d'une relation amoureuse, et le doute de parvenir à noter quelque chose de la réalité telle qu'elle est ou telle qu'elle a été vécue. Dans cette interrogation sur la portée du regard attentif ou amoureux, le lecteur est même introduit dans un poème : « C'est trop descriptif ton poème que tu diras, / Ces vagues mots sur la misère de l'endroit » ; réponse est faite à ce lecteur pour qu'il lise autrement et attache moins d'importance au récit qu'à l'émotion qui en est à la source :

   Le poème n'est-il que des mots ? Pour les disposer ainsi, selon un rythme et des arrangements divers,

     N'a-t-il pas fallu quelque transport de cœur, fût-ce

     Dans le plus grammatical déguisement des phrases ?

     Écrire

     C'est toujours plus qu'écrire.

 

   Ce qui ne peut venir dans le poème, c'est l'homogène, l'unité de sens. Peut-être l'écrit aide-t-il à ce que le lecteur « s'imagine un peu » ce qui a été vu, mais il ne peut ignorer que le "monde", le rapport à l'Autre n'entrent pas dans les mots. James Sacré ne parvient pas plus à saisir avec la photographie ce qu'il sait devoir toujours lui échapper, il regrette d'ailleurs que ses photographies soient « le plus souvent mal prises ». Ce qui reste, c'est toujours « De la poussière de mots, un poème », la « poussière du poème ». La réalité s'enfuit, même quand est noté ce qui est regardé, et bien plus fragiles encore sont les images du passé : autre poussière, « Poussière du temps, tamis / De la mémoire ». Des moments de la campagne marocaine, des gestes du travail, une couleur de la terre dérangent la durée vécue et rapportent à un temps aboli :

     On comprend mieux tout d'un coup que la campagne est pas loin,

     Pas si loin non plus (qu'est-ce qui s'en va ?)

     Celle que labourait mon père

     Avec la même sorte de petit tracteur [...]

   C'est aussi le souvenir du village natal en Vendée, le jardin près de la maison, la sieste de la mère qui resurgissent, et les bruits entendus dans la vilel marocaine lui semblent « comme un prolongement des jours de foire aux bestiaux à Coulonges-sur-l'Autize » — « la drôle de charpie que c'est le temps », mais seul 'écrit permet d'évoquer ce « paradis dans la bouche » qu'est le couscous partagé dans un village. Les mots sont « une couture au temps » ; ce sont les mots de l'enfance, régionaux ou appartenant à des techniques anciennes qui viennent à propos des choses du Maroc : "ranche", "cenelle" ou "dorne" : « [...] comme si la terre / Ouvrait sa dorne [= son giron] remplie d'une histoire [...] ».

   Sans doute le livre est toujours à faire puisque le poème est là pour « remettre de l'ordre dans le monde »...

 

James Sacré,  Un paradis de poussière, Marseille, André Dimanche, 2007.

©Photographie Tristan Hordé
Cette note de lecture a paru dans Poezibao sous une autre forme.

1  On peut lire sur ce sujet Broussaille de prose et de vers (où se trouve pris le mot paysage), éditions Obsidiane, 2006). Une allusion à ce titre dans Un paradis de poussières : «Je ne fais que m'empêtrer / Dans la broussaille de ces poèmes» (p. 103)

2  voir James Sacré, Khalil El Ghrib, éditions Virgile, 2007.

 

22/11/2011

Yosa Buson, Haïku (traduction Joan Titus-Carmel)

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Buson : Paysage 


    La pauvreté

m'a saisi à l'improviste

  ce matin d'automne

 

    Près d'un poirier

je suis venu solitaire

  contempler la lune

 

    Le batelier —

sa perche arrachée des mains

  tempête d'automne

 

    Il brama trois fois

puis on ne l'entendit plus

   le cerf sous la pluie

 

      Une solitude

plus grande que l'an dernier

    fin d'un jour d'automne

 

      Le mont s'assombrit

éteignant le vermillon

des feuilles d'érables

 

Yosa Buson, Haiku, traduits du japonais et

présentés par Joan Titus-Carmel, Orphée/

La Différence, 1990, n.p.

21/11/2011

Édith Azam, Devant la porte, un paillasson : la parole

 

Unknown.jpegDevant la porte, un paillasson : la parole...

 

Nous avons eu jadis, peut-être, la parole.

 

Nous sommes dupes de nous-mêmes, de ce foutu langage qui nous dévisse la bouche, y voyons une forme de supériorité animale qui se résume, au bout du compte, à calfeutrer nos phantasmes les plus, non, les mieux lubriques croyant nous éloigner de la bête mais... nous sommes des brutes, des barbares.

 

Nous nous mentons depuis la langue, depuis cette épine molle et gluante qui nous creuse en quotidien la bouche ce toute la mort qu'on lui a fait.

 

Nous, en permanence, violons de la langue dans une bêtise abjecte qui nous sabote tout le squelette tant est si mal que, à défaut de marcher debout nous : nous rampons du gosier.

 

Nous nous traînons plus bas que taire, persuadés que le langage relèvera un peu les choses mais.., nous ignorons les massacres dont nous sommes les seuls responsables et qui fait le défaut de langue majeur : son mensonge.

 

Nous, à cause de cela, sommes devenus l'imbécile jouet du langage.

 

Nous ne comprenons rien, ne voyons pas le point où la pensée s'em-pute dressant la langue contre nous, et ne faisons rien du langage si ce n'est : le corrompre, le brûler, sans discontinuité altérer ce pour quoi il est fait.

 

Nous ne sommes pas capables — veulerie, sabotages, pleutres, bouffons, narcisses — de faire qu'une parole soit un acte.

 

Nous avons dévoyé la langue, nous l'avons salopée : Nous, massacreurs du langage, nous nous baisons tous d'abord par la bouche, d'abord par la bouche oui : de bouche à bouche, nous nous dévorons de la langue.

[...]

 

Édith Azam, Devant la porte, un paillasson : la parole..., dans Action Poétique, n° 204, juin 2011, p. 69.

20/11/2011

Jacques Prévert, Fatras - Choses et autres

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La fête secrète

 

Au carrefour impossible de l'immobilité

une foule d'objets inertes

ne cesse de remuer de frémir de danser

Et les facteurs du vent

comme ceux de la marée

éparpillent le courrier

Chaque chose sans doute est destinée à quelqu'un

       ou à quelque chose peut-être

La plume de l'oiseau

comme l'écaille de l'huître

la croix de la légion d'honneur

comme l'étoile de mer

ou la patte du crabe et l'ancre du navire

la grenouille de fer vert

et la poupée de son

et le coller du chien

Et dans ce paysage où rien ne semble bouger

sauf la bougie du naufrageur dans la lanterne rouillée

c'est la fête secrète

la fête des objets.

 

Jacques Prévert, Fatras, "Le point du jour", Gallimard, 1966, p. 237.

 

 

Ne rêvez pas

(L'ordinateur)

 

Ne rêvez pas

pointez

grattez vaquez marnez bossez trimez

Ne rêvez pas

l'électronique rêvera pour vous

Ne lisez pas

l'électrolyseur lira pour vous

Ne faites pas l'amour

l'électrocoïtal le fera pour vous

 

Pointez

grattez vaquez marnez bossez trimez

Ne vous reposez pas

le Travail repose sur vous

 

Jacques Prévet, Choses et autres, "Le point du jour",

Gallimard, 1972, p. 234.

 

 

 

19/11/2011

Bernard Noël, Sur un pli du temps

Pour l'anniversaire de Bernard Noël

 

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Toujours le plus

aura manqué

la langue a touché

trop d'ombre

trop compté

les lettres du nom

une fois

cent fois

mille fois

les mains

ont rebâti

la statue des larmes

mot

tombé

d'un mot

l'être

a roussi

dans le souffle

quelle fin

la bouche

troue

un visage

l'ombre

gouverne

sous les yeux

une pierre

pousse

entre nous

 

toujours en pays nain

la métamorphose

aura manqué

un gué

pour passer la salive

vers le tu

poussière

de sucre

dans la pluie

l'aile y bat

vainement

on s'est vêtu

de presque

de encore

on a dit

viens

le mot cœur

battait

de ne pas

battre

on touchait

le masque

pour le sang

la trace

de l'haleine

le pli

de la paupière

décousu

[...]

 

Bernard Noël, Sur un pli tu temps, dans La Chute des temps,

Poésie/Gallimard, 1993, p. 225-227.

18/11/2011

Giorgo Manganelli, Centuries, cent petits romans-fleuves

                                              Trente neuf

 

imgres.jpeg   Rapide, une ombre court le long des barbelés, à travers les tranchées, près des silhouettes des armes qui se découpent dans la nuit : le messager est pris d'une grande hâte, une furie heureuse le guide, une impatience sans répit. Il porte un pli qu'il doit remettre à l'officier responsable de la place forte, lieu de morts nombreuses et de quantité de clameurs, de lamentations, d'imprécations. Le messager agile traverse les grands méats de la longue guerre. Ça y est, il a rejoint le commandant : un homme taciturne, attentif aux bruits nocturnes, aux fracas lointains, aux éclairs rapides et insaisissables. Le messager salue, le commandant — un homme d'un certain âge déjà, au visage rugueux — déplie le message, l'ouvre et lit. Ses yeux relisent, attentifs. « Qu'est-ce que ça veut dire ?» demande-t-il curieusement au messager, étant donné que le texte de la dépêche est écrit noir sur blanc, et que clairs et communs sont les mots employés. « La guerre est finie, mon commandant », confirme le messager. Il consulte sa montre : « Elle est finie depuis trois minutes.» Le commandant relève la tête, et c'est avec une infinie stupeur que le messager aperçoit sur ce visage quelque chose d'incompréhensible : une impression d'horreur, d'effroi, de fureur. Le commandant tremble, il tremble de colère, de rancœur, de désespoir.  

« Fiche-moi le camp, charogne !» ordonne-t-il au messager ; celui-ci ne comprend pas, le commandant se lève et, de la main, il le frappe au visage. « Décampe ou je te tue ! » Le messager s'enfuit les yeux pleins de larmes, d'angoisse, comme si l'effroi du commandant s'était emparé de lui. Donc, pense le commandant, la guerre est finie. On en revient à la mort naturelle. Les lumières vont s'allumer. Il entend des voix lui parvenir des positions ennemies ; on crie, on pleure, on chante. Quelqu'un allume une lanterne. Partout la guerre est finie, il ne subsiste aucune trace de guerre, les armes précises et rouillées sont définitivement inutiles. Combien de fois l'ont-ils pris en mire pour le tuer, ces hommes qui chantent. Combien d'hommes a-t-il tué et fait tuer dans la légitimité de la guerre ? Car la guerre légitime la mort violente. Mais à présent ? Le visage du commandant est inondé de larmes. Ce n'est pas possible : il faut que l'on comprenne immédiatement, une fois pour toutes que la guerre ne peut pas finir. Lentement, péniblement, il soulève son arme et vise les hommes qui chantent, là-bas, qui rient et s'embrassent, les ennemis pacifiés. Aucune hésitation, il commence à tirer.


Giorgio Manganelli, Centurie, cent petits romans-fleuves, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para, prologue de Italo Calvino, éditions W, 1985, p. 89-90.

 

 

 


17/11/2011

Pierre-Yves Soucy, Traques

Pierre-Yves Soucy, Traques, Fragments de veilles, il particolare


Que prise          qui ne soit pas ruse

                mais

veille      au travers     et traquée

dès que l'œil          témoin de cécité

                               prévient du monde

 

chaque séquence s'attache

                 à l'incidence des événements

                 et la lisière des ombres

                                                  sépare

 

que              sans baisser les yeux

au milieu        du réel         vulnérables

 

nous sommes en chemin

rompus aux ferments de l'opacité

       à tenir nulle part ailleurs

                                          qu'aux limites

et cherchons à tendre

                        le nerf de l'étau

                                    pour le rompre...

                          *

... qu'à l'état singulier     de la tranche

de toute pause

se découpe l'ombre

                  au défaut de chaque jour

 

ce qui attend

exaspère le désarroi

              jusqu'au bleu du ciel

 

jusqu'au fil des dalles     le pari

                             que l'on abandonne

que la durée dresse          et arrime

à l'éclat aveuglant de chaque façade

et que du sol       imaginons l'écoute

                       échouant dans la poitrine

 

lorsque le cercle des corps

           à l'instant disparaît

et disparaissent

                      les semences séparées..

 

Pierre-Yves Soucy, Traques, extraits de Fragments de veilles, dans le revue

il particolare, "Pierre-Yves Soucy", n° 23, 2010-2011, p. 134-135.

16/11/2011

Pierre Chappuis, Muettes émergences, proses

 

                                        De près comme de loin

 

1219459494.jpeg   [...] Air vif, sur les hauts rejoints ce matin. Respiration élargie aux dimensions de l'espace. Allégresse et appréhension intimes — promesses, les fausses promesses de l'écriture —, comme qui se retrouverait dans un territoire sien. Déambulations par des sentes à peine marquées qui mènent d'un pâturage à l'autre à la faveur d'étroits passages quand il ne faut pas, ces murets doublés d'une clôture de barbelés, les enjamber au risque de tomber sur une pierre branlante.

 

   Aujourd'hui laissés par endroits à l'abandon, à demi écroulés, furent, ancestraux, élaborés, entretenus, périodiquement relevés. Autochtones absolument. Humble consécration de l'ici dans sa modestie de tous les jours. Auront de tous temps été faits de pierres arrachées au sol où la roche, à nu, sort de terre (ces affleurements, muettes émergences) et, patience et lenteur, disposées avec soin : parfois, lorsque rétives à toutes mise en rang, entassées grossièrement.

 

   Mon passé couturé au jour le jour, pluriel et uniforme. Appelé à se ternir. Qui peu à peu s'est ensauvagé. Plus rares se font les fleurs des herbiers de l'enfance qui émaillaient prairies et pâturages, aujourd'hui en voie de disparition ou tant s'en faut (l'effet d'engrais, d'ensemencements nouveaux) comme le thym, la raiponce, l'esparcette et, volontiers voisine du géranium champêtre, celle communément appelée, dans nos régions, le compagnon*.

 

Pierre Chappuis, Muettes émergences, proses, José Cori, 2011, p. 83-84.

* Le compagnon (blanc, rouge), nom assez répandu, est aussi appelé silène (T. H.)


15/11/2011

Giuseppe Conte, L'Océan et l'Enfant

 

Giuseppe Conte, ean-Baptiste Para, L'Océan et l'Enfant


Il y a le verre, le sable et le vide

le vase, l'entonnoir, la jonction

le miroir, la pluie, les dunes

en cônes de velours clivés par l'éclipse

 

Il y a la mer à sec, la grève

le soleil fluet d'un asphodèle

le froissement d'or de tout brocart

l'intime déroute des choses

 

la chute, le long déclin, la naissance

la cime renversée en plaine

et la digue des astres, scintillante

 

clepsydre*, sonnet baroque, structure

du luth et de l'ombre, paraphe de sel

pour quelle mort est ta mesure ? Pour quelle mort ?

(26. XII. 1980, entre 1 heure et 2 heures du matin)

 

C'è il vetro, la sabbia, ed il vuoto

l'ampolla, l'incontro, l'imbuto

le specchio, la pioggia, le dune

e coni di velluto sfaldati dal topo

 

eclisse, c'è il mare prosciugato, il

greto, il flebile sole della plumosa

l'oro gualcito di ogni broccato

l'essere sgominato di una cosa

 

la caduta, il lungo assottigliamento, la

nascita, la vetta ribaltata in pianura

e gli astri, diga di scintillamento

 

clessidra, sonetto barocco, struttura

del liuto e dell'ombra, sigla di sale

per quale morte è la tua misura, per quale morte ?

(26. XII. 1980, tra l'una e le due di notte)

* En italien, clessidra désigne à la fois l'horloge à eau et le sablier. En dépit de son impropriété, le maintien du mot clepsydre en français nous a semblé nécessaire (N.d.T.)

 

Giuseppe Conte, L'Océan et l'Enfant, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para, Arcane 17, 1989, p. 113 et 112.

14/11/2011

Ludovic Janvier, La mer à boire

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                                On voit les chiens

 

On voit les chiens tirant leurs maîtres vers mourir

suivant les voies imprévisibles de l'odeur

             ou les freinant — selon — pour obéir

           aux manigances incalculables du regret

 

Nous marchons retournés comme chez Dante les pleureurs

mais au lieu d'arroser nos fosses avec des larmes

           c'est nos chiens nous qu'on trempe de repentirs

         pendant que les clébards eux compissent le chemin

    où notre temps se ralentit se précipite

 


 

Paris terre promise à tous les rêveurs des gourbis

Leur Chanaan ce soir est dans l'eau sombre

ils ont gémi sous la pluie mains sur la nuque

c'est mains dans le dos qu'on en retrouve ils flottent

enchaînés pour quelques jours à la poussée du fleuve

c'est la pêche miraculeuse ah pour mordre ça mord

on en repêche au pont d'Austerlitz

on en repêche au pont de Bezons la France dort

on repêche une femme canal Saint-Denis

les rats crevés les poissons ventre en l'air les godasses

ne filent plus tout à fait seuls avec les vieux cartons

et les noyés habituels venus donner contre les piles

on peut dire qu'il y a du nouveau sous les ponts

la Seine s'est mise à charrier des Arabes

avec ces éclats de ciel noir dans l'eau frappée de pluie

 

Ludovic Janvier, La mer à boire, Gallimard, 1987, p. 60 et 44.

13/11/2011

Jean Paulhan, À poésie rêveuse, poète chétif

 

                             À poésie rêveuse, poète chétif

 

   images-1.jpegJ'imagine qu'un ange, un Persan, un homme tombé d'une autre planète vît d'un trait (comme il est naturel à ces personnages) toute la poésie française — et l'allemande ou l'anglaise tout aussi bien — du XIIe au XXe et de Théroulde, ou simplement de Chênedollé à Paul Éluard. Voici, en gros, ce qu'il observerait : c'est que la poésie nous paraît aujourd'hui chose infiniment plus grave et précieuse qu'elle ne paraissait jadis : sacrée, peu s'en faut ; c'est aussi qu'elle est devenue misérable et dépouillée, à proportion même qu'elle nous semblait précieuse — ainsi perdant chaque année en moyens ce qu'elle gagnait en mérites.

   Car il est commun de nos jours d'entendre prononcer par des gens d'allure très raisonnable, des écrivains et même des critiques, par exemple qu'un poème suffit à ébranler les forces secrètes du cosmos, qu'un mot imprudemment rythmé s'en va susciter au loin des îles et des forêts, qu'un vers a le pouvoir d'engendrer la substance et qu'il suffirait de penser sur la première lettre de l'alphabet pour assez vite ruer dans la folie.1 Oui, cela se dit tous les jours, et personne ne s'évanouit ; cela, et mille autres choses subtiles, si profondes qu'on ne se défend pas de l'impression que leurs auteurs les savent, sans doute, puisqu'ils les disent. Mais sont-ils parvenus à les croire ? On se demande comment ; on fait en ce sens quelques timides essais. On continuera. Quant à aller plus loin qu'eux dans la hardiesse et dans l'invention, chacun voit bien qu'il n'y faut pas songer. Ce serait déjà très beau si l'on arrivait à les comprendre — à les réaliser (comme nous disons à présent). Ce qu'on voit en tout cas, c'est qu'au pris de tels rêves une simple petite poésie de deux sous, comme il s'en est fait de tout temps, comme il s'en invente par dizaines à chaque repas de noces, jeu d'enfants ou banquet d'anciens militaires, devient une merveille d'innocence et de clarté — de naturel. C'est qu'il nous prend grande envie d'en imaginer nous-mêmes quelques-unes (ne fût-ce que pour échapper aux thèses et explications dont il s'agit). Et je dois bien supposer que c'est là un sentiment tout à fait naturel et commun, puisque l'on voit en fait les poèmes devenir sous nos yeux d'autant plus simples, et même simplistes, et décharnés en tout cas, que les théories sont plus flatteuses. Le poète découvre un beau jour que la poésie est prière, et ce même jour abandonne les rimes empierrées, les empérières et les couronnées, la poésie sacrée et la villanelle. Il invente que la poésie, au comble de la création, survole toute morale, et aussitôt renonce à l'épopée. Que le poète est mage et voyant, et le discours en vers, l'épître, la satire lui semblent désormais des genres mesquins. Qu'Orphée avec Amphion mettent en branle les animaux et les pierres — et que ferait-il encore d'une épigramme ou d'un petit triolet ? Que le poème est conscience de l'inconscient, conversion du Rien dans le Tout, exercice spirituel, frénétique apprentissage de l'aventure mystique, et le voilà qui balance le madrigal avec le rondeau. Que la poésie est ascèse et magie, assez d'épithalames et de dithyrambes ! qu'elle est identité des contraires, au diable les métagrammes, les monologues et les tercets ! Mise en question de notre condition humaine, finis les centons, équivoques et contrepèteries. À la fois création et créature, plus de tragédies en vers, plus de sonnets ni de proverbes ! [...]

 

Jean Paulhan, À demain la oésie, Introduction à une anthologie, dans Œuvres complètes II,  L'art de la contradiction, Gallimard, 2009.



1 Chacun a reconnu Mallarmé, Edgar Poe, Balzac, Rimbaud et leurs innombrables disciples. [N. de A.]

12/11/2011

Pierre Bergounioux, Le Matin des origines

  
IMG_0198.jpg   Je ne devrais pas me souvenir. D'ailleurs je ne me rappelle pas que la Corrèze dont je suis originaire et où j'ai vécu dix-sept années durant, ait été à aucun moment revêtue d'azur et d'or comme le Lot où j'ai pu passer une quinzaine de jours en six ans, les premiers. Elle a dû l'être, portant, mais les jours, les années, la clarté pâle et froide où nous nous avançons, l'habitude ont oblitéré, emporté le lustre éclatant dont une puissance mystérieuse pare d'abord toute chose afin que nous restions. Et si le Quercy se dresse, dans ma mémoire, comme ma demeure véritable et la terre des merveilles, c'est parce que je l'ai quitté sans retour avant que le temps, l'âge ne le dépouillent, lui aussi, de la splendeur que je suppose uniformément répandue sur la terre aux yeux de ceux dont les yeux s'ouvrent.

   Je possède quelques images de l'époque où s'éveille en nous le sentiment de l'existence. Plus exactement, le sentiment de la vie, de la mienne, à ce qu'il paraît, a fixé l'image de lieux où je ne devais plus revenir, de l'instant où l'on s'éveille aux lieux, aux instants.

   Elle n'est que pour moi. Ceux qui étaient alors dans la force de l'age n'ont rien vu que d'habituel. Ils n'ont rien vu. Je n'ai même pas la ressource d'obtenir d'eux — les survivants — un élément de preuve, une confirmation. La vie réelle, la leur, alors, a traversé ces éblouissements sans en garder trace. Ils n'ont pas transfiguré, pour elle, une fleur en forme de balustre, une odeur, un chemin à midi qui, maintenant encore, malgré l'éloignement et la destruction, m'exaltent parce que je les ai découverts à l'instant critique où l'on est tenté de ne pas vouloir, de dormir toujours. Alors la vie s'avance à notre rencontre dans sa gloire et sa magnificence pour nous éveiller tout à fait.

 

Pierre Bergounioux, Le Matin des origines, éditions Verdier, 1992, p. 9-11.

© photo Chantal Tanet

11/11/2011

Jean-Pierre Verheggen, Porches, Porchers

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1.

Nous détestions les fermes.

Les fermiers.

Replets.

Satisfaits.

Les métayers et leurs ouvriers.

Saisonniers.

Dupés.

Exploités.

Leurs aoûterons.

Leurs tâcherons.

Leurs souillons.

Leur promiscuité.

Acceptée.

Entérinée.

Avalisée.

 

Nous détestions leurs messiers.

Leurs palefreniers ou valets.

Laquais. Laids.

Envoyés valdinguer.

Étriller ou faucher.

Aider les faucheurs armés.

Arnachés ou épongés.

Irrelevés.

 

 

Nous détestions les travailleurs des champs tous entiers.

Puants.

Infâmants.

Paysans.

Les peaussiers.

Plaigneurs.

Quémandeurs.

Les taupiers.

Les faneurs.

Suants.

Gagneurs.

Les échardonneurs.

Les échenilleurs.

Les soigneurs attitrés.

Bousés. Bouseux.

Beaucoup trop courageux.

 

Jean-Pierre Verheggen, Porches, Porchers dans Porches, Porchers, Pubères, Putains, Stabat Mater, ou Pour l'amour d'un porc, préface de Norge, lecture de Jean-Marie Klinkenberg, Bruxelles, éditions Labor, 1991, p. 13-15.