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05/09/2012

André du Bouchet, Carnets ; L'emportement du muet

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On ne peut pas quitter la réalité d’un pas — décoller —

 

                                                 *

 

Poésie réparatrice

elle dit souvent ce qui manque. C’est à ce prix qu’elle cesse d’être complaisance et parure — qu’elle constitue un appel ardent à tout ce que l’on croit.

 

                                                 *

 

axiome de la poésie : que cela soit indémontrable et jamais gratuit.

 

                                                  *

La poésie rétablit inlassablement au présent le verbe qui est au passé.

 

                                                   *

 

un poème — qu’est-ce — rien

et pourtant le monde était là

comme le vent dans les tiges

le monde est là — comme le

vent dans les tiges

et aux confins bleus du monde

André du Bouchet, Carnets 1952-1956,, Plon, 1990, p. 5, 6, 19, 36 et 75.

                                                  *

ce qui me sépare des choses n’est pas plus épais

que l’haleine ou le feuillet

de l’autre feuillet

 

André du Bouchet, Carnet 2, Fata Morgana, 1998, p. 11.

 

    sur le point d’être nommé, ce

qu’on voit ayant pris de court, l’omission du nom — fraîcheur reconduite — peut, sans faire défaut, de nouveau s’inscrire dans le temps de la nomination.    Cela

fera comme tache ou

jour.

 

                                                  *

 

Trouver distance sur la page, c’est recevoir ce qu’elle a donné.

 

                                                   *

        … hauteur

atteinte dans la langue, mais du coup, et sans le vouloir, nous nous découvrons soudain portés à la hauteur où chacun tout à tour est atteint.

 

André du Bouchet, L’emportement du muet, Mercure de France, 2000, p. 71, 85, et 119.

04/09/2012

Dino Campana, Chants orphiques

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             La chimère

 

Je ne sais si entre des rochers ton pâle

Visage m’apparut, ou si un sourire

De lointains ignorés

Tu fus, baissé le front

D’ivoire éblouissant ou une jeune

Sur de la Joconde :

Ou des printemps défunts

Pour tes pâleurs mythiques

La Reine ou la Reine adolescente :

Mais pour ton poème ignoré

De douleur et de volupté

Musique jeune fille exsangue,

Marqué de lignes de sang

Dans le cercle des lèvres sinueuses,

Reine de la mélodie :

Mais pour ta vierge tête

Penchée, moi poète nocturne

J’ai veillé les vives étoiles dans les prairies du ciel,

Moi pour ton doux mystère,

Moi pour ta démarche taciturne.

Je ne sais si des cheveux la pâle

Flamme fut la marque

Vivante de sa pâleur,

Je ne sais si ce fut une douce vapeur,

Douce sur ma douleur,

Sourire d’un visage nocturne :

Je regarde les rochers blancs les sources muettes des vents

Et l’immobilité des firmaments

Et les ruisseaux gonflés qui vont pleurant

Et les ombres du travail humain penchées sur les margelles souffrantes

Et toujours dans de tendres cieux des lointaines claires ombres courantes

Et toujours je t ‘appelle je t’appelle Chimère.

  

Non so se tra roccie il tuo pallido

Viso m’apparve, o sorriso

Di lontananze ignote

Fosti, la china eburnea

Fronte fulgente o giovine

Suora de la Gioconda :

O delle primavere

Spente, per i tuoi mitici pallori

O regina o Regina adolescente :

Ma peril tuo ignoto poema

Di voluttà e di dolore

Musica fanciulla esangue,

Segnato di linea di sangue

Nel cerchio della labbra sinuose,

Regina de la melodia :

Ma per il vergine capo

Reclino, io poeta notturno

Vegliai le stelle vivide nei pelaghi del cielo,

Io per il tuo divenir taciturno.

Non so se la fiamma pallida

Fu dei capelli il vivente

Segno del suo pallore,

Non so se fu un dolce vapore,

Dolce sul mio dolore,

Sorriso di un volto notturno :

Guardo le bianche rocce le mute fonti dei venti

E l’immobilità dei firmamenti

E igonfii rivi che vanno pliangenti

E l’ombre del lavoro umano curve là sui poggi algenti

E ancora per teneri cieli lontane chiare ombre correnti

E ancora ti chiamo ti chiamo Chimera.

 

Dino Campana, Chants orphiques, édition bilingue, introduction de Maria Luisa Spaziani, postface et traduction de l’italien de Michel Sager, Seghers, 1977, p. 46-49.

 

 

 

03/09/2012

Luis Cernuda, La Réalité et le Désir (La Realidad y el Deseo)

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Cimetière dans la ville

 

Derrière la grille ouverte entre les murs,

la terre noire sans arbres, sans une herbe,

les bancs de bois où vers le soir

s’assoient quelques vieillards silencieux.

Autour sont les maisons, pas loin quelques boutiques,

des rues où jouent les enfants, et les trains

passent tout près des tombes. C’est un quartier pauvre.

 

Comme des raccommodages aux façades grises,

le linge humide de pluie pend aux fenêtres.

Les inscriptions sont déjà effacées

sur les dalles aux morts d’il y a deux siècles,

sans amis pour les oublier, aux morts

clandestins. Mais quand le soleil paraît,

car le soleil brille quelques jours vers le mois de juin,

dans leur trou les vieux os le sentent, peut-être.

 

Pas une feuille, pas un oiseau. La pierre seulement. La terre.

L’enfer est-il ainsi. La douleur y est sans oubli,

dans le bruit, la misère, le froid interminable et sans espoir.

Ici n’existe pas le sommeil silencieux

de la mort, car la vie encore

poursuit son commerce sous la nuit immobile.

Quand l’ombre descend du ciel nuageux

et que la fumée des usines s’apaise

en poussière grise, du bistrot sortent des voix,

puis un train qui passe

agite de longs échos tel un bronze en colère.

 

Ce n’est pas encore le jugement, morts anonymes.

Dormez en paix, dormez si vous le pouvez.

Peut-être Dieu lui-même vous a-t-il oubliés.

 

 

 

Tras la reja abierta entre los muros,

La tierra negra sin árboles ni hierba,

Con bancos de madera donde allá a la tarde

Se sientan silenciosos unos viejos.

En torno están las casas, cerca hay tiendas,

Calles por las que juegan niños, y los trenes

Pasan al lado de las tumbas. Es un barrio pobre.

 

Tal remiendosde las fachadas grises,

Cuelgan en las ventanas trapos húmedos de lluvia.

Borradas están ya las inscripciones

De las losas con muertos de dos siglos,

Sin amigos que les olviden, muertos

Clandestinos. Mas cuando el sol despierta,

Porque el sol brilla algunos dias hacia junio,

En lo hondo algo deben sentir los huesos viejos.

 

Ni una hoja ni un pájaro. La piedra nada más. La tierra.

Es el infierno así ? Hay dolor sin olvido,

Con ruido y miseria, frío largo y sin esperanza.

Aquí no existe el sueño silencioso

De la muerte, que todavia la vida

Se agita entre estas tumbas, como una prostituta

Prosigue su negocio bajo la noche inmóvil.

 

Cuando la sombra cae desde el cielo nublado

Y del humo de las fábricas se aquieta,

En polvo gris, vienen de la taberna voces,

Y luego un tren que pasa

Agita largos ecos como un bronce iracundo.

 

No es el juicio aún, muertos anónimos.

Sosegaos, dormid ; dormid si es que podéis.

Acaso Dios también se olvida de vosotros.

 

Luis Cernuda, La Réalité et le Désir (La Realidad y el Deseo), édition bilingue, traduction de l’espagnol par Robert Marrast et Aline Schulman, choisis et préfacés par Juan Goytisolo, Gallimard, 1969, p. 87-89.

02/09/2012

Philippe Jaccottet, Chants d'en bas

 

 

Parler donc est difficile, si c’est chercher… chercher quoi ?

Une fidélité aux seuls moments, aux seules choses

qui descendent en nous assez bas, qui se dérobent,

si c’est tresser un vague abri pour une proie insaisissable….

 

Si c’est porter un masque plus vrai que son visage

pour pouvoir célébrer une fête longtemps perdue

avec les autres, qui sont morts, lointains ou endormis

encore, et qu’à peine soulèvent de leur couche

cette rumeur, ces premiers pas trébuchants, ces feux timides

   nos paroles :

bruissement du tambour pour peu que l’effleure le doigt inconnu…

 

Philippe Jaccottet, Chants d’en bas, dans À la lumière d’hiver, Gallimard, 1977, p. 59

01/09/2012

Paul Valéry, Littérature

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Les livres ont les mêmes ennemis que l’homme : le feu, l’humide, les bêtes, le temps, et leur propre contenu.

                                                           *

Dans le poète :

L’oreille parle,

La bouche écoute ;

C’est l’intelligence, l’éveil, qui enfante et rêve ;

C’est le sommeil qui voit clair ;

C’est l’image et le phantasme qui regardent,

C’est le manque et la lacune qui créent.

 

                                                          *

La poésie n’est que la littérature réduite à l’essentiel de son principe actif. On l’a purgée des idoles de toute espèce et des illusions réalistes ; de l’équivoque possible entre le langage de la « vérité » et le langage de la « création », etc.

Et ce rôle quasi créateur, fictif du langage — (lui, d’origine pratique et véridique) est rendu le plus évident possible par la fragilité ou par l’arbitraire du sujet.

 

                                                            *

 

L’idée d’Inspiration contient celle-ci : Ce qui ne coûte rien est ce qui a le plus de valeur.

Ce qui a le plus de valeur ne doit rien coûter.

Et celle-ci : Se glorifier le plus de ce dont on est le moins responsable.

 

Quelle honte d’écrire, sans savoir ce que sont langage, verbe, métaphores, changements d’idées, de ton ; ni concevoir la structure de la durée de l’ouvrage, ni les conditions de sa fin ; à peine le pourquoi, et pas du tout le comment ! Rougir d’être la Pythie…

 

Paul Valéry, Littérature, dans Œuvres II, édition établie et annotée par Jean Hytier, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 546, 547, 548, 550..

 

 

31/08/2012

Giorgio Caproni, Le Mur de la terre, traduit de l’italien par Philippe Di Meo

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 Et seul

lorsque je serai si seul

que je n’aurai plus même

pour compagnie moi-même,

je prendrai alors moi aussi ma

décision.

 

Un jour à l’aube,

je décrocherai la lanterne

du mur, et dirai adieu

au vide.

 

Pas à pas,

descendrai dans le ravin.

 

Mais alors aussi, ma

pierre abandonnée,

au nom de quoi, et où

trouverai-je un sens (que, semble-t-il,

d’autres n’ont pas trouvé) ?

 

 

E solo

quando sarò così solo

da non aver più nemmeno

me stesso per compagnia,

allora prenderò anch’io la mia

decisione.

 

Staccherò

dal muro la lanterna

un’alba, e dirò addio

al vuoto.

 

A passo a passo

scenderò nel vallone.

 

Ma anche allora, in nome

di che, e dove

troverò un senso (che altri,

pare, non han trovato),

lasciato questo mio sasso.

 

Giorgio Caproni, Le Mur de la terre, traduit de l’italien

par Philippe Di Meo, Atelier La Feugraie, 2002, p. 130-131.

 

 

30/08/2012

Renée Vivien, La Vénus des aveugles, dans Poésies complètes

Renée Vivien, La Vénus des aveugles, dans Poésies complètes

Chanson pour mon ombre

 

Droite et longue comme un cyprès,

Mon ombre suit, à pas de louve,

Mes pas que l’aube désapprouve.

Mon ombre marche à pas de louve,

Droite et longue comme un cyprès,

 

Elle me suit, comme un reproche,

Dans la lumière du matin.

Je vois en elle mon destin

Qui se resserre et se rapproche.

À travers champs, par les matins,

Mon ombre me suit comme un reproche.

 

Mon ombre suit, comme un remords,

La trace de mes pas sur l’herbe

Lorsque je vais, portant ma gerbe,

Vers l’allée où gîtent les morts.

Mon ombre suit mes pas sur l’herbe

Implacable comme un remords.

 

Renée Vivien, La Vénus des aveugles, dans Poésies complètes,

Librairie Alphonse Lemerre, 1944, p. 204-205.

29/08/2012

Serge Essénine, La Confession d'un voyou, dans Quatre poètes russes

Serge Essénine, La Confession d'un voyou

             La confession d’un voyou

 

Ce n’est pas tout un chacun qui peut chanter

Ce n’est pas à tout homme qu’est donné d’être pomme

Tombant aux pieds d’autrui.

 

Ci-après la toute ultime confession,

Confession dont un voyou vous fait profession.

 

C’est exprès que je circule, non peigné,

Ma tête comme une lampe à pétrole sur mes épaules.

Dans les ténèbres il me plaît d’illuminer

L’automne sans feuillage de vos âmes.

 

C’est un plaisir pour moi quand les pierres de l’insulte

Vers moi volent, grêlons d’un orage pétant.

Je me contente alors de serrer plus fortement

De mes mains la vessie oscillante de mes cheveux,

C’est alors qu’il fait si bon se souvenir

D’un étang couvert d’herbes et du rauque son de l’aulne

Et d’un père, d’une mère à moi qui vivent quelque part,

Qui se fichent pas mal de tous mes poèmes,

Qui m’aiment comme un champ, comme de la chair,

Comme la fluette pluie printanière qui mollit le sol vert.

Ils viendraient avec leurs  fourches vous égorger

Pour chaque injure de vous contre moi lancée.

 

Pauvres, pauvres paysans !

Sans doute vous êtes devenus pas jolis

Et toujours vous craignez Dieu et les poitrines des marécages.

Oh ! si seulement

Vous pouviez comprendre qu’en Russie votre enfant

Est le meilleur poète.

Craignant pour sa vie, n’aviez-vous pas du givre au cœur

Lorsqu’il trempait ses pieds nus dans les flaques d’automne ?

Il se promène en haut de forme aujourd’hui

Et en souliers vernis.

[...]

 Serge Essénine, dans Quatre poètes russes, V. Maïakovsky, B. Pasternak, A. Blok, S. Essénine, texte russe présenté et traduit par Armand Robin, éditions du Seuil, 1949, p. 59-61.

28/08/2012

Liliane Giraudon, Divagation des chiens

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« À force. À force de rêver d’un autre lecteur, j’en suis arrivée à imaginer une sorte de "manœuvre" pour échapper au rang des poètes qui d’ailleurs n’ont jamais voulu de moi. "Enfantillages", mais c’est vrai. La seule appartenance mythique et impersonnelle que je désirais, c’était celle-là. Je mesure mieux maintenant ces larmes versées à la lecture d’une lettre de Hölderlin où il déclarait simplement "les hommes ont-ils donc réellement honte de moi ?" Parlait-il de lui ou de l’ensemble de ce qu’il avait déjà écrit ? Je sais bien. Il ne faut pas mélanger. Son corps, soi-même, l’écriture (Ah ! l’horrible imbécillité de ceux qui bavent "moderne", estampillent la moindre affichette, la plus petite liste artistique. Comme si le poème avait à s’ordonner à l'art ou à une quelconque idée neuve du beau. Comme si écrire était un jeu. Du savoir-faire avec en prime quoi ? Quel risque ?) Il m’a fallu du temps  pour comprendre. Agencer formellement sur du rien à dire, ce néant d’après dans le vacarme d’un monde plus sanglant et stupide que celui des siècles précédents, non. Ce que je voulais, c’était tout simplement la fatalité  comme ajustement. Non pas "ma vie sans moi", mais le poème sans moi. J’ai manqué de forces. Je ne pouvais  vivre cette évidence. Alors il y eut les exercices spirituels pour ne plus écrire. J’ai cru que j’allais devenir folle.Depuis, sur les bords de l’étang où je fais de longues marches jusqu’à la tombée du jour, j’ai ramassé un chien. Il ne me quitte plus. Nous mangeons strictement la même chose : viande crue.

Je ne bois plus que de l’eau. Je suis devenue chaste. Mes cheveux ont blanchi mais ils sont toujours aussi longs. Ne m’envoie plus rien. C’est vraiment inutile. Je ne veux plus lire. Ni rien savoir. Je t’en prie, n’insiste plus pour les traductions d’Émilie Dickinson. Je les ai toutes détruites cet hiver. Dans le petit poêle. Tu as raison. J’ai trahi, mais "fidèlement". Ce retournement connu de nous seules ne pouvait être que catégorique.

Hölderlin, Celan ou Pessoa deviendront des otages. C’est le Retour. Saison très noire pour ceux qui poursuivent. Ici les premières violettes apparaissent. Il suffit d’écarter doucement les herbes. Chasser de son cœur la mortelle impatience. Commencer vraiment la véritable attente. Celle concernant ceux qui enfin n’attendent plus rien... »

 

Liliane Giraudon, Divagation des chiens, P.O.L., 1988, p. 14-15.

27/08/2012

Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007

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Je crois comprendre que, voici plusieurs millions d'années,

         Soit bien avant que la nôtre apparût,

Beaucoup d'espèces aujourd'hui toujours déterminées

         Proliféraient, et qui n'ont pas décru.

 

Des moustiques et des fourmis restés confits dans l'ambre

         En sont la preuve. Et leur race, dit-on,

Va durer quand, de nos efforts, ne resteront que cendre,

         Énigmes de granit ou de béton,

 

Carcasses de métal, monceaux de papier, de plastique

         Sur la planète où le Vieil Océan

Malade bercera de son roulis automatique

         L'épave de quelque dernier géant

 

Navire insubmersible avec passagers, équipage,

         Os grelottants, tout avenir vomi.

De notre épisode, le vent aura tourné la page

         Et soufflera sans troubler la fourmi.

 

Douces mains, chers beaux yeux, sourires, soupirs d'aise,

         Amours aux irréfutables instants,

N'avez-vous donc été que mirages, hypothèse

         Dans le chaos du possible et du temps ?

 

Alors tourbillonnez, remous ; valsez, ondes houleuses ;

         Trous noirs, gobez ; carbonisez, quasars ;

Amas, croulez ; prélassez-vous un instant nébuleuses,

          Et puis oubliez-nous, dieux des hasards.

 

Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007, Gallimard, 2008, p. 17-18.

 

 

 

 

26/08/2012

Andrea Zanzotto, Idiome, traduction par Philippe Di Meo

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   Écoutant depuis le pré

 

Sur la touche, le doigt anéanti insiste

sur une note toujours ratée

et pourtant inhumainement juste

  au-delà de tout exemple réussie

Une note, jusqu’à ce que sang soit le doigt,

puis, il s’estropie, en un mouvement

  de trille raté

au-delà de tout exemple

néanmoins reréussi

Rayonnant depuis toute chose, une offre infinie

parvient sur cette note, sur ce doigt

énervé, et d’ailleurs depuis longtemps anéanti,

qui veut la prendre en charge, donner crédit

  à une partition universelle possible,

déverser d’une bande enregistrée

dans une autre

non moins mythique instrument

Une adresse ou une déclaration d'expéditeur

insistante comme bec de pic-vert,

c’est sur ce doigt que tape l’offre,

  sienne-unique, de rien-du-tout, qui n’allèche rien,

  et, toujours creusant sur cette touche,

  et toujours la ratant, dans la déserte

réalité, qui par ailleurs s’affine comme matin,

son obstination contre tout pourquoi,

son inépuisable ni existible pour qui, pour quoi,

  ajuste, devine

 

 

Ascoltando dal prato

 

Insiste il dito annichilito sul tasto

in una nota sempre sbagliata

eppure disumanamente giusta

  al di là di ogni esempio azzeccata

Una nota fino a che sangue è il dito

e poi si azzoppa in uno sbagliato

  movimento di trillo

  al di là di ogni esempio

  tuttavia riazzeccato

Un’infinita, irraggiante da tutto, offerta

arriva su quella nota, su quel dito

innervosito, anzi da tempo annichilito,

che vuol farsene carico, dar credito

  a un possibile universale spartito

  riversare da un nastro registrato

  a un altro

  non meno mitico instrumento

Un indirizzo o un’una dichiarazione di mittente

come becco di popicchio insistito

è in quel dito cha batte l’offerta

  sua-unica, da-nulla, che nulla alletta

  e che scavando per sempre in quel tasto

  e sbagliandolo sempre, nella deserta

realtà che per altro come mattina s’affina,

la sua ostinazione contro ogni perché,

il suo per chi per che non mai esauribile

  né esistibile assesta, indovina

 

 

Andrea Zanzotto, Idiome, traduction de l’italien, du dialecte haut-trévisan (Vénétie)  et préface par Philippe Di Meo, José Corti, 2006, p. 36 et 37.

 

 

 

25/08/2012

Fleur Adcock, dans Anthologie bilingue de la poésie anglaise

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Poème qui se termine par une mort

 

Ils laveront sur toi tous mes baisers, effaceront mes marques

et mes pleurs – je pleurais plus facilement

lors de cette folle vie toute pimentée – et les taches plus heureuses,

fines écailles de papier de soie... Il est merdique ce début

de pacotille, et faux en plus – toutes les traces de ce genre

tu les as toi-même poncées, il y a des années de cela

quand tu m’as renvoyé mes lettres, la semaine où j’ai épousé

ce singe anecdotique. Donc je recommence. Donc :

 

Ils ôteront les tubes, les goutte-à-goutte, les pansements

que je censure dans mes rêves. Ils ne manqueront pas ; c’est vrai,

de te laver ; et ils te déposeront dans une boîte.

Après quoi tout ce qu’ils pourront faire d’autre

n’aura pas d’importance. C’est ça, mon style laconique.

Tu le louais, tout comme je louais la complexité

de tes broderies perlées ; ces liens nous entrelaçaient,

mailles endroit, mailles envers tissées sur la charpente de l’univers...

 

 

                 Poem ended by a death

 

They will wash all my kisses and fingerprints off you

and my tearstains – I was more inclined to weep

in those wild-garlicky days – and our happier stains,

thin scales of papery silk... Fuck that for a cheap

opener, and false too – any such traces

you pumiced away yourself, those years ago

when you sent my letters back, in the week i married

that anecdotal ape. So start again. So :

 

They will remove the tubes and drips and dressings

which I censor from my dreams. They will, it is true,

wash you ; and they will put you in a box.

After which whatever else they may do

won’t matter. This is my laconic style.

You praised it, as I praised your intricate pearled

embroideries ; these links laced us together,

plain and purl acros the ribs of the world...

 

 

Fleur Adcok, traduction de Bernard Brugière, dans Anthologie bilingue de la poésie anglaise, Pléiade/Gallimard, 2001, p. 1496-1497.

 

 

 

24/08/2012

Jean-Paul de Dadelsen, Bach en automne, IV, dans Jonas

Jean-Paul de Dadelsen, Bach en automne, IV, dans Jonas

                           Bach en automne

                                      IV

 

Le ciel au soir est vert. À la  lisière du bois les chevreuils

Viennent humer au loin les villages roux de feuilles et de fumées.

Bientôt, quand la nuit tombera le vent de Pologne,

La brume montera des prés.

 

Le regard du faon découvre trois lieues de plaine sans refuges.

Autour du sommeil des hameaux les barrières vermoulues n’arrêtent

Ni les reîtres ni la peste.

 

Le monde dans l’espace et la durée étale sa placidité.

J’ai lu longtemps dans ce livre perpétuel. Autrefois j’ai décrit

Les gambades au mois de mai du jeune agneau,

Le vol instable des émouchets.

 

Je ne décrirai plus. Tout est nombre. L’arbre,

Rivière de feuilles ou noir de gel, entre la terre et le ciel instaure

Une figure permanente.

 

Le monde est en repos, dit-on ; les princes sont en paix, peut-être.

Entre la nue basse et l’horizon convexe s’éloigne une gloire exténuée

De lumière inaccessible. Le monde à travers fastes et largesses demeure

Établi dans l’exil.

 

Il faut rentrer. L’haleine de la nuit descend sur nos visages aveugles.

L’âme écoute approcher tes pas ; entre chez nous, Seigneur ;

Il se fait tard.

 

Jean-Paul de Dadelsen, Bach en automne, IV, dans Jonas, préface d’Henri Thomas, Poésie/Gallimard, 1986, p. 28-29.

 

 

 

23/08/2012

Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes

Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes, mort

Et tu as traversé la mort

comme en la neige l’oiseau

toujours noir scellant l’issue…

Le temps a dégluti

les adieux que tu lui offris

jusqu’à l’extrême abandon

au bout de tes doigts

Nuit d’yeux

S’immatérialiser

Ellipse, l’air a baigné

la rue des douleurs…

 

 

Und du gingst über den Tod

wie der Vogel im Schnee

immer schwarz siegelnd das Ende –

Die Zeit schluckte

was du ihr gabst an Abschied

bis auf das äusserste Verlassen

die Fingerspitzen entlang

Augennacht

Körperlos werden

Die Luft umspülte – eine Ellipse –

die Strasse der Schmerzen –

 

Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes, traduit de l’allemand

par Lionel Richard, Denoël, 1967, p. 258-259.

22/08/2012

Antoine Emaz, Plaie, encres de Djamel Meskache : recension

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Avant la table des matières qui reproduit l'incipit des 28 séquences du livre, deux dates indiquent la durée de la rédaction, 2. 09. 07 - 23. 11 07. L'ensemble a été écrit dans un laps de temps assez bref, comme d'une seule coulée, ce qui assure une homogénéité forte autour du seul motif, une rupture. On n'en lira pas le récit ; Plaie ne reconstitue rien de l'événement lui-même, attaché seulement au parcours qui le suit : comment vivre l'après ?

La rupture défait complètement la personne, et comment le dire sinon par l'analogie avec une atteinte au corps ? Il n'y a pas ici de division entre l'"esprit" et le corps, c'est ce qui constitue le sujet qui est en cause, et ce sont les termes évoquant la béance, le choc, qui peuvent rendre compte de la violence vécue : plaie plusieurs fois, lèvres [de la plaie], blessure, brûlure sans fin. Cette plaie évolue, elle suppure, en sort du pus, il faut en couturer les bords, la guérir, elle devient boursouflée ; il restera une balafre, une ride — cependant, la plaie fermée, la faille demeure, la rupture est cause d'un « trou d'être ». Et ce qui s'est passé « dedans » a modifié la relation à l'extérieur, au « dehors ».

Le bouleversement du moi entraîne de profonds changements dans la perception du monde. Il y a d'abord le sentiment vif de ne plus appartenir à une communauté : l'extérieur est ressenti seulement comme lieu du bruit, donc de l'indifférenciation, quand le silence occupe toute la place en soi. Les choses perdent leurs couleurs, semblent comme de la « cendre », la distinction entre le beau et le laid est abolie ; tout apparaît « sale » (le mot revient plusieurs fois), comme touché par ce qui a atteint le moi, et c'est cette transformation négative qu'il faut dépasser. Dans les moments les plus forts de cette solitude non voulue, toute appréhension du dehors disparaît : « muet / aveugle // monde vide », il est alors impossible d'échanger des mots avec autrui.

Ce n'est pas qu'autrui soit absent : la "plaie" est devinée et le risque est d'attirer la compassion, la pitié, ce qui accroît la difficulté à recouvrer un équilibre, à « s'en sortir sans sortir » comme l'écrivait Ghérasim Luca repris par Antoine Emaz. Raidissement ? Plutôt position éthique souvent affirmée dans l'œuvre et redite ici : « on est encore debout », « digne / c'est debout » qui éloigne le déversement lyrique auquel on s'attend avec ce genre de situation. Il s'agit donc d'aller seul « au bout de la nuit » et pour ce faire dissimuler, faire aux yeux d'autrui comme si rien n'était arrivé, mais la feinte pour le dehors laisse intacte la douleur du dedans : les pensées qui ramènent à l'innommable — la rupture — sont là, obsédantes, dans la tête, la "cage", la "cave", les "quatre murs", et sur elles se greffent de très anciennes peurs, venues de l'enfance, celle du chien qui agresse, incontrôlable, impossible à dominer comme est impossible à comprendre la rupture ; elle n'était « ni évitable ni inévitable » :

 

         pour la énième fois

         on repasse la séquence

         pour voir l'erreur

         la cause

 

         ça a

         eu lieu

         parce que

 

         parce que

 

         parce que

         rien

 

         on ne voit pas

 

Il n'y a pas d'explication et la difficulté consiste à intégrer le fait dans la série des événements vécus, à le chosifier, tout en sachant que l'oubli est impossible, que rangé dans la mémoire la "chose" sera toujours là, qu'on ne peut la recouvrir de « sable vase lie ». Comment sortir du labyrinthe ? La fuite, c'est le sommeil, c'est-à-dire l'absence à soi, pour ne pas vivre le vide des jours ; le recours, c'est poursuivre vaille que vaille les gestes de la vie quotidienne, les gestes mille fois répétés (« faire la vaisselle »), ces tâches « sans passé / sans futur », et plus encore la vue du jardin qui redonne l'idée du temps qui passe. Ce n'est que ce mouvement du sujet dans le temps qui conduit progressivement à la "guérison", et si à un moment de la reconstruction on lit « poser que c'est / ne repose pas », à son terme le constat est accepté : « [...] rien à juger / pas de morale / c'est ». Mais l'engagement nécessaire dans le "dehors" n'est efficace que soutenu par le travail d'écriture.

Les mots, les mots éloignent la douleur, comblent le vide — parce qu'il y a bien le vide si fortement dit par Lamartine : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » ; ici :

 

poésie usée à cœur

juste dire

seul

  pour n'être pas tout à fait seul

 

« les mots comme pierre de poucet » donnent le moyen d'un va-et-vient entre le passé qu'il faut, de toute manière, intégrer dans la mémoire, et le futur, ne serait-ce que parce qu'ils permettent de penser le temps, d'anticiper : « on sera fera dira ». Les mots ne peuvent pas combler ce « creux noir » de l'absence, mais suivre leur chemin « tordu tortueux tors » conduit à abandonner le masque, le fard, le mensonge avec les autres, à n'avoir plus à écrire « on ne sait plus qui on est / peut-être on » ;

 

         au moins les mots sont au travail

 

         on les entend s'affairer

         recoudre la nuit

         faire leur besogne de nains

         dans la tête

 

Longue besogne, non pour retrouver la vie comme "avant", mais pour vivre à nouveau le temps, ce que disent les derniers vers :

 

         l'eau du temps maintenant

         non plus boue

         ou pus

 

Il y a bien dans Plaie une situation lyrique ("l'absence de l'aimée") mille fois mise en mots, ce qui n'a pas d'importance : les motifs ne sont guère nombreux et seule compte la manière de dire. On apprécie l'étendue du poème, les reprises d'une séquence à l'autre de quelques points (le repli, la feinte, le dedans/le dehors, l'écriture), leur entrelacement et un approfondissement qui renouvelle l'approche d'un thème commun. On retrouve le vers bref d'Antoine Emaz, la respiration posée avec les silences (les "blancs" de la page) dans la diction, le goût pour un vocabulaire réduit jusqu'à la sécheresse, la distance forte aussi vis-à-vis de l'épanchement — position éthique — jusqu'à faire du thème de la rupture une épure à laquelle font subtilement écho les encres de Djamel Meskache.

 

 

Antoine Emaz, Plaie, avec des encres de Djamel Meskache, éditions Tarabuste, 2009, 12 €.