11/03/2024
Georges Perros, Œuvres
X
Que les hommes se suicident, c’est assez logique. On comprend. Qu’ils deviennent fous, c’est beaucoup plus troublant. Que la folie puisse constituer l’issue d’une pensée trop vécue — court-circuitée — cela met en cause l’authenticité de tout homme pensant qui ne devient pas fou. Penser est fou. S’installer dans cette région minée, la rationaliser, comme on dit, et dès lors travailler… hum !
Le travail ne vaut que dans la mesure où il retient les cavales de la folie. « Si je ne travaille pas, je deviens fou », se dit l’homme. Or combien sont devenus fous malgré leur travail, ce dernier au cœur même de leur existence.
Il y a donc une folie organisée. Qui bouche les trous. Répare en vitesse les lézardes. Puis la mort naturelle arrange tout.
Je n’aime pas les déclarations d’avant-mort. En général, c’est : « tant mieux, y en a marre ». Formule généralement soufflée par ceux qui ont fait preuve d’un optimisme débordant. Pour faire croire quoi ? à qui ?
Georges Perros, Œuvres, Quarto/Gallimard, 2020, p. 960.
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26/10/2023
Danielle Collobert, Dire II
Corps là
noué
noué aux mots
l’étranglement du souffle
perte du sol
pendu
balancement à l’intérieur des mots – trouées –
vide
approche de la folie
peur continuelle de la fuite verticale
les mots en spirale fuyante – aspirée
sans prise
sans arrêt
tremblement
un cri
peur continuelle – absence de mots – gouffre
ouvert – descente – descente
mains accrochées au visage
toucher
corps là
résistance –
entendre encore le souffle – quelque part
à l’instant savoir – souffle là
à l’écoute du bruit
affolement
tendu pour entendre
tendu pour résister
jusqu’à la limite – l’immobilité
sursaut
cassure
encore sombrer – descendre – ou aspiré au loin
– ou fatigue – désespoir
Danielle Collobert, Dire II, dans Œuvres I, P. O. L., 2004, p. 256-257.
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19/10/2022
Ambrose Bierce, Épigrammes
Le premier homme que vous croiserez est un imbécile. Si vous pensez le contraire, interrogez-le et il vous le prouvera.
Des deux types de folie passagère, l’une s’achève dans le suicide, l’autre dans le mariage.
Faute d’yeux derrière la tête, nous nous voyons au seuil de l’horizon. Seul celui qui accomplit cet acte remarquable consistant à se retourner sait qu’il est le personnage central de l’univers.
L’amour est une charmante balade d’un jour. À la toute fin, embrassez votre compagnon et prenez congé de lui.
Si vous voulez lire un livre parfait, écrivez-le.
Ambrose Bierce, Épigrammes, traduction Thierry Gillybœuf, éditions Allia, 2014, p. 13, 15, 19, 20, 21.
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30/06/2022
Jacques Dupin, L'Esclandre
d’une ombre qui chavire dans la douceur
le temps n’est plus où je me souvenais du temps
des lieux mal-dits, des trahisons, des couleurs
devant le soleil nous comparaissions sans chemise
un soleil chargé de fruits, entre le dénuement
de l’idiot de l’arrière-pays et ce qui surgit
d’un œil vide — un volcan toujours,
une apostasie, loin dehors, près dedans
un printemps sans hannetons, sans fils de la Vierge
le pré jaune de la folie, la langue fendue
dans le neutre, un massacre, un sacrifice
l’homme ouvert que j’affectionne et que je dis
ses traces et lui sans fin disparaissent
Jacques Dupin, Rien encore, tout déjà, dans L’Esclandre,
introduction Dominique Viart, P.O.L, 2022, p. 112.
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17/05/2022
Cesare Pavese, Le métier de vivre
Il faut être fou et non rêveur. Il faut être en deçà de l’ordre et non au-delà.
Voici le résumé de tous les amours :
on commence en contemplant, exaltés
on finit en analysant, curieux
Se venger d’un tort qu’on vous a fait, c’est se priver du réconfort de crier à l’injustice.
Une bonne raison de se tuer ne manque jamais à personne.
La chose secrètement et la plus atrocement redoutée arrive toujours.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, traduction Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 74, 75, 81, 81, 82.
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14/03/2022
Marie de Quatrebarbes, Aby
Chez les patients du Dr Kraepelin, il y a des brumes, de l’air démoniaque, des odeurs de charbon, de cadavre, d’étranges fumées envahissent les chambres, on les noie dans le Tigre, ou on tue leurs parents, on vole leurs pensées, ou leur nourriture est mélangée à de la chair humaine, à des déchets, on y verse du poison, du musc, du jus d’aiguilles et de chaussure, de la potasse. Leur sommier pleure quand ils dorment, il est planté d’aiguilles, on les cloue à un arbre, on les pique avec des tarentules, des courants électriques traversent leur corps, on leur injecte un sang étranger, on rend leurs membres raides, de grosses grenouilles rentrent dans leur nez et leurs oreilles avant de sortir par leur bouche. Ça sent le soufre, le roussi, les aliments ont un goût de poison, de pourriture, quelqu’un parle à l’intérieur de leurs organes génitaux, ils sont des loups-garous, des chiens sans maître, on vole leur sang pour en faire quelque chose d’incongru, du boudin, des offrandes au diable. Un jour, ils se laissent mourir sur leur tombe et on salit leurs cheveux, on transforme leur visage en quelque chose d’autre, ils ne se reconnaissent plus, quelqu’un fabrique leurs pensées, influence leurs actes, leur souffle leurs mots. [...]
Marie de Quatrebarbes, Aby, P.O.L, 2022, p. 74-75.
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30/04/2021
Joseph Joubert, Carnets, I
Il y en a à qui il faudrait conseiller la folie.
Crédulité. Plus difficile à dissuader qu’à persuader, et plus facile à tromper qu’à détromper.
Semblables à ces jeunes gens qui, au lieu de chercher à comprendre, cherchent à juger.
Comment l’ignorance est un lien entre les hommes. La politique doit s’en servir.
Qui ne sait pas se taire n’obtient point d’ascendant.
Joseph Joubert, Carnets, I, Gallimard, 1994, p. 282, 282, 283, 285, 285, 289, 290, 292, 294, 297.
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22/12/2020
Danielle Collobert, Dire II
Corps là
noué
noué aux mots
l’étranglement du souffle
perte du sol
pendu
balancement à l’intérieur des mots – trouées –
vide
approche de la folie
peur continuelle de la fuite verticale
les mots en spirale fuyante – aspirée
sans prise
sans arrêt
tremblement
un cri
peur continuelle – absence de mots – gouffre
ouvert – descente – descente
mains accrochées au visage
toucher
corps là
résistance –
entendre encore le souffle – quelquepart
à l’instant savoir – souffle là
à l’écoute du bruit
affolement
tendu pour entendre
tendu pour résister
jusqu’à la limite – l’immobilité
sursaut
cassure
encore sombrer – descendre – ou aspiré au loin
– ou fatigue – désespoir
Danielle Collobert, Dire II, dans Œuvres I, P. O. L., 2004, p. 256-257.
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21/09/2019
Ambrose Bierce, Épigrammes
Il n’y a jamais eu de génie qu’on n’ait pas pris pour un imbécile jusqu’à ce qu’il se dévoile ; alors que c’est uniquement à ce moment-là que c’est un imbécile.
Une patte de lapin peut vous porter chance, mais elle ne l’a pas portée au lapin.
Des deux types de folie passagère, l’une s’achève dans le suicide, l’autre dans le mariage.
Ce qu’une femme admire le plus chez un homme c’est qu’il se distingue des autres hommes. Ce qu’un homme admire le plus chez une femme c’est la dévotion qu’elle lui témoigne.
Ambrose Bierce, Épigrammes, Alia, 2014, p. 9, 14, 15, 17
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02/04/2018
Ossip Mandelstam, De la poésie
De la poésie
De l’interlocuteur, I
Ce qui chez le fou produit sur vous la plus terrible impression de démence, pouvez-vous me le dire ? Est-ce la dilatation des pupilles parce que s’absente, ne fixant rien en particulier, le regard vide ? Les paroles insensées parce que s’adressant à vous elles vous ignorent et n’ont que faire d’une existence qui ne les intéresse absolument pas ? L’indifférence terrible dont il fait preuve, voilà ce qui au plus haut point nous angoisse. Rien n’est plus intolérable pour l’être humain que d’en rencontrer un autre pour lequel il n’est rien ? Une signification profonde imprègne cette hypocrisie culturelle qu’est la courtoisie, grâce à quoi nous soulignons à chaque instant l’intérêt qu’on porte à autrui.
[…]
Ossip Mandelstam, Œuvres complètes II, Œuvres en prose, traduction Jean-Claude Schneider, Le bruit du temps, 2018, p. 311.
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22/12/2017
Edmond Jabès, Le Livre de Yukel
Journal de Sarah, III
11 décembre
Chaque flamme était une note de musique et, de cette gamme insoupçonnée, un compositeur triste comme la boue de la route, avait tiré sa musique ; une valse sans issue où le rassurant savoir du monde abdiquait.
J’ai vu danser le reptile et l’insecte, le quadrupède et l’oiseau.
J’ai vu danser le poisson et la plante.
Et la mort était une fête éclairée où les rires doublaient les râles ; de sorte que je ne savais plus si elle se déroulait en moi ou devant et si la plainte n’avait pas toujours eu pour partenaire le plaisir.
La folie, avec sa chevelure de chanvre où les rêves attardés s’accrochaient s’était installée dans la salle. Ses mains décharnées contrastaient violemment avec son corps d’adolescente éprise de matins. Elle brandissait le candélabre et se moquait de mon émotion.
J’avais peur d’être morte comme les sept nuits qui venaient de s’écouler.
Edmond Jabès, Le Livre de Yukel, Gallimard, 1964, p. 85.
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07/08/2017
Louis Wolfson, Le Schizo et les Langues
En conséquence de certaines réflexions plus ou moins irrésistibles, l’étudiant d’idiomes se disait fréquemment : « Je suis fou ! » Parfois ça se passait après qu’il n’avait pu apprendre pendant des heures que plutôt piteusement peu dans ses études de langues ; ou peut-être il s’accusait, malgré sa maigreur extrême, d’avoir mangé trop, ayant été atteint d’une espèce de boulimie ; souvent c’était le repentir de s’être livré à un de ses tics, comme l’arrachement de poils croissant dans quelques grains de beauté sur son visage.
L’aliéné se dirait, à ces moments-là, involontairement et en sa langue naturelle : « I’m mad ! » ce qui, bien sûr, signifie : je suis fou ! et qui se prononce : aïm (le a de la diphtongue est bien plus fort que l’i ouvert et bref) maed (la voyelle est entre é et a antérieur). Il se disait cela en effet quelque machinalement et en lui-même tout en ayant une idée vague que ce reproche de lui-même l’aiderait d’une manière quelconque à éviter de mauvaises habitudes à l’avenir et même à améliorer son état d’incapacité.
Louis Wolfson, Le Schizo et les Langues, préface de Gilles Deleuze, Bibliothèque de l’inconscient, Gallimard, 1970, p. 208.
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18/02/2017
Franz Kafka, Correspondance 1902-1924
[…] j’ai (…] pris conscience du fait, que j’avais presque oublié au cours de cette dernière période presque calme, que je vis sur un sol combien fragile, voire tout à fait inexistant, au-dessus d’un trou d’ombre d’où les puissances obscures sortent à leur gré pour détruire ma vie, sans se soucier de mon bégaiement. La littérature me fait vivre, mais n’est-il pas plus juste de dire qu’elle fait vivre cette sorte de vie-là ? Ce qui naturellement ne veut pas dire que ma vie soit meilleure quand je n’écris pas. Dans ce cas au contraire c’est bien pire, c’est tout à fait intolérable et sans autre issue que la folie. Toutefois cela n’est vrai qu’à condition que je sois écrivain même quand je n’écris pas, comme c’est d’ailleurs effectivement le cas, et à vrai dire un écrivain qui n’écrit pas est un non-sens, une provocation à la folie. Mais qu’en est-il de l’état littéraire lui-même, La création est une douce et merveilleuse récompense, mais pour quoi ? Cette nuit j’ai vu clairement, avec la netteté d’une leçon de choses enfantine, que c’est un salaire pour le service du diable. Cette descente vers les puissances obscures, ce déchainement d’esprits naturellement liés, ces étreintes louches, et tout ce qui peut encore se passer en bas dont on ne sait plus rien en haut quand on écrit des histoires au soleil…
Franz Kafka, Correspondance 1902-1924, traduit et préfacé par Marthe Robert, Gallimard, 1965, p. 447.
Le livre de Pauline Klein, Les Souhaits ridicules, dont le début a été repris ici même, a été publié aux éditions Allia en 2017 — et non en 2917... On ne se relit jamais assez !
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06/12/2016
Georges Bataille, Poèmes
ma folie et ma peur
ont de grands yeux morts
la fixité de la fièvre
ce qui regarde dans ces yeux
est le néant de l’univers
nos yeux sont d’aveugles ciels
dans mon impénétrable nuit
est l’impossible criant
tout s’effondre
Georges Bataille, Poèmes, dans
Œuvres complètes, IV, Gallimard,
1971, p. 16.
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16/05/2016
Jaromír Typlt, Fragment B 101
Fragment B 101
Deux bulles d’air comme enseigne
Gribouillées à la craie
Sur le crépi tout près de l’entrée :
Ici vit le délire.
Souriant il viendra vers moi le jour même où prendra sa folie.
Après quelques pas le sourire s’en ira,
de ma vie je n’ai vu personne aussi vite s’assombrir,
s’effondrer de sa face, s’oublier,
et figer son regard en lâchant tout à vau-l’eau
et des yeux d’effroi ébahis observer
combien ça augmente
augmente sans retenue.
Avant qu’une voix ne le brouille
en appelant son nom . Depuis la mort de sa mère
Franrisck vit seul dans la maison.
Par un couloir il me conduira
opinant à tout ce que je dis,
son pantalon trop lâche lui glissera des hanches
jusqu’en bas, vers l’aine toute noire
que d’un regard légèrement interdit
je devinerai
avant qu’il remonte sa culotte.
Plus tard je comprendrai où j’ai mis les pieds.
Chez lui tout est ordinaire, conduite et réponses.
Sauf le reste sans doute :
d’avoir pénétré dans sa maison sens dessus-dessous, sortons des affaires, taillons,
avant de nous asseoir devant un café
et de rigoler de nos blagues. Il fera semblant de tout approuver,
très volontiers,
trop,
mais avec un agacement perçant çà et là.
[…]
Jaromir Typlt, Fragments B 101, traduit du tchèque par Denis
Molcanov, dans NUNC, n° 38, février 2016, p. 113.
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